Le roman de Marine Messina, paru en septembre 2021, a reçu le premier prix de la Fondation Primoli et nous republions à cette occasion la recension que nous lui avions consacrée.
Le Vertige des acrobates propose un voyage sensible fondé sur l’expérience singulière d’une jeune auteure qui se plonge dans l’univers de l’aide humanitaire aux exilés. L’utilisation de la première personne du singulier permet une narration dynamique qui plonge le lecteur dans l’action, dans la réalité vécue par Marine Messina au cours de cette expérience. Si l’utilisation du registre de la fiction peut être questionnée étant donné la dimension scientifique de l’ouvrage, elle permet à l'auteure de mettre à distance et de rapporter des scènes vécues dont la narration peut s’avérer compliquée. En effet, à la lecture de l’ouvrage, il apparaît que les scènes rapportées sont empreintes de réel, ce qui doit conduire le lecteur à accorder au texte l’intérêt qu’il mérite.
Destins croisés et déséquilibrés
Deux personnages principaux rythment le début du livre. Il y a d’abord Anna, française, diplômée de l’enseignement supérieur, qui souhaite expérimenter le bénévolat avant d’entrer dans la vie active. C’est ainsi qu’elle s’engage dans une Organisation Non Gouvernementale qui propose de travailler dans des camps d’accueil pour adolescents migrants. Le second personnage, Malik, fuit la Somalie et sa violence. La perte de ses parents, les menaces qui pèsent en raison de la présence des militaires et des milices et l’obligation de quitter son pays, tout concourt à dessiner les contours dʼun personnage tentant dʼéchapper à un destin que l’on devine tragique.
Cette introduction donne à voir la destinée croisée de ces personnages qui partent en avion. L’une, maîtresse de son voyage, part de France vers l’étranger de manière volontaire, elle est pleine dʼespoir, désireuse de changer les choses, de s'investir, de donner de sa personne. Alors que l’autre plonge dans l’inconnu pour quitter son pays, fatigué de la route, des ruptures, angoissé par ce qui l’attend, par ce qui se passe, par tout ce qu’il ne comprend ni ne maîtrise. Cette entrée en matière permet également de montrer les inégalités face à la mobilité : si Anna profite de la libre circulation au sein de l’espace Schengen grâce à son passeport, Malik fait lui l’expérience des routes, des passeurs et de toutes les difficultés qui jalonnent une telle expérience migratoire. Lʼauteure décrit un parcours réglé au cours duquel le migrant passe de main en main, de passeur en passeur et devient un objet déshumanisé que les passeurs se transmettent. Toutefois, malgré cette différence de conditions, les personnages ont un point commun majeur : la rupture familiale constitue un moment violent pour eux. En outre, un autre trait d’union entre ces deux êtres est la grand-mère d’Anna, qui a, en son temps, connu une trajectoire migratoire liée à des traumatismes et à des ruptures individuelles (comme le meurtre de son mari) ou sociétales (à savoir l’indépendance de la Tunisie). Ainsi, si Anna bénéficie des avantages et d’une certaine stabilité liés à sa nationalité, son histoire familiale est également construite par la mobilité transnationale. Elle arrive donc dans un camp d’accueil pour personnes en situation de migration et plus précisément dans une aile dédiée à l’accueil des mineurs. Elle y rencontre une équipe pluridisciplinaire au sein de laquelle elle s’intègre rapidement. Les rétributions symboliques liées à la reconnaissance dont font preuve les mineurs accueillis et l’ambiance positive dans l’équipe compensent le fait quʼelle ne perçoive que de faibles émoluments.
Lʼauteure décrit ensuite la fin de la première étape du parcours migratoire de Malik et son arrivée dans le même camp. Il est déposé sans ménagements dans une ville qu’il croit être Londres, dans un univers qu’il ne comprend pas, dont il ne peut pas se saisir en raison des barrières culturelles et linguistiques. Il doit être rejoint par sa famille mais elle ne vient pas. Il accepte l’aide d’un inconnu qui le conduit au commissariat où il doit expliquer et réexpliquer son histoire. Il doit alors se raconter afin de prouver qu’il fait partie des « ayants droits » (selon lʼexpression de Gérard Noiriel) et ce faisant revivre le trajet migratoire qui l’a conduit jusqu’à ce commissariat. Cette procédure au sein d’une institution policière constitue dans certains pays la première étape obligatoire à l’arrivée d’un exilé qui demande une prise en charge institutionnelle. Son déroulé exemplifie alors l’opposition entre des procédures froides, rationnelles, déshumanisées et des individus dont les besoins immédiats, comme lʼétat psychique et physiologique, sont ignorés.
