Une vaste étude historique propose de traiter le sujet méconnu de l’antisémitisme dans le camp bolchevik, de l'Ukraine à Moscou, des soviets locaux à l'Armée rouge.

Les pogroms commis par l’Armée rouge ont été évoqués à mots couverts dans la littérature soviétique, notamment par Isaac Babel et Mikhaïl Boulgakov. L’historien et sociologue britannique Brendan McGeever propose pour sa part une magistrale recherche sur l’antisémitisme en Russie pendant la guerre civile et ses conséquences chez les dirigeants bolcheviks.

Un antisémitisme ordinaire

La question de l’antisémitisme et les réponses qui y ont été apportées dans le mouvement révolutionnaire est ancienne. Au XIXe siècle, beaucoup de révolutionnaires sont restés silencieux face à sa progression, à l'exception de quelques populistes — au sens originel du terme — issus du mouvement Narodniki, parce qu'ils considéraient que les pogroms pouvaient permettre de réveiller le peuple contre les institutions et la violence dont elles faisaient preuve. Lors de la vague de pogroms de 1903 à 1906, cependant, les révolutionnaires russes changent d’attitude. La quasi-totalité d'entre eux dénonce l’antisémitisme. Certains, à l’image du comité unitaire de Mykolaiv en Ukraine, instaurent des groupes de défense des populations juives. Quelques-uns, comme Trotski et Lénine, considèrent que la révolution doit entraîner de facto la fin de l’antisémitisme. Ainsi, entre la Révolution de février 1917 et la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917, les réunions révolutionnaires tentent très majoritairement de faire obstacle à l’antisémitisme.

Dans la zone des confins de l’ancien Empire russe, entre 1917 et 1920, plus de 2 000 pogroms ont été perpétrés, faisant entre 100 000 et 200 000 victimes. Mais contrairement à la légende forgée ultérieurement par le régime communiste, les Blancs (opposants monarchistes, qu'il s'agisse des troupes du général russe Anton Denikine ou des nationalistes ukrainiens menés par Symon Petlioura), ne sont pas les seuls à avoir commis des exactions contre les populations juives : des pogroms ont également été perpétrés par l’Armée rouge. Selon les estimations, les Blancs sont responsables de 17 % d’entre eux, et les nationalistes de 40 %, alors que les rouges en ont commis 8,2 % ; le reste est attribué aux Verts (des bandes de paysans en révolte à la fois contre le régime bolchevik et contre l'armée blanche) et aux populations locales sans affiliation partisane. L’auteur montre que dans plusieurs réunions locales, certains bolcheviks n’hésitent pas à instrumentaliser l’antisémitisme pour retourner une partie de la population contre les mencheviks (fraction minoritaire du parti ouvrier social-démocrate russe), comme dans les quartiers de Vyborg à Petrograd ou celui de Marina Roshcha à Moscou en 1917.

C’est en 1918 que l’antisémitisme bolchevique atteint son apogée, alors que l’Armée rouge subit plusieurs défaites. Dans les régions de l’Ouest de l’ancienne zone des confins (notamment au nord de Kiev), des détachements dirigés par les bolcheviks ont multiplié les exactions. Au nom de la défense de la révolution et de la « lutte contre la bourgeoisie » à Ekaterinoslav (aujourd’hui Dniepr), à la fin de l’hiver 1918, ils attaquent les groupes socialistes juifs, leur reprochant de protéger la bourgeoisie, alors que ces groupes participent aux réunions révolutionnaires locales. Des violences sont également relevées dans plusieurs régions de l’est de l’Ukraine. L’apogée est atteint en mars 1918 dans la ville ukrainienne de Hlukhiv, où les détachements rouges de Roslavkskié procèdent à de multiples crimes : fusillades, impôts révolutionnaires, destructions de la synagogue. Seuls les groupes juifs d’autodéfense arrivent, parfois, à les stopper armes à la main.

L’auteur interroge la composition sociale de ces bandes criminelles, sans qu’il soit possible de les caractériser avec certitude : soldats bolcheviks démoralisés, paysans ukrainiens, anciens officiers tsaristes enrôlés par l’Armée rouge se mêlent dans ces unités mal contrôlées.

