De nombreux scientifiques pensent avoir démontré l’inexistence du libre arbitre. Alfred R. Mele se propose ici de les réfuter sur leur terrain même, celui de la rigueur expérimentale et démonstrative.
La question du libre arbitre est traditionnellement l’une des plus discutées en philosophie et aussi l’une des plus populaires. Qu’entendons-nous habituellement par là ? On s’accorde en général pour dire qu’il réside dans notre pouvoir de faire intentionnellement telle ou telle chose. Nous exerçons notre libre arbitre lorsque nous n’agissons pas par nécessité ou par contrainte, lorsqu’il nous revient — et qu’il est de notre responsabilité — d’effectuer ou pas une certaine action. Dire que nous en décidons librement, c’est prétendre que nous exerçons un contrôle réflexif ou délibératif sur notre action, que nous examinons, avant de nous décider, les bonnes raisons que nous avons de la faire. Ainsi, le libre arbitre ne peut s’exercer que dans les situations où plusieurs possibilités se présentent à un agent : choisir entre plusieurs options, agir ou s’abstenir.
La notion de libre arbitre, forgée par les Romains, comprend aussi une importante connotation morale, qui remonte à l’Antiquité et dont le traité d’Augustin d’Hippone sur le sujet est un jalon essentiel. Dans cette perspective, le libre arbitre est la manifestation d’une responsabilité morale. La notion pose enfin une question de métaphysique générale, car il existe une condition cosmologique de possibilité de notre liberté d’agir : il faut que notre univers ne soit pas entièrement déterminé, qu’il n’obéisse pas intégralement au principe de raison. Hors une part d’indétermination du monde, il n’est pas de futur contingent qui puisse, au présent, donner sens à une liberté d’agir.
Alfred R. Mele, philosophe américain, propose, dans son bref ouvrage, une entrée originale dans cette antique question du libre arbitre. Laissant entièrement de côté l’histoire des doctrines sur le sujet, il se penche sur les travaux scientifiques contemporains qui nient l’existence même du libre arbitre. Certains neurobiologistes pensent, en effet, avoir démontré sur une base expérimentale que nous ne sommes libres dans aucune de nos pensées et de nos actions. L’auteur présente ici au lecteur quelques-unes de ces expériences, puis les soumet à un examen critique. La plus célèbre d’entre elles est due au psychologue et neurologue américain Benjamin Libet (1916-2007), dont les travaux déjà un peu anciens font, semble-t-il, toujours autorité. C’est du moins ce dont un lecteur français pourra se convaincre à la lecture du Cours de philosophie biologique et cognitiviste du biologiste et philosophe Henri Atlan, qui y reprend à son compte les thèses de Libet .
Notre cerveau devance-t-il nos intentions et décisions conscientes ?
Le dispositif expérimental de Libet repose sur la comparaison de l’activité cérébrale, enregistrée et mesurée par électroencephalographie, avec ce que font consciemment les sujets de l’expérience. À ceux-ci, on demande, par exemple, d’effectuer un acte élémentaire, comme appuyer sur une touche, non pas au moment où on le leur ordonne, mais quand l’envie leur en prend. Or, on constate, dit Libet, que la décision consciente de passer à l’action est toujours précédée, d’une fraction de seconde, par une activité cérébrale qui lui correspond. Autrement dit, l’intention consciente d’agir ne saurait être la cause de l’action, car elle est toujours devancée par un processus inconscient. La conscience n’interviendrait donc que secondairement dans nos comportements, elle ne serait que l’effet ou le reflet d’un événement cérébral qui se produirait indépendamment d’elle. De cette expérience, Libet pense pouvoir conclure à l’inexistence en général du libre arbitre, qui ne serait donc, selon lui, qu’une illusion que nous nous faisons à notre propos.
