Deux ouvrage d'Octave Mannoni, publiés à partir des années 1950 et récemment réédités, s'efforcent de rendre compte de la relation coloniale dans une perspective psychanalytique.

Les analyses d’Octave Mannoni sur la colonisation et la décolonisation ont été ardemment critiquées, dès leur première parution en 1950, par Aimé Césaire et Frantz Fanon. Dix ans plus tard, elles ont été revalorisées, de sorte qu’elles apparaissent aujourd'hui comme un outil pour renforcer les analyses décoloniales. Sans se limiter à de vagues considérations relatives à sa position de Blanc en pays Malgache, Mannoni cherche à décrire les spécificités du rapport colonial, des relations humaines et interpsychologique qui s’établissent dans les colonies. Pour cela, il part des rapports coloniaux tels qu’ils existent effectivement et se manifestent sous ses yeux, pour déboucher sur des considérations plus politiques, soulevant la question du postcolonialisme.

Octave Mannoni (1899-1989) a enseigné la philosophie et la littérature durant plusieurs années en Martinique et à Madagascar. Durant un quart de siècle, il a fait l’expérience du monde colonial, soit comme enseignant, soit comme directeur du service d’information de la colonie, soit comme marginal, finalement évacué. Sa trajectoire au cœur des colonies a enrichi sa pratique de la psychanalyse, de sorte qu’il devient, au début des années 1960, l’une des grandes voix de cette pratique. La réédition simultanée de deux de ses ouvrages donne au lecteur la possibilité d’une lecture plus fine, puisque certains concepts se répondent d’un livre à l’autre.

Le fonctionnement de la croyance 

La notion de « croyance », par exemple, occupe une place importante dans l’œuvre de Mannoni. Celui-ci refuse de la condamner, comme on le fait dans la tradition philosophique classique au nom d’un idéal de connaissance, comme prélogique ou mystique. Au demeurant, la croyance n’est pas une disposition uniquement religieuse : elle est présente dans de nombreux gestes du quotidien, mais surtout dans des convictions susceptibles de se transformer en puissance politique. La survie du pouvoir dépend en effet d’un ensemble de sentiments qu’il contribue à renforcer, comme le respect de certaines normes, l’attachement à certaines valeurs, l’adhésion à certaines vérités.

« Je sais bien mais quand même… » consiste en un article de revue (paru dans Les Temps modernes en 1964), sous-titré : « La croyance ». Mannoni s’y montre bref mais précis et efficace. Il ne se contente pas d’énoncer des résultats, fût-ce à partir de l’ethnologie ou de la psychanalyse, mais il déploie des questionnements invitant le lecteur (de l’époque, mais aussi de nos jours) à se saisir du problème de la croyance à partir de la psychologie des individus et des peuples. Le contexte scientifique de l’époque doit toutefois être rappelé pour saisir comment se construisent ces interrogations : la question de la croyance est alors largement posée, mais encore trop souvent renvoyée aux « sauvages » et au « primitifs », tels qu’on les conçoit depuis la théorie de la « mentalité primitive » de Lucien Lévy-Bruhl. Par ailleurs, les nombreuses relectures qui ont été proposées de l’œuvre de Sigmund Freud dans les années 1960 (celle de Jacques Lacan, mais aussi celle de Louis Althusser, etc.), ont également reconfiguré les termes de la question.

Le thème de l’article doit être ressaisi à partir de la formule qui en constitue le titre : « Je sais bien, mais quand même… ». Le croyant la prononce toujours quand il sent que sa croyance (religieuse, morale, ou autre) risque d’être prise en défaut. Aussi, Mannoni a raison de contourner les défausses habituelles, qui cherchent à identifier la croyance en général aux croyances infantiles et à la superstition. Car cette « infantilisation » de la croyance n’explique rien et empêche de mettre au jour son fonctionnement intrinsèque ou sa structure.

Afin d’élucider autrement cette formule, Mannoni puise aussi bien dans les ressources de l’ethnologie, que du théâtre (La Mégère apprivoisée de Shakespeare) ou de la littérature (les Mémoires de Casanova), ou encore de la sociologie. Par l’exposé des différents types de croyances que ces exemples lui permettent de confronter, il démontre que si la croyance nous protège d’un savoir qui nous met en cause, elle permet aussi de se satisfaire de la négation de la réalité. L’auteur applique ensuite ces données à la situation coloniale et aux croyances des Malgaches comme à celles des colonisateurs. Il montre que la croyance en Dieu, en un tout de l’univers ou en le génie de la Famille, qui leur sont propres, fonctionnent de la même manière que n’importe quelle croyance : il s’agit d’un moyen de sublimer les dépendances horizontales violentes au profit de dépendances verticales moins coercitives.

Colonisateur et colonial 

La lecture du second ouvrage, la Psychologie de la colonisation, met le lecteur face à un défi : celui de ses connaissances, de la distance qui le sépare des années 1950 et de son rapport à la colonisation. Il requiert une certaine conscience de l’histoire singulière dans laquelle il s’insère, mais permet aussi une projection non moins particulière dans le sens qu’il revêt à notre époque. 

