Un rapport qui constitue une excellente base de réflexion, tant par les propositions formulées que les craintes tacites qu'il exprime.
Au milieu de la France
Où se trouve le milieu ? D’après le rapport publié le 27 mars dernier par le Club des 13, groupe de professionnels militant parmi lesquels figurent les réalisateurs Pascale Ferran, Claude Miller et Jacques Audiard, le milieu se définit comme le lieu de rencontre entre l’art et l’industrie. Un lieu d’échanges où la créativité se manifeste autant dans les œuvres que dans les pratiques commerciales. Le lieu des budgets de production dits "moyens", c’est à dire compris généralement entre 3 et 8 millions d’euros. Un lieu aujourd’hui dépeuplé… à l’exception toutefois de quelques survivants :
"André Téchiné, Bertrand Tavernier, Colline Serreau, Alain Corneau, Costa-Gavras, Claude Miller, Benoît Jacquot, Catherine Breillat, Léos Carax, Patrick Chéreau, Robert Guédiguian, Pierre Jolivet, Olivier Assayas, Claire Denis, François Dupeyron, Tonnie Marshall, Nicole Garcia, Jean-Pierre Jeunet, Cédric Klapisch, Arnaud Desplechin, Xavier Beauvois, Catherine Corsini, Cédric Kahn, Pascale Ferran, Mathieu Kassovitz, Jacques Audiard, Pierre Salvadori, Marion Vernoux, Laetitia Masson, Lucas Belvaux, Patricia Mazuy, Noémie Lvovsky, Bruno Podalydès, Agnès Jaoui, François Ozon, Arnaud et Jean-Marie Larrieu, Dominique Moll, Laurent Cantet, Abdellatif Kechiche…"
Cette liste conséquente ne devrait-elle pas prouver la vigueur du cinéma français ? Non, répondent les membres du Club des 13 : si le cinéma français s’essouffle aujourd’hui malgré la présence de ces nombreux talents, c’est parce qu’il est atteint de maux structurels. Et la première qualité de leur rapport est d’analyser avec minutie la structure du processus de production : de la création du scénario à l’exportation du film, il passe en revue tous les facteurs qui, mal gérés, peuvent compromettre la réussite d’un film et faire dérailler la machine.
Le rapport du Club des 13 explique bien comment des facteurs techniques, commerciaux et industriels peuvent créer un sentiment général d’inhibition. Leur préoccupation constante pour l’atmosphère et les sentiments de la profession, qui peut paraître inattendue et parfois irritante dans le cadre d’un rapport consacré à une industrie, est en fait symptomatique d’un univers professionnel où la psychologie joue un rôle très important. En outre, cette description d’un malaise n’est pas sans rappeler d’autres débats très actuels concernant l’ensemble de la société française : on peut le lire par exemple en pensant à un autre rapport fortement médiatisé, celui de la Commission Attali, appelant les Français à "envisager l’avenir avec confiance, sécuriser pour protéger, préférer le risque à la rente, libérer l’initiative, la concurrence et l’innovation"… autant d’injonctions qui pourraient fort bien être adressées au cinéma français, dont les blocages et les peurs reflètent ainsi un état d’esprit national. Le rapport du Club des 13 n’échappe pas à ces paradoxes : même s’il fait preuve de beaucoup de conservatisme, il a le mérite de monter au créneau avec des propositions concrètes témoignant d’une foi profonde dans l’alliance entre les pratiques artistiques et les pratiques industrielles.
