Plus que le simple fait de décider seul, c'est pour Michel Wieviorka la manière de traiter les sujets qui divisent la société qui pose problème dans la méthode de gouvernement d'Emmanuel Macron.

Programmée pour paraître à l’issue de l’élection, en prévoyant la reconduction d’Emmanuel Macron, cette lettre ouverte du sociologue Michel Wieviorka au Président se place, comme il l’explique d’entrée de jeu, sur le terrain de la démocratie. Elle porte, plus précisément, sur la manière dont le pouvoir traite ce qui, au sein de la société, divise et fait conflit, une fois admis que la démocratie se définit avant tout, en suivant en cela Claude Lefort, par sa capacité à faire vivre simultanément l’unité et la diversité conflictuelle du corps social.

L’ouvrage s’inscrit dans la continuité des deux livres précédents de Michel Wieviorka, Pour une démocratie de combat (Robert Laffont, 2020) et Métamorphose ou déchéance. Où va la France (Rue de Seine, 2021). Le premier prenait comme point de départ la crise que traverse à peu près partout la démocratie. Il s’interrogeait sur le rôle que pourraient jouer les sciences humaines et sociales en vue de la conforter, et tout particulièrement la sociologie de l’action développée par Alain Touraine et dans laquelle M. Wieviorka a, de longue date, inscrit ses pas. Dans Métamorphose ou déchéance. Où va la France ?, l'auteur se livrait à une analyse des transformations de l’État (État politique et État permanent) et des acteurs sociaux en France depuis 1945. Il cherchait à expliquer les origines de la désarticulation et de l’incompréhension mutuelle que l’on observe aujourd’hui, avant de suggérer quelques pistes qui pourraient être explorées pour sortir de cette situation.

On l’aura compris, cette lettre au Président Macron, en forme d’adresse, s’appuie sur une réflexion nourrie de longue date sur ce qu’est la démocratie et sur le type de rapports que le pouvoir pourrait entretenir avec les mouvements sociaux dans une société qui a connu d’importantes transformations au cours des dernières décennies. Si elle porte une appréciation sévère sur le précédent quinquennat – mais quel démocrate pourrait se satisfaire d’une pratique aussi verticale du pouvoir que celle qu’Emmanuel Macron nous a donné à voir pendant cinq ans ? –, elle le prend toutefois au mot : puisqu’il dit qu’il veut changer de méthode, le Président ne devrait-il pas se faire un peu sociologue ?

 

Nonfiction : À peu près tout le monde en convient, jusqu’à lui-même, semble-t-il : le Président devrait changer de méthode. Les conflits sont inhérents à la société au même titre que le besoin d’unité, et la manière d’accueillir et de faire droit à la contestation est absolument centrale en démocratie. Cela implique que le pouvoir ne restreigne pas outre mesure les possibilités de manifester ou de s’opposer, qu’il recherche une acceptation large pour les mesures qu’il souhaite mettre en œuvre, qu’il se conforme à l’obligation de rendre compte de son action et en tire les conséquences, qu’il valorise les corps intermédiaires, les élus et les institutions dans leur rôle de médiation, et encore, qu’il veuille bien considérer avec un minimum de sympathie et d’intérêt les demandes qui émergent de la société. Or, c’est tout le contraire, comme vous le montrez dans ce livre, qu’on a pu observer dans le précédent quinquennat. Vous ne vous étendez pas beaucoup sur les fondements de la culture politique qui y est ici à l’œuvre, qui dépassent largement la personnalité d’Emmanuel Macron. Pourriez-vous en dire un mot ?