Mele entend réfuter cette thèse en bonne et due forme. Sa stratégie pour ce faire ne consiste pas à tourner le dos à la méthode et au raisonnement scientifiques pour lui opposer, par exemple, une phénoménologie de l’expérience. Il se propose simplement d’examiner le plus minutieusement possible les dispositifs expérimentaux et les argumentations des scientifiques pour en mettre au jour les failles. La contre-argumentation de l’auteur comprend deux moments principaux. En premier lieu, fait-il valoir, les données expérimentales peuvent être comprises autrement. En deuxième lieu — et c’est là le philosophe qui parle —, le concept de libre arbitre dont font usage les scientifiques en question n’est en général pas précisé. Or, non seulement, argumente Mele, toutes les actions humaines ne répondent pas au même modèle, mais aussi la disposition à les comprendre ou non en termes de libre arbitre dépend largement du concept qu’on en donne. Libet et ses confrères en retiennent une conception particulière très discutable, qui les conduit précisément à leur conclusion. C’est à un libre arbitre « ambitieux » auquel ils se réfèrent, qui place si haut la barre de ce qu’il est censé être qu’on ne peut conclure qu’à son inexistence. À cette conception absolue, dont l’irréalisme réduit considérablement la pertinence, l’auteur oppose un libre arbitre « modeste », qui correspond à la fois aux situations ordinaires de l’existence et à l’idée que s’en fait la grande majorité des gens.
De toute évidence, il faut pouvoir distinguer entre : 1/ choisir un pot de confiture sur le rayonnage d’un magasin parmi des dizaines d’autres identiques — et qu’importe ici que le choix conscient ait été éventuellement précédé d’une fraction de seconde par un « choix » inconscient — ; 2/ choisir entre des candidats à une élection, ce qui ne va pas sans un certain examen comparé de leurs programmes respectifs, sans soupeser, même sommairement, le pour et contre des mesures qu’ils proposent. On reconnaîtra que ce sont là deux situations qui mettent en jeu bien différemment la liberté de notre volonté. Or, pour établir si le libre arbitre existe ou non, les neurobiologistes se concentrent exclusivement sur le premier cas de figure et prétendent en tirer des conclusions pour le deuxième. Pourtant, les conditions du choix caractéristiques du deuxième exemple sont bien éloignées de celles qui président au premier.
Certes, le sociologique déterministe prétendra que, pour reprendre notre exemple, le choix par un individu d’un candidat à une élection n’est libre que subjectivement, partant illusoirement, car ce choix est en réalité déterminé par son habitus de classe. Cependant, si nous pouvons décrire spécifiquement certaines actions comme des réflexions ou des délibérations, que nous arrivons à les distinguer ainsi clairement des actions automatiques ou contraintes, n’aurons-nous pas mis en évidence qu’un électeur n’est pas déterminé causalement à mettre tel bulletin dans l’urne, mais qu’il a intégré dans son choix certaines raisons qu’il a soupesées et qui ont fait pencher sa décision en un sens encore incertain au départ ?
Libre arbitre et soumission à l’autorité
La mise en cause du libre arbitre ne vient pas seulement des neurosciences, elle est aussi le fait de la psychologie sociale. Certains spécialistes de cette discipline ont, en effet, cherché eux aussi à mettre en évidence les déterminations auxquelles obéiraient nos comportements de part en part. Mele présente en particulier les célèbres expériences sur l’obéissance à l’autorité menées, au cours des années 1950, par le psychologue américain Stanley Milgram . Or, elles ne sont pas plus probantes, entend-il démontrer, que celles de ses collègues neurobiologistes. Ces expériences étaient censées établir, rappelons-le, l’incapacité de la plupart des individus à exercer un libre arbitre relativement aux ordres donnés par une personne dotée d’une autorité. En l’occurrence, de faux médecins enjoignaient aux participants d’administrer à des cobayes des chocs électriques réputés de plus en plus insupportables, et la plupart d’entre eux s’exécutaient sans protester.