L’intelligence du système
Quelles sont ces propositions ? Dès le départ, le rapport propose une relecture rigoureuse des outils existants de la politique cinématographique française. Il prône une réforme de ces principes, et non pas leur remise en cause. Cette méthode est justifiée par un souci de réalisme : il s’agit de travailler le système de l’intérieur, et non de le faire voler en éclats. Ainsi, les propositions finales ne se présentent pas comme des créations ex-nihilo mais plutôt comme une série de curseurs qu’on aurait déplacés, créés ou supprimés. Le rapport met en valeur et décline sous toutes ses formes le principe majeur du système : l’idée que seule la recette engendre de l’aide financière. La subvention ne peut venir qu’en appui d’un succès commercial déjà amorcé, afin de soutenir des œuvres ayant un véritable potentiel commercial et le souci du public. Ce système ne se veut pas élitiste ou miséricordieux, mais veut propulser les producteurs de films à moyen budget qui prennent des risques vers un niveau de richesse leur permettant de réinvestir. Selon le Club des 13, les aides et les incitations existantes ne servent en général plus leur but initial, mais sont entièrement absorbés par des instances déjà très puissantes, en particulier les chaînes de télévision.
Prenons pour exemple la première des propositions de la liste : l’idée de réserver le "soutien automatique" au seul producteur délégué. À l’origine, le soutien automatique est un bonus que touche le producteur d’un film en proportion du succès de son dernier film, et qu’il est obligé de réinvestir dans la production du suivant. Cet argent provient de la taxe spéciale prélevée par le CNC sur tous les billets de cinéma, y compris sur les billets achetés pour les films américains. Le rapport montre que les chaînes de télévision qui s’associent au financement du film en le préachetant demandent une part de plus en plus importante de ce bonus, au nom de leur statut de coproducteur. Le Club des 13 invite donc à recentrer la fonction de cette aide, en la redonnant exclusivement au producteur pour qu’il fasse un nouveau film, au lieu que cet argent ne se perde dans la masse des profits d’une chaîne de télévision.
Autre proposition intéressante, celle d’une prime à l’exportation : une nouvelle aide qui serait parfaitement dans l’esprit du système français, car elle donnerait des bonus proportionnels aux volume des ventes à l’international. Plus le film se vendrait à l’étranger, plus son réalisateur recevrait d’aides.
L’horizon mondial
L’ensemble des propositions du rapport traduit cet esprit d’ajustement. Mais l’intérêt du rapport réside aussi largement dans ses descriptions très approfondies des pratiques professionnelles, qui permettent d’esquisser des horizons beaucoup plus vastes et des changements plus importants dans la réalité du cinéma français. Ces perspectives sont au nombre de trois : 1) le statut économique des auteurs ; 2) l’idée de concentration industrielle ; 3) l’élargissement du marché à l’international, avec une étape qui paraît indispensable et urgente, celle de l’Europe.
Tout d’abord, le rapport montre pourquoi les auteurs principaux d’un film, à savoir le trio du producteur, du scénariste et du réalisateur, ne sont plus à la place qui devrait leur revenir dans la chaîne économique. Il dénonce avec force la précipitation dans laquelle les producteurs doivent lancer leurs projets, afin de lever des financements et donc d’alimenter leur société. Cette culture de l’urgence produit des films bâclés et fait marcher le système économique à l’envers : les producteurs se rémunèrent désormais en amont, au niveau du financement, et non plus en aval, dans la récolte des recettes — parce que cette recette est captée par un trop grand nombre de partenaires financiers et qu’elle met trop de temps à remonter vers le producteur. Le bon sens commercial consistant à rechercher des acheteurs (et pas seulement des partenaires financiers) n’est pas assez pratiqué.
Ce phénomène de rémunération à l’envers s’applique également au scénariste et au réalisateur car leurs "droits d’auteurs", c’est-à-dire leur participation aux recettes du film, sont largement remplacés par des à-valoirs, touchés avant la sortie du film : cette pratique sécurise la rémunération mais la limite aussi en la déconnectant du succès de l’œuvre. Précisons en outre — ce que le rapport ne mentionne pas — que le pourcentage de droits d’auteurs autorisé dans le contrat est maintenu à des taux ridicules, comme 0,4 ou 0,5% : des taux prohibés par le Code de la Propriété Intellectuelle mais hélas largement pratiqués.
