Face à la rhétorique raciste de l’« ensauvagement », cet essai propose une approche politique et littéraire visant à retourner le stigmate du « barbare ».

Louisa Yousfi fait partie d’une génération pour laquelle « être et rester barbare » — selon la formule de Kateb Yacine citée en début d’ouvrage — est devenu un slogan nécessaire. Alors que les mots « ensauvagement », « sauvage », et « barbare » ainsi que les jugements racistes qui les accompagnent surgissent à nouveau dans le vocabulaire politique et médiatique, des militants s’efforcent d’inverser l’adresse de ces formules afin de renforcer leur dénonciation du postcolonialisme.

Comme beaucoup, l’autrice considère que notre société doit prendre au sérieux la question de la rémanence voire de la recrudescence du racisme postcolonial, et refuser de laisser le vernis hypocrite de la compassion gangrener des attitudes finalement discriminatoires. Politiquement, ce discours se structure autour d’organisations telles que le PIR, le Parti des Indigènes de la République. L’autrice ne cache pas sa sympathie pour ce mouvement : elle se réclame de son ancienne porte-parole, Houria Bouteldja, et remercie ses militants pour leurs actions — ce qui l’expose à de nombreuses critiques. Pour autant, l’ouvrage ne se résume pas à un commentaire de l’actualité du racisme dans la France contemporaine ; il y est surtout question de la littérature contemporaine et de ses options critiques.

Un parcours individuel au cœur du racisme ordinaire

La journaliste Louisa Yousfi est enfant d’immigrés algériens et musulmans et grandit dans la France des années 1990. Elle raconte avoir toujours été une bonne élève. Originaire du sud-est de la France, elle intègre une classe préparatoire littéraire à Lille, puis entreprend des études de philosophie à Nice, avant d’accéder à une école de journalisme à Bordeaux. La distance la sépare de sa famille, qu’elle ne retrouve que deux fois par an.

Entre le souvenir d’une institutrice affirmant que « les Algériens avaient renvoyé les Français dans des cercueils » et celui de l’école de journalisme dont elle ne supportait pas « les blagues lourdes et l’ambiance », Louisa Yousfi dresse le récit d’une vie marquée par le racisme ordinaire. Elle suit pourtant le conseil de ses parents ouvriers, pour qui l’ascension sociale importait beaucoup : « Pense à tes études, après tu pourras faire de la politique, si tu veux ».

Alors qu’elle intègre la faculté, Louisa Yousfi se rappelle d’un conseil de sa mère, qu’elle n’avait pas compris à l’époque : « N’oublie jamais que nous sommes musulmans ». Alors que sa foi constituait pour elle une évidence, elle prend conscience en grandissant du fait « qu’absolument tout dans ce pays vous pousse à lâcher l’islam ».

Le choix de la littérature

L’autrice ne cherche pas à commenter toutes les formes prises par la discrimination raciale ; elle n’énumère pas les différentes modalités du racisme qui traversent la société française ; elle évite la tournure spectaculaire que prend le scandale, pour trouver une voie artistique. Le parti pris de ce livre est donc littéraire. Il déploie la question de la responsabilité de la fiction en proposant des récits qui déplacent le vocabulaire ou convoquent des figures emblématiques de la lutte décoloniale. En ce sens, l’écriture constitue l’arme la plus efficace pour ébranler les représentations collectives et modifier nos manières de comprendre le réel.

L’autrice s’appuie pour ce faire sur des auteurs centraux, qui confèrent à son propos une certaine légitimité : Kateb Yacine déjà cité, mais aussi Chester Himes, Ralph Ellison, pour les premiers étudiés. Tous font l’objet d’un commentaire élargi, qui refuse de se limiter aux images que l’on se fait d’eux habituellement. L’autrice invite son lecteur à faire l’effort de porter un autre regard sur leurs ouvrages, redessinant ainsi sans cesse les territoires de la pensée.

C’est le cas par exemple du personnage de Jesse Robinson, dans le roman de Chester Himes La fin d’un primitif. Alors que celui-ci vient de tuer Christina Cummings (second personnage du roman), le roman s’achève par ces mots : « Nègre tue Blanche ». Derrière cette formule, le lecteur lit : « Coupable tue Innocente ». Or, ce ne sont pas uniquement les modalités de la lecture qui jouent ici. Cette compréhension n’est possible que si le lecteur entre pleinement dans le jeu littéraire qui veut qu’un Noir finit par se comporter comme un coupable. On mesure là la puissance du racisme dans notre culture : le texte se conforme à ce que voulait, à ce qu’attendait le lecteur blanc. À ce sujet, l’autrice considère que Chester Himes est un auteur susceptible d’extirper du crâne de son lecteur les résidus de racisme qui se cachent dans ses recoins sombres.

Ces textes sont autant de lieux de réensauvagement, que Louisa Yousfi décline de manière à recréer de nouveaux états du monde, des bifurcations dans l’espace clos du racisme ordinaire. Sa force est de de traiter de toutes les duperies racistes dans une langue ironique. Elle insiste sur ces expressions apparemment anodines qui ne cessent de contaminer la langue courante ; à l’inverse, elle explore la capacité de la langue littéraire à fouiller les agressions et les ressentiments, à faire du « sauvage » une zone de redéploiement de l’exogène. C’est en définitive ce que proposait Kateb Yacine, qui retraçait l’histoire longue de la domestication de ceux qu’on a appelé « barbares » en retournant les stigmates. « Barbare, oui, et alors ? »

Dans le même ordre d’idée, l’examen des ouvrages de Ralph Ellison met en lumière des existences condamnées au silence par les récits hégémoniques. Avatar de l’homme noir rendu invisible et nié dans son humanité au sein de la société américaine, le personnage de l’« Homme invisible » n’a ni visage, ni nom. Et pourtant, il existe. Ce sont ses aventures dont Louisa Yousfi rend compte.

Le Rap

Trois autres chapitres de l’ouvrage s’attardent cette fois sur le Rap, faisant évoluer la forme littéraire de l’ouvrage. L’autrice connaît les critiques que l’on adresse à cette forme musico-poétique. Mais c’est avec subtilité qu’elle dégage le langage spécifique de ces productions, le rapport qu’elles entretiennent avec les frontières symboliques et les manières originales d’expérimenter l’existence qu’elles proposent. Par la langue, les rappeurs réinterprètent la condition « barbare ». Booba, Mehdi Meklat, Tarik et Nabil Andrieu (PNL) apparaissent en ce sens comme les génies créateurs d’une sorte de mythologie contemporaine, d’un récit épique du barbarisme moderne.

L’autrice puise une partie de ses sources dans La Colonie, cet espace à l’identité bigarrée devenu incontournable à Paris. Louisa Yousfi y puise une approche décoloniale appliquée à la culture, un refus du racisme d’État tel qu’il se déploie dans l’Empire (au double sens de l’ancien Empire colonial et de l’« Empire » dont parlent Antonio Negri et Michael Hart). C’est par ce faisceau d’inspirations littéraires et poétiques qu’elle entend porter un regard neuf et décalé sur l’actualité politique, de manière à faire entendre la voix de ceux qui, issus de l’immigration post-coloniale, s’efforcent de « rester barbares ».