Prise de conscience et tactique bolchevique

Le pogrom de Hlukhiv constitue un choc pour les révolutionnaires, toutes tendances confondues. Les bolcheviks ont constitué un Commissariat central aux affaires nationales pour les différentes minorités. Un de ses départements est  consacré aux affaires juives, l’Evkom central, lui-même divisé en Evkom locaux. L’objectif des bolcheviks est de lutter contre — voire de faire disparaître totalement — les autres partis politiques implantés dans les minorités nationales (comme le Bund, l’Union générale des travailleurs juifs). Localement, les Evkom locaux sont investis par ces partis. Ce sont les Evkom locaux — et notamment celui de Moscou, dirigé par des socialistes — qui réagissent.

L'Evkom de Moscou fait ainsi pression sur le gouvernement à partir des rapports sur les pogroms commis par l’Armée rouge, afin que les autorités réagissent promptement. Il adresse plusieurs courriers à Lénine pour mettre la lutte contre l’antisémitisme à l’ordre du jour et obtenir la création d’une institution spécifique. Les oppositions grandissantes à la dictature de Lénine empêchent cependant la matérialisation de ces institutions. Les bolcheviks, voulant tout contrôler, y voient un obstacle à la centralisation et à la dictature du prolétariat. Finalement, l’Evkom de Moscou est dissous. Les responsables de l’Evkom central obtiennent malgré tout un communiqué du gouvernement le 27 juillet 1918, dénonçant les « pogromistes » et les menaçant de mort. Mais le texte n’est pas suivi d’effet. L’auteur souligne la naissance du mythe soviétique : ce sont des révolutionnaires juifs qui ont attiré l’attention sur la lutte contre l’antisémitisme, alors que le pouvoir ne s’en souciait guère.

C’est avec la deuxième vague de pogroms, durant la deuxième partie l’année 1919, que les bolcheviks, une nouvelle fois sous la pression de militants venus d’autres partis, sont obligés de mettre en œuvre une politique efficace de lutte contre l’antisémitisme. Celle-ci est en partie liée à la lutte contre Grigoriev, un des chef des paysans insurgés ralliés aux bolcheviks, qui proclame l’autonomie de l’Ukraine et procède à une vague d’exactions antisémites entre l’hiver et le printemps 1919.

Si les responsables locaux du Parti restent foncièrement antisémites, le pouvoir central assimile pourtant l’antisémitisme à la contre-révolution des armées blanches et nationalistes, et dénie sa réalité dans l’Armée rouge. Il utilise alors l’argument de la lutte contre l’antisémitisme et les blancs pour éliminer toutes les oppositions.

Une convergence à partir de visions différentes

C’est entre mai et décembre que les communistes prennent en compte la nature de l’antisémitisme. Ce tournant s'explique par l’influence d’anciens bundistes et de partis juifs de gauche ralliés au pouvoir. Face à la multiplication des violences antijuives, ils voient chez les nouveaux dirigeants le moyen le plus efficace de l’éradiquer, tandis que le pouvoir souhaite avant tout éliminer toute forme de contre-révolution. L’auteur introduit également une différence culturelle, entre les Juifs assimilés (comme Trotski) et les Juifs ayant subi la violence antisémite dans les shtetl (les bourgades juives) : ce sont surtout ces derniers qui ont vu dans le pouvoir bolchevik un moyen de mettre fin à l’antisémitisme, alors que le pouvoir lui-même instrumentalisait la lutte contre l’antisémitisme comme un moyen pour défaire la contre-révolution. Après la victoire finale de l'Armée rouge, les premiers ont favorisé l’émergence d’une vie culturelle juive trépidante en Union soviétique, tandis que les seconds l’ont utilisée pour asseoir leur pouvoir.

L’auteur livre à travers cette analyse une réflexion passionnante sur l’ambiguïté de la lutte contre l’antisémitisme en Russie soviétique, conduite avec finesse et pédagogie. Il l’accompagne en outre d’une belle galerie de portraits. En définitive, son étude renouvelle notre compréhesion des différents discours émancipateurs du Parti-État communiste, rétablissant au passage un certain nombre de faits.