Michel Wieviorka : Cette culture politique me semble effectivement être un mélange d’éléments propres au Président et de tendances plus lourdes qui le précèdent – et qui ont pu façonner sa personnalité. Il faudrait peut-être parler de son parcours, de son éducation, de son milieu familial, de ses études…. ce n’est pas ma tasse de thé. Toujours est-il qu’il semble faire confiance à certaines compétences et pas à d’autres. La référence à l’univers de la gestion, du management, de la finance, à celui aussi du conseil et de l’expertise le place du côté de la raison, et d’une certaine modernité, et il en trouve certainement l’incarnation chez les technocrates qui l’environnent. Or, il n’y a pas beaucoup de sens à accorder au social, à la réalité sociale, quand on pense détenir la raison : on ne conçoit pas que cinq euros, c’est beaucoup pour un étudiant (je pense à la réduction de l’APL, dont on a appris récemment que l’idée venait de McKinsey), ou que la mobilité automobile puisse être cruciale pour beaucoup d’entre nous (je pense à la réduction de la vitesse maximale à 80 km/heure sur les routes puis aux mesures fiscales sur les produits pétroliers). Il y a chez lui une méconnaissance de ce qu’est la réalité sociale, et il ne suffit pas d’aller sur le terrain serrer les mains pour régler la question, d'autant que ses « petites phrases » expriment le mépris et l’ignorance.

Cette culture fonctionne au charme, qui n’est jamais durable. Le message est bref et sans lendemain ; on est loin de la pratique exigeante de la négociation, de la recherche du compromis avec des acteurs collectifs installés dans la durée. Et elle laisse aussi de la place à bien d’autres choses, qui sont jugées sans importance, ce que j’ai appelé l’État fangeux par exemple (qui recouvre des jeux d’acteurs douteux), ou bien l’essor de la bureaucratie. Bref, pour adopter une autre culture politique, il y aura à changer en profondeur non seulement la personnalité du chef de l’État, mais aussi celle de son entourage, du personnel dirigeant dans divers ministères – et cela fait du monde. 

Le mal est profond. Il procède à mon sens, entre autres sources, de la façon dont la gauche a voulu se situer sur le terrain de la droite, s’est prétendue aussi bonne gestionnaire et efficace dans le management qu’elle, du fait que nombre de ses dirigeants sont sortis de l’ENA sans se différencier toujours de ceux qui ont rallié la droite. Elle a cru possible d’incarner la raison et de renvoyer dans la déraison, voire le non-sens, ceux qui n’acceptaient pas de telles orientations qui lui semblaient incontournables. Comme je le suggère dans mon livre précédent Métamorphose ou déchéance. Où va la France ?, le tournant de la rigueur, en 1982, est un point de départ dans cette transformation.

Les évolutions politiques ne sont jamais totalement autonomes des transformations de la vie sociale et de la culture : la sortie difficile de la société industrielle, l’immigration de travail devenant de peuplement, la montée du thème de l’insécurité, et en même temps la décomposition des forces politiques classiques et la montée du Front national, l’entrée dans l’ère du numérique, etc., il y a tant de facteurs qui contribuent à des changements dans la culture politique et qui peuvent donner l’illusion que les maîtriser passe par une verticalité teintée en fait de populisme (d’en haut) et dominée par la technocratie.

 

Il y a différentes manières de nier les conflits et une fois qu’on y est disposé, on a l’impression que l’on peut tout se permettre (vous en donnez des exemples dans le livre). Mais peut-on éluder la question : pourquoi le pouvoir est-il si enclin à nier les conflits ?

Pour réfléchir à cette question, il est bon de rappeler que la démocratie implique deux exigences : assurer l’unité du corps social, et traiter autrement que par la violence ce qui le divise. Nier les conflits, c’est se situer du côté de l’ordre, de la confiance dans la capacité du pouvoir d’imposer ou de faire valoir sans discussion ses choix, c’est croire à l’efficacité des dominants et de l’État à régler les problèmes sans avoir à négocier, débattre, envisager des compromis. Nier les conflits, c’est croire qu’il suffit de mettre en avant un principe d’unité, la Nation, la République, ce qui est le plus souvent le fait des acteurs dirigeants, qui affirment ainsi leur pouvoir, et croient même parfois, en agissant ainsi, le renforcer. Une autre façon de nier les conflits est d’en parler de façon caricaturale, de les réduire à des conduites irrationnelles et dangereuses : c’est ainsi que j’analyse les campagnes actuelles anti-woke, anti-cancel culture, etc. Elles montent en épingle des évènements effectivement inadmissibles, lourds d’une intolérance inacceptable, mais mineurs, pour jeter le bébé avec l’eau du bain et ignorer ou repousser dans le non-sens les contestations antiracistes ou féministes, par exemple.

