Ce roman, dont l’original (2010) s’est vendu à quelque 150 000 exemplaires, donne à lire le journal d’un jeune programmeur en quête de sens dans l’Ukraine des années 2000.

Alors que l’actualité clame le martyr du peuple ukrainien, le roman de Lina Kostenko (née en 1930), vendu à quelque 150 000 exemplaires en Ukraine, et récemment traduit en français, présente la quête d’un peuple qui veut se faire reconnaître en tant que nation souveraine. Dans les années 60 déjà, une jeune intelligentsia faite d’artistes, de traducteurs et de scientifiques façonna une protestation éthique et esthétique rapidement devenue politique. L’auteure faisait partie de cette génération combattante : devant se livrer à la création littéraire sous un régime de censure sévère, elle s’inventa une poétique régie par trois principes fondateurs : l’européanisme, l’élitisme et l’intellectualisme. Trois principes qui se retrouvent peu ou prou dans son roman publié, pour l’original, en 2011, et qui donne la parole à un informaticien qui se sent désorienté dans la société désillusionnée du début du troisième millénaire.

La dette du passé

Le passé tiraille l’être entre les différentes veines qui le traversent. En Ukraine, les années 60 voient l’émergence d’une éthique fondée sur la tradition humaniste européenne des droits de l’homme et des libertés et sur le principe de la solidarité. Mais les partisans de cette éthique sont opprimés et, plusieurs décennies plus tard, leur victoire reste incertaine.

Dans l’Ukraine d’après l’URSS, le passé se vit ainsi comme un fardeau qui stérilise un présent empoisonné. Le fantôme de Gueorgui Gongadzé, ce journaliste assassiné dont on a retrouvé à l’automne 2000 le cadavre sans tête, est le symbole sinistre d’un passé criminel qui ne se repent pas. L’indépendance acquise par l’Ukraine semble illusoire car le pays est toujours envahi par les spectres soviétiques. Le personnage de la belle-mère du narrateur, originaire des territoires brûlés par Tchernobyl, rappelle les stigmates d’une histoire qui a meurtri l’Ukraine sur sa propre terre.

L’horizon décevant d’un nouveau millénaire

Le narrateur écrit donc les minutes des maux du monde, de ce magma de catastrophes, dans un journal qui donne une image apocalyptique du présent. Malgré l’avènement d’un nouveau siècle et d’un nouveau millénaire, l’absurde triomphe, toujours plus menaçant, toujours plus angoissant. Il n’est que de voir la litanie des catastrophes qui tissent l’histoire mondiale pour s’en convaincre. Partout, la mort, partout l’abîme qui s’ouvre, engloutissant les pâles lueurs de l’espoir. Et les attentats du 11 septembre 2001 résonnent comme un avertissement apocalyptique à l’humanité déchue. Ainsi la jeunesse, qui devrait être porteuse d’espoir, n’est plus que le pâle simulacre de ce qu’elle aurait pu être. Enchaînée à une société consumériste, elle semble se détacher de tout qui pourrait faire sens aux yeux du narrateur, qui s’inquiète pour ces jeunes qui se réfugient dans la virtualité, comme le fait Teenager, son demi-frère. 

La solitude d’un être en déshérence

Le cheminement existentiel du protagoniste prend la forme de l’errance d’un être qui se débat dans une société perdue. Ce programmeur de trente-cinq ans perd son travail, se retrouve relégué au ban de la société. Il se sent seul au milieu de ses compatriotes et de sa propre famille. Il retrouve l’écho de ce qu’il cherche dans le souvenir de sa mère, cantatrice de talent, et de son père, traducteur renommé, qui est encore vivant, mais qui semble déjà presque effacé d’un monde qui ne tient plus compte des hommes de sa génération. Mais lui-même erre, coincé entre une épouse qui ne le considère plus comme un homme et un enfant dont l’évolution semble problématique. À cela s’ajoute l’ambiance d’une époque, celle du règne du président Koutchma qui, malgré une rhétorique pro-européenne, a bloqué le cheminement de l’Ukraine vers l’Europe. Le pays est en proie à des oligarques corrompus. La question de l’avenir se perd dans les désillusions. S’anéantir, commettre l’irréparable, reste le seul acte possible, d’où la tentative de suicide de ce « fou » ukrainien.

La Révolution orange

Ce roman en forme de journal n’est toutefois pas pessimiste. Le couple formé par le narrateur et son épouse traverse son propre enfer psychologique, mais finit par vaincre tout ce qui tend à le désunir. En écho, la Révolution orange apparaît comme l’avènement du peuple ukrainien. L’hiver 2004-2005 marque un acte de résistance civile contre le régime autocratique et, dans le même temps, résonne comme un acte de révolte existentielle de l’individu – on pense à « l’homme révolté » de Camus. L’ukrainien, cette langue longtemps perçue par certains des personnages comme indigne d’être utilisée, est alors employé spontanément même par les moins militants des protagonistes de cette chronique de l’Ukraine déjà martyrisée. Dans cette réappropriation linguistique, le peuple ukrainien se soude en une nation, qui œuvre alors pour son futur et reprend sa quête d’indépendance et de reconnaissance. Et l’histoire actuelle rend d’autant plus douloureuse et vibrante cette problématique pour la nation ukrainienne, meurtrie une fois encore dans sa chair.