La première vertu du livre est d’appréhender la situation coloniale dans sa globalité. D’emblée, Mannoni parle de « rapport de dépendance » entre colonisé et colonisateur, de sorte qu’on ne peut parler de l’un indépendamment de l’autre. Bien plus, il affirme qu’à côté de ces deux figures, se profile un troisième personnage, le « colonial ». Si le colonisateur est une personnalité forte qui invente et impose la relation de dépendance, le colonial est celui qui trouve cette relation déjà constituée et s’y installe, puis l’exploite. Le colonial appelle donc une analyse plus approfondie, d’autant qu’il brouille sans cesse les pistes : si ce n’est jamais en ennemi qu’il se présente — comme le fait le colonisateur — mais en étranger (impactant les systèmes locaux d’hospitalité), le colonial s’empare en revanche d’une autorité établie et fait naître des réactions de défense de la part des colonisés.

En envisageant le monde colonial dans sa globalité, comme une sorte de « scène » (comme l’appelle le préfacier) où chacun des protagonistes se retrouve à jouer un rôle dépendant de celui de l’autre, Mannoni ouvre l’espace d’une psychologie interraciale, d’une application de la psychanalyse à une saisie de la situation coloniale et des relations intersubjectives qu’elle induit. C’est sur ce point que l’ouvrage résonne avec la situation contemporaine, dans laquelle trop de commentateurs font des rapports interculturels des rapports unilatéraux de domination.

Mannoni peut ainsi revenir sur la question du racisme : comment l’expliquer, et surtout comment le traiter analytiquement, puisqu’il suppose donné le concept de « race » ? Le raciste se sent appartenir à une « race » et voit en autrui la « race » avant l’individu. Dans la perspective psychanalytique, l’auteur affirme que le racisme se constitue progressivement. Il s’ébauche d’abord au sein de la curiosité, de la sympathie et souvent d’un attrait sexuel spontané envers l’autre. En même temps, c’est bien soi-même que l’on va chercher chez l’autre : on le pare de nos propres projections, de nos propres attentes ; il touche, dans l’âme humaine, à une profondeur où la pensée est confuse et où l’excitation sexuelle est étrangement liée à l’agressivité et à la violence. En somme, le raciste projette sur l’autre l’image de la faute qui l’effraie et le fascine. Il a perdu tout sens critique. Et ce qui exacerbe le racisme, c’est que le racisé se pose en personne et fasse preuve d’une volonté propre. Pour Mannoni, le racisme est une construction pseudo-rationnelle pour justifier des sentiments dont la cause profonde est cachée dans l’inconscient.

Prospero et Caliban 

Le dessein d’esquisser le type du colonial et du raciste se prolonge dans la tentative d’expliquer comment la figure de l’Européen, en devenant colonial, se construit sur la base de complexes inconscients. Au-delà des causes historiques de la colonisation, Mannoni cherche encore une fois à expliquer l’importance des causes psychologiques agissant sur les esprits des colons. De là le recours à des figures littéraires et classiques que chacun peut retravailler. 

Du côté du colonisé, la figure de Caliban – anagramme presque parfait de cannibale –, mais aussi celle de Vendredi, sont largement explorées. Caliban souffre du ressentiment que fait naître la rupture de la dépendance à l’égard de Prospero, dès lors que ce dernier a trahi sa confiance. Du côté du colonial, c’est plutôt Robinson Crusoé qui est mobilisé : on ne devient colonial que poussé par des complexes infantiles mal évacués à l’adolescence — des complexes préexistant, donc, à l’expérience coloniale.

Une lecture décoloniale des rapports entre Prospero et Caliban conduit Mannoni à faire du rapport colonial une version revisitée de la fameuse dialectique du maître et de l’esclave (proposée par Alexandre Kojève à partir d’un texte de Hegel) : Prospero (c'est-à-dire le colonial) dénie à Caliban (le colonisé) toute personnalité ; seule compte sa propre personnalité propre, de sortie qu’il ne « rencontre » pas véritablement Caliban. Ce qui manque au colonial comme à Prospero, ce dont il est déchu, c’est du monde des autres, le monde où les autres se font respecter. Recourant toujours à la logique psychanalytique, Mannoni renvoie cette fuite à un besoin de domination d’origine infantile. Ainsi, il n’accorde aucune possibilité au colonial de se transformer : ce dernier est voué à réédifier toujours, mais ailleurs, le monde qu’il a quitté.

Perspectives décoloniales 

Reste alors la question de la survie du colonial dans la situation « postcoloniale » que nous vivons de nos jours, en Europe. Afin de lancer des pistes de réflexion, Mannoni explore les problèmes soulevés lors des indépendances : comment ont-elles été pensées ? Le colonial débouté a certes rendu sa liberté au colonisé, mais à condition qu’il se conduise comme il l’entend. En d’autres termes, une fois rentré chez lui, le colonial persévère dans les traits acquis ; l’esprit de colonisation ne l’a pas quitté. Les analyses psychologiques de Mannoni permettent de rendre compte de ce phénomène ; mais l’auteur rappelle toutefois une loi qui ne souffre aucune exception : tout peuple est capable de se gouverner et de s’administrer lui-même. Reste à savoir comment le colonial et le colonisé vont se reconstruire et se reconfigurer dans la situation émancipée.