 

Vous avez choisi d’interpeller le Président sur le terrain de la démocratie… plutôt que sur le contenu de sa politique (même si vous faites l’une ou l’autre exception, comme pour l’immigration, par exemple). Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas matière, selon vous, à le faire ?

Vous avez raison, il y a largement matière à interpeller le Président sur chacune de ses politiques, et j’aurais certainement dû en faire davantage. Mais au fur et à mesure que j’avançais dans l’écriture, j’ai acquis la conviction que l‘essentiel, avant de parler de telle ou telle politique, est la conception même qu’il se fait de l’action politique, ce qui conduit directement à une réflexion sur la démocratie. Avant de contester ses choix en matière énergétique, ou d’éducation, ce qui prime n’est-il pas d’examiner la méthode choisie et le cadre disponible pour élaborer de tels choix, et pour les faire aboutir à des réalisations ? En fait, il y a ici deux points essentiels. Le premier, nous venons d’en parler, c’est la culture politique, qui autorise ou non plus de démocratie ; sur ce point, mon livre fait part de mes doutes, qui s’appuient sur l’examen serré de l’expérience des cinq dernières années. Le second, c’est la volonté et la capacité de modifier en profondeur notre système institutionnel, qui appelle à mes yeux d’immenses transformations – regardez les débats autour de la VIe République, de la proportionnelle, du statut du référendum ou de la durée du mandat présidentiel. Et les deux registres se complètent et s’informent mutuellement. Autrement dit, pour interpeller utilement le président sur ses politiques, il faut avoir une image claire de l’espace culturel et institutionnel dans lequel il les élabore, et les met ou non en débat et en œuvre. Par exemple, il annonce une planification en particulier sur tout ce qui touche à l’environnement, or sans la moindre concertation, et sans se référer au Plan confié pourtant à un « Haut Commissaire ». Il a déjà tranché et prévu tout un programme électronucléaire à l’horizon 2030. Ou bien encore, il parle de concertation avec les acteurs concernés sur les retraites, alors que sa doctrine est déjà affichée – 65 ans avec des ajustements pour certaines catégories !

 

La partie la plus délicate dans les recommandations que vous adressez au Président concerne la façon d’accueillir les contestations, qui émanent d’acteurs sociaux divers et variés, souvent chargées d’une forte subjectivité. Cela requiert, expliquez-vous, de faire la part des choses entre les différentes dimensions que celles-ci peuvent prendre, pour y ajuster la réponse. Ce point était au centre de l’un de vos autres ouvrages récents Pour une démocratie de combat : la manière dont ces acteurs peuvent imaginer agir pour transformer leur situation passe désormais par des processus de subjectivation et de dé-subjectivation complexes, et les conditions d’institutionnalisation et d’inscription de ces contestations dans des logiques de débat et de négociation en sont singulièrement compliquées. En quoi les sciences sociales peuvent à la fois aider le pouvoir à en prendre une mesure correcte et aider les acteurs à rendre leur action plus efficace ? 

Les contestations collectives contemporaines s’inscrivent effectivement dans des logiques de subjectivation et de dé-subjectivation qui peuvent, ou non, rendre le débat démocratique possible. Les Gilets jaunes, par exemple, ne voulaient pas vraiment construire un tel débat avec le Président, qui avait eu l’idée géniale de transformer la crise en débat et en conflit institutionnalisé (le « Grand Débat »), mais qui n’a pas su, ni peut-être voulu, échanger avec les acteurs concernés.

