Un livre collectif fait le point sur l'œuvre du "cinéaste le plus rentable" de tous les temps.

On ne présente plus Steven Spielberg, réalisateur à succès de films qui ont été des marqueurs de la culture populaire, comme Les Dents de la mer (1975), Les Aventuriers de l’arche perdue (1981), E.T. (1982), Jurassic Park (1993), La Liste de Schindler (1993) ou encore La Guerre des mondes (2005). Plus ou moins associé à la mouvance du Nouvel Hollywood pour ses premiers films (Duel en 1971, Sugarland Express en 1974), il est très vite identifié comme un auteur de blockbusters, même si, dans sa très riche filmographie, certains opus (La Couleur pourpre en 1985, Minority Report en 2002, Cheval de guerre en 2011, etc.) attestent d’une personnalité artistique orientée vers des sujets originaux et intimistes. Cela lui a d'ailleurs permis, tout au long de sa carrière, de toucher une audience familiale tournée vers l’entertainment, autant qu’une audience adulte avide de sujets dits « sérieux » (ou « à Oscars »), et de conjuguer ainsi un indéniable succès économique avec une certaine reconnaissance critique.

On a parfois affirmé que ce « Wunderkind d’Hollywood » a produit l’œuvre cinématographique la plus rentable de tous les temps ; dans le même temps, on a déploré que son indéniable talent sur le plan technologique ait souvent été desservi par une vision du monde à l'humanisme ingénu, alternativement jugée sirupeuse ou conservatrice. Aujourd’hui largement reconnu en tant qu’auteur dans la pensée cinéphile, il constitue un sujet de choix pour les approches critiques et théoriques du cinéma, ne serait-ce qu'au point de vue de sa très grande diversité de projets (du film historique comme Lincoln ou Amistad, au film de science-fiction comme A.I. ou Ready Player One, en passant par le drame social, le film de guerre, l’animation, et même la comédie musicale comme son récent West Side Story).

En témoigne dernièrement le livre collectif Steven Spielberg, Hollywood Wunderkind & Humanist, dirigé par David Roche, qui réunit une quinzaine d’études innovantes et approfondies sur l’œuvre du réalisateur-star de Hollywood. L’ouvrage est organisé en cinq chapitres réunissant chacun deux ou trois textes.

Premiers jalons

Le premier chapitre propose de revenir sur le début de la carrière du réalisateur à travers ses premières œuvres télévisuelles (dont le pilote de la série Columbo !) et cinématographiques. On suit ici les articles de Julian Upton (« Stuck Behind the Truck : Spielberg’s Early Television Work and the Shadow of Duel ») et de Peter Krämer (« Spirituel Science Fiction for the Whole Family : Spielberg, Close Encounters of the Third Kind and 1970s Hollywood »). Cette entrée en matière permet d’établir quelques jalons de la stylistique de Spielberg (son recours au hors-champ dans Duel notamment), et de présenter certaines des obsessions thématiques qui parcourent son œuvre (comme le rapport assez contrasté au sujet de la famille, souvent traité à travers le « détour » par le genre fantastique). Elle révèle surtout un jeune réalisateur avide d’expérimentations, ayant malgré tout compris le cadre rigide des industries culturelles auquel il est d’emblée prêt à s’adapter.

Contrairement à ses contemporains du Nouvel Hollywood (comme Scorsese, Coppola ou De Palma), Spielberg revendique moins le statut de super-auteur (« à la française ») qu’il ne s’inscrit dans le sillage du grand spectacle rassembleur du cinéma classique hollywoodien, dont il cite souvent l’héritage dans les moments réflexifs de ses propres films.

Questions de mise en scène

Le deuxième chapitre aborde de façon plus intensive la dimension esthétique de la filmographie de Spielberg, au moyen d’analyses poussées de films moins souvent commentés. C’est une partie-clé de l’ouvrage, tant l’œuvre de Spielberg a peu été analysée en détail au niveau formel jusqu’à aujourd’hui.

Dans l’article « Cinematrographic Space as Material and the American Territory as Subject : Duel and The Sugarland Express », Antoine Gaudin révèle le rapport très fort au territoire américain — sur le plan géographique, cartographique ou paysager, mais aussi sur le plan plastique — qui s’établit par la mise en scène et le montage à l’intérieur des deux premiers opus (Duel a été tourné pour la TV mais a profité d’une sortie en salles). À travers cet enjeu, l’article participe notamment d’une entreprise de réhabilitation critique du mésestimé Sugarland Express.

Dans son texte, « 1941 : Spielberg and the Energy of Chaos », Vincent Souladié analyse le caractère burlesque d'un film lui aussi traditionnellement mal aimé, mais qui comprend, au regard de la carrière du réalisateur, certaines de ses expériences de mise en scène les plus intéressantes (notamment un travelling virtuose dans l'espace d'une salle de bal).