D’autre part, le rapport soulève la question de la fusion ou de la diversification des activités. Il montre que la séparation entre producteurs et chaînes de télévision, entre producteurs et distributeurs, entre producteurs et exportateurs, est annulée quand les recettes des films et les aides associées se retrouvent interceptées par ces nombreux partenaires financiers… Au nom de l’indépendance éditoriale, le Club des 13 préconise une meilleure séparation. On peut regretter qu’il n’envisage jamais une fusion verticale, franche et nette entre les acteurs de la filiale. En effet, si certaines sociétés de production appartenaient à des grands groupes, elles pourraient aussi recevoir plus d’argent pour produire leurs films et perdraient moins d’énergie à concevoir des montages financiers trop complexes, impliquant trop de participants. En retour les maisons mères diversifieraient leurs débouchés commerciaux, y compris sur des supports autres que la télévision et plus favorables à la diversité de la production : l’exportation, la VOD, le DVD… L’indépendance éditoriale n’est pas toujours liée aussi farouchement à l’indépendance économique, comme le montre l’exemple américain. Aux États-Unis, les fusions entre producteurs et exploitants de salles interdites dans les années 1940 ont été réintroduites en 1985, et les fusions entre diffuseurs et producteurs interdites en 1970 ont été rétablies en 1995. Cela n’empêche pas de grands groupes audiovisuels de développer des activités de production qui sont également ambitieuses d’un point de vue artistique, avec par exemple Paramount Vantage pour Viacom (There Will Be Blood, de Paul Thomas Anderson), Focus Features pour NBC Universal c’est-à-dire General Electric (Brockeback Mountain, de Ang Lee), ou encore Sony Pictures Classics pour le Japonais Sony (Black Book de Paul Verhoeven).
Enfin, le rapport du Club des 13 pointe à juste titre la question de l’exportation. C’est en effet en s’exportant qu’un film a aujourd’hui les meilleures chances d’allier l’ambition artistique et commerciale. Parmi les très bonnes ventes internationales de la France figurent beaucoup de films ayant une forte identité, comme 8 Femmes, Lady Chatterley, ou De Battre mon cœur s’est arrêté, qui n’ont rien à voir avec les comédies formatées pour la télévision. On ne peut dès lors que soutenir le Club des 13 quand il propose de créer des incitations à l’exportation. On peut aussi réfléchir en termes d’échelles : si les films américains marchent aussi bien, c’est également parce que leur public national potentiel est de 300 millions d’habitants, et le nombre d’anglophones dans le monde de 525 millions — ce qui se compare mal avec les 64 millions de Français mais mieux avec la population de l’Union Européenne : 494 millions d’habitants, parmi lesquels beaucoup de publics éduqués et capables de s’intéresser à des films en langue étrangère. Voilà qui inciterait à développer des sociétés de production multinationales, des coproductions, à délocaliser les tournages et puiser dans un réservoir beaucoup plus étendu de talents, d’acteurs, de scénaristes et de techniciens venus de toute l’Union Européenne. Le rapport a donc raison de dénoncer le casse-tête des barèmes du CNC, dont les aides se concentrent sur des films à la production majoritairement franco-française.
Le Rapport du Club des 13 offre donc une excellente base pour réfléchir à la rénovation du cinéma français, à travers les propositions qu’il formule directement mais aussi à travers les craintes qu’il exprime implicitement. Il n’a pas tort de critiquer l’engagement trop important des télévisions dans le cinéma. Il y a plus de perspectives dans les évolutions actuelles du marché (supports numériques et Internet), propices à la création de publics plus diffus mais plus larges et renforçant chez les spectateurs le sentiment d’appartenir à un public international amateur de cinéma. La plus importante revendication du Club des 13, formulée dès les premières pages du rapport, est de pouvoir continuer à fabriquer un art populaire : celui qui, budgétairement, correspond aux films du milieu, qui n’est ni trop contraint commercialement, ni stérilement élitiste — et qui a d’autant plus d’avenir si on définit la population visée comme une population internationale.
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crédit photo : JanneM / flickr.com