Les mouvements actuels relèvent de registres très différents. Les uns ont une forte tonalité sociale héritée de la période antérieure et veulent sauver ce qui selon eux doit l’être de modèles plus ou moins anciens – on l’a vu avec les mobilisations sur les retraites. D’autres nous font entrer pleinement dans une ère nouvelle, et ont avant tout une forte charge culturelle : par exemple quand il s’agit d’environnement, de genre, d’orientation sexuelle, de « race », de questions éthiques, et ces mouvements peuvent avoir des dimensions préoccupantes, par exemple lorsqu’ils sont identitaires, voire inquiétantes, je pense par exemple à la Manif pour tous. D’autres encore ne se définissent pas directement par rapport à un type de société, mais traduisent avant tout des difficultés économiques. On l’a vu avec les Gilets jaunes, quand ils parlaient de fin de mois ou dénonçaient la désertification de certains territoires.

Les sciences sociales, ici, sont particulièrement utiles pour éclairer aussi bien certains acteurs eux-mêmes, dans un sens constructif qui peut leur permettre d’élever leur capacité d’action, que les pouvoirs publics et les responsables politiques. Prenez l’islam radical, par exemple : si l’on veut agir contre le terrorisme, le sectarisme, le communautarisme, il vaut mieux avoir des connaissances précises sur la façon dont leurs protagonistes se constituent et peuvent éventuellement se transformer. J’ajoute qu’il ne faut pas croire que tous les chercheurs partagent les mêmes points de vue. Je reprends l’exemple de l’islam radical : est-ce d’abord un phénomène religieux, ou un phénomène social ? Gilles Képel et Olivier Roy se sont opposés sur cet enjeu, tandis que Farhad Khosrokhavar suggérait de tester sur chaque cas particulier les deux hypothèses, pour voir comment elles se complètement concrètement.

 

Vous écriviez dans un autre ouvrage récent, Métamorphose ou déchéance. Où va la France, que l’État politique n’avait cessé de perdre, en France en particulier, au cours des dernières décennies, en légitimité et en capacité de mobiliser l’État permanent ; en même temps, leur relation à tous les deux à la société civile semblait se déliter face à la fragmentation et l’horizontalité des luttes qui émergeaient. L’alternative se situait alors, expliquiez-vous, entre une métamorphose et donc un renouvellement des grandes questions sociales et économiques du moment, dans une dynamique conjointe du mouvement des idées et des transformations sociales, et une déchéance, dont on comprenait qu’elle serait faite à la fois d’une incapacité à faire face aux grands enjeux qui nous sollicitent et à une montée de l’hostilité et de la violence dans la société. Vous avez déjà évoqué quelques pistes concernant la culture politique et le système institutionnel, mais s’il faut traiter les conflits c’est aussi pour éviter la violence, qui est aussi l’un de vos sujets d’études de prédilection. Pourriez-vous en dire un mot pour finir ? 

Oui, nous avons besoin de traiter des confits, et non de les mettre d’une façon ou d’une autre sous le tapis, ce qui revient toujours à la violence – celle des acteurs contestataires mais aussi celle de la répression – et crée la spirale de l’insécurité, objective et subjective : quand tous les samedis, sur les chaines en ligne, vous ne voyez que des affrontements entre policiers et manifestants, vous perdez le sens de ce qui constitue l’enjeu même des contestations, vous n’avez plus que l‘image d’une société emportée dans la brutalité et la violence. Quand la politique migratoire aboutit à pourchasser des migrants, détruire leurs abris, etc., c’est là aussi la seule image de la répression et derrière elle du chaos qui l’emporte. L’inquiétude grandit y compris chez ceux qui agissent en première ligne, fonctionnaires, élus locaux, associations. Oui, et c’est plus compliqué, nous devons distinguer les mobilisations fermées à toute altérité, en particulier hyper-identitaires, et celles qui articulent une identité ouverte avec des valeurs universelles. Les identités présentent souvent deux faces, elles ne sont pas toujours seulement et nécessairement facteur de communautarisme, de « séparatisme », de violence.