Enfin, dans une perspective visant à éclairer sous un jour nouveau le rapport de Spielberg aux genres cinématographiques, David Roche (« Spielberg’s Poetics of Horror ») questionne la poétique de l’horreur présente dans la première partie de l’œuvre (de Duel au Monde Perdu en passant par Les Dents de la mer et Jurassic Park), relativement peu soulignée jusqu'ici.

Questions de genre(s)

Dans le troisième chapitre, c’est justement le rapport aux genres cinématographiques qui guide les auteurs. Dans « From E.T. to A.I. : the Evolution of Steven Spileberg’s Science Fiction Fairy Tales », Mehdi Achouche considère les rapports d’hybridation entre la science-fiction et le conte de fées, et livre ainsi une vision singulière de l’évolution de l’œuvre spielbergienne. De son côté, Fatima Chinita se penche, selon une perspective « gender », sur la redéfinition du mélodrame au masculin qui est à l’œuvre dans le film Il faut sauver le soldat Ryan (« Redefining Melodrama: Saving Private Ryan as Male Weepie »), en référence à des films plus anciens sur des bataillons de guerre réalisés par Nicholas Ray, Vincente Minnelli et Douglas Sirk. Dans ces articles, comme dans celui d’Andrew Stubbs sur la pratique du remake chez Spielberg (« Creation as Recreation: Spielberg and the Remake »), se lisent la richesse et la complexité du rapport aux genres dans l’œuvre de ce cinéaste des grands studios.

Enjeux politiques

Le quatrième chapitre est l’occasion de mettre l’accent sur les dimensions politiques de cette œuvre. Le thème des relations multi-ethniques dans La Couleur pourpre et Lincoln fait notamment l’objet d’une approche à la fois narrative et esthétique dans l’article d’Hélène Charlery (« Thematic and Visual Treatment of Race Relations in Spielberg’s The Color Purple and Lincoln »), qui revient sur certains reproches formulés à l’encontre des films que Spielberg consacre aux Noirs américains (en mentionnant également Amistad sur la question de l’esclavage), au moyen d’une approche visant à restaurer la complexité du rapport que ces films entretiennent avec la question du stéréotype. De façon originale, l’autrice s’appuie sur le type d’éclairage choisi par Spielberg et son directeur photo Janusz Kaminski en fonction de la couleur des peaux à l’écran.

De leur côté, Michael Lipiner et Rocco Giansante (« Movie Mensch: An Exploration of Spielberg’s Universalist Jewish-American Sensibility ») interrogent la persistance d’une sensibilité Juive-Américaine dans l’œuvre du cinéaste, qui permet d’expliquer à la fois son intérêt spécifique pour des questions touchant le peuple juif dans certains films (La Liste de Schindler, Munich), ainsi que son adoption d’un regard universaliste ; cela vaut d'ailleurs pour ces films-là comme pour d’autres films aux sujets fort éloignés (comme E.T. ou les films abordant le sort des Noirs américains). Les questions d’identité ethniques, sociales ou religieuses sont alors au centre de ces réflexions et permettent de renouveler l’image traditionnelle d’un Spielberg benoîtement « humaniste », même si l’adjectif lui reste rattaché à très juste titre (jusque dans le titre de l’ouvrage lui-même).

Il revient à Charles-Antoine Courcoux de rattacher ce type de questionnement au thème de la révolution numérique et des évolutions de la représentation de la masculinité dans son texte « To Be or Not to Be (Born): The Spielbergian Hero and the Uterine Challenges of the Digital Revolution ».

Idéologie et philosophie

Le cinquième et dernier chapitre chapitre permet d’approfondir notre compréhension des enjeux idéologiques dans l’œuvre de Spielberg. Dans l’article « Spielberg Meets Rockwell: Nostalgia and the Celebration of America’s Heroic Past », Julie Assouly analyse la façon — assez peu consciente politiquement — dont s'exprime chez le cinéaste hollywoodien une certaine nostalgie pour la figure passéiste du « héros américain » (tout particulièrement dans Always ou Attrape-moi si tu peux).

L’étude du Terminal est l’occasion pour Sébastien Lefait (« The Viktor Navorski Show: Surveillance, Paranoia and Reality TV in The Terminal ») de poursuivre ce processus de déconstruction, en réévaluant plutôt, de son côté, la conscience politique lucide et pessimiste d’un film souvent perçu comme un des plus légers de son auteur.

C’est sur la question philosophique de l’humain et du non-humain (dans Minority Report et Saving Private Ryan) que se clôt cet ouvrage, avec l’article de Pascal Couté (« The Becoming Human of the Inhuman: On Saving Private Ryan and Minority Report »). Les thèmes de la solitude et de l’errance sont centraux dans ce chapitre qui met en lumière comment l’œuvre de Spielberg interroge de façon critique et mélancolique le contexte de la postmodernité.

Amplement illustré, l’ouvrage s’impose comme une référence pour qui cherche un ensemble d’approches diversifiées, émaillé d’analyses concrètes et étayées, sur les films de cette figure majeure d’Hollywood.