L’institution contre les valeurs
La détresse de Malik va s’apaiser à son arrivée dans le centre. Messina décrit alors l’accueil par un compatriote qui le rassure en ce qu’il lui permet de retrouver des repères, notamment linguistiques. Lʼauteure s’appuie sur le déroulé de l’accueil de ce nouvel hébergé pour illustrer le nouveau désarroi d’Anna confrontée à la réalité de son nouvel environnement : lorsque Malik comprend qu’il n’est pas à Londres, il demande à l’avocate avec qui il échange de l’y conduire. Anna est alors choquée de la réponse ferme, définitive, de l’avocate qui indique qu’elle ne peut pas le faire. Elle éprouve un sentiment d’injustice face à la situation, alors que la professionnelle, en tant qu’agent de l’institution, traduit les consignes, les règles et les lois aux migrants. Le travail de dissuasion réalisé par l’avocate doit être considéré dans sa banalité. Il peut même constituer une éthique professionnelle dans la mesure où il sʼagit aussi de préserver les migrants des risques liés à la poursuite de leurs parcours de mobilité (par exemple l’inscription dans des réseaux, l’utilisation de faux papiers, etc.). Le professionnel rappelle alors un « principe de réalité » au mineur. Il l’accompagne dans son nouvel environnement, lui présente les différents « possibles possibles » (pour citer Bourdieu).
Anna oppose à cette situation un humanisme teinté de candeur, s’interrogeant sur les raisons qui empêchent Malik de mener à bien son projet migratoire et comparant la facilité avec laquelle elle-même se déplace aux obstacles successifs rencontrés par le jeune homme. Lʼauteure traduit le désenchantement rapide d’Anna et la dissonance cognitive résultant de lʼécart entre ses représentations de sa fonction et une réalité brutale dont le cadre est défini par des lois et une bureaucratie que les travailleurs du terrain doivent mettre en place. Thomas, psychologue au sein de l’équipe, lui explique la situation ; leur mission est de faire accepter un état de fait, un principe de réalité ; de rendre supportable une situation qui ne l’est pas, d’aménager un quotidien fait de détresse et de désenchantement. Le lecteur est alors témoin de la volonté d’Anna de se révolter face à cet état de fait accepté par les autres membres de l’équipe. La jeune femme doit affronter une horreur devenue banale à la télévision mais qui se réincarne dans les histoires de ces anonymes qui ont tout quitté pour rejoindre lʼEurope — une Europe qui se fortifie pour lutter contre ce qu’elle considère comme une menace. Confrontée à des contraintes sans cesse croissantes et malgré une situation matérielle devenue plus favorable grâce à l’obtention d’un véritable contrat de travail, Anna finit par quitter ses fonctions. Face à l’impossibilité de changer les choses, le départ (la fuite ?) est la seule issue pour garder son intégrité au sein d’une institution qui corrompt.
Tenir grâce au groupe ?
Les échanges informels avec les collègues ne se cantonnent pas à des discussions au sein du lieu de travail. Dans son ouvrage, l'auteure décrit le fonctionnement de l’équipe, le partage d’un objectif commun (offrir un accueil digne aux mineurs exilés), la proximité entre les équipiers, la sensation d’appartenir à quelque chose qui dépasse sa personne, etc. Il s’agit alors d’une véritable plongée dans l’intimité d’un collectif de travail, lieu quasi inaccessible au chercheur qui ne réalise pas une immersion au long cours. Ainsi, Anna décrit la manière dont les membres de l’équipe sortent ensemble en dehors du travail, et les affinités fortes qui se créent et contribuent à former une équipe de professionnels. Messina décrit notamment les sorties dans les bars « en équipe » et les consommations excessives qui constituent des pratiques à risques mais qui permettent d’extérioriser la détresse rencontrée au quotidien face à des situations qui les touchent les acteurs de cette lutte, qui les marquent.
L'auteure évoque également l’investissement dont font preuve les professionnels, leur dévouement qui va au-delà des attendus de l’institution. Toutefois, la banalisation de l’horreur (viol, enlèvement, sévices etc.) dans le discours des bénévoles plus expérimentés choque Anna et contribue à son désenchantement. L’auteure nous donne alors à voir les positionnements différents des acteurs face aux réalités qu’ils rencontrent et la manière dont la candeur des nouveaux engagés laisse place à la résignation chez les plus anciens, qui acceptent voire légitiment une réalité inique.
La fiction pour témoigner
Ce récit construit sous forme de fiction constitue donc un témoignage éclairant sur des réalités vécues à différents endroits de notre continent. Il est en effet difficile de situer l’action géographiquement puisque les détails font écho aux pratiques observées à différents endroits de l’Europe. Cette confusion entre fiction et réalité nous interroge alors sur ce qu’est vraiment l’ouvrage et sur la manière dont nous devons le traiter : simple récit à lire pour informer le grand public ou matériau utile pour la recherche en sciences sociales ?
Cette interrogation est renforcée par l’utilisation d’un fil d’actualité composé des évolutions politiques et législatives, et qui rythme les différentes parties du livre. Ce rappel des actualités du moment se double de conversations entre exilés via différents médias connectés, conversations qui donnent à voir les conséquences des arsenaux législatifs sur les routes migratoires empruntées par les personnes en situation de migration. Ces interludes abondent dans le sens de l’inscription de cet ouvrage de fiction dans l’univers vécu par ces hommes et ces femmes qui tentent de gagner l’Europe après avoir quitté leur pays d’origine. Le livre apparaît alors utile tant pour informer et sensibiliser le grand public à une situation insupportable que pour servir de support à la réflexion universitaire.
Les lecteurs intéressés pourront également visionner l'entretien que l'autrice avait enregistré sur le site de l'éditeur.