Ces expériences ont, en général, été comprises de manière pessimiste : elles venaient confirmer, jugeait-on, un trait de la personnalité humaine qui s’était illustré monstrueusement dans le cadre du régime nazi : la disposition à commettre sans broncher d’horribles crimes, par soumission aveugle à l’autorité. Mais il est possible, selon Mele, d’en tirer des conclusions plus optimistes. D’abord, certains participants, quoique minoritaires, avaient refusé d’obéir, démontrant ainsi que l’autorité ne suffisait pas aux yeux de tous à justifier n’importe quel ordre. Ensuite — et c’est là un argument décisif —, l’auteur demande quel comportement les individus obéissants auraient adopté s’ils avaient pu répéter l’expérience. Ne l’auraient-ils pas, fort probablement, modifié ? Milgram a donc omis de prendre en considération l’apprentissage, à savoir la capacité, que tout individu possède, de modifier son comportement en fonction des leçons de l’expérience. En d’autres termes, on ne saurait tirer l’inexistence du libre arbitre de seules considérations ponctuelles. En réalité, c'est à travers le temps que le libre arbitre manifeste sa possibilité. De fait, le monde ordinaire regorge de situations récurrentes où se manifeste, pour éviter une répétition préjudiciable, notre capacité de prendre des décisions et d’agir en conséquence. Encore faut-il, pour le reconnaître, adopter une conception « modeste » du libre arbitre : ne pas exiger de l’agent qu’il se détermine absolument, mais seulement pour partie, relativement à tel ou tel élément du contexte de l’action et étant données ses dispositions de caractère.
Mele conclut son enquête en affirmant qu’il a démontré positivement l’existence du libre arbitre compris modestement. Il ne concède pas pour autant que les scientifiques aient, quant à eux, réussi à démontrer l’inexistence d’un libre arbitre plus largement conçu. La réponse à cette question — qui implique de se prononcer sur des hypothèses cosmologiques telle que la détermination ou l’indétermination de l’univers — reste, selon lui, ouverte. Toutefois, peut-être est-ce l’idée même de prouver scientifiquement, de manière expérimentale, l’existence ou l’inexistence du libre arbitre qui est d’emblée égarante. C’est, en effet, supposer que le libre arbitre pourrait, d’une manière ou d’une autre, être observé. Pourtant, est-il concevable qu’il soit une réalité phénoménale, susceptible d’être mise en évidence empiriquement ? Ce que Wittgenstein, ou le philosophe Gilbert Ryle à sa suite, dit de la volonté — qu’elle n’est pas un phénomène de l’esprit qui viendrait doubler l’acte qu’elle accomplit, comme si, lorsque nous levons le bras, il y avait, outre la réalité physique observable, un événement mental qui lui corresponde et qui en serait la cause — ne vaut-il pas également pour le libre arbitre ? Si tel est le cas, l’activation neuronale corrélative d’une action n’en est pas la cause, mais simplement un autre aspect physique. Au fond, les neurobiologistes semblent vouloir encore identifier une cause mentale, serait-elle inconsciente, à nos actions. Nos décisions d’agir seraient alors le fait d’un inconscient cérébral, mais, ce faisant, le dualisme cartésien du corps et de l’esprit, de l’extérieur et de l’intérieur, serait reconduit.
Le libre arbitre, phénomène social
Si le libre arbitre ne peut être ni révélé de manière empirique ni posé métaphysiquement, si nous ne pouvons pas plus compter sur le témoignage de l’introspection pour ce faire, quelle voie pouvons-nous bien encore envisager pour justifier notre croyance en son existence ? Comment un usage distinctif de l’expression « libre arbitre » peut-il être défendu pour décrire des actions contrastant avec celles que nous qualifions de nécessaires ou de contraintes ? Vraisemblablement, l'issue est du côté du social. Le libre arbitre fait partie, depuis plus de deux millénaires, de nos manières traditionnelles de parler de nos actions. Il est, par ailleurs, la condition de possibilité des éloges ou des blâmes que nous leur adressons. Mais il se manifeste aussi dans des institutions complémentaires du langage, ainsi de ces lieux spécifiques, telles les assemblées, dans lesquelles la réflexion et la délibération se manifestent comme manières proprement sociales de faire. Dans cette perspective, le libre arbitre individuel n’est pas ce simple dialogue de soi avec soi qu’évoquait Platon, il est toujours déjà une pratique socialement instituée, à laquelle l’individu qui a appris le langage dans cet usage réflexif et délibératif peut se conformer pour agir de lui-même.