500 « microfictions » ajoutent la pandémie de Covid au catalogue des horreurs que l’auteur raconte avec jubilation depuis 2007, en une page et demie.
Meurtres, inceste, pédophilie, zoophilie, misère économique et sexuelle (entre autres), émigration, naufrage de la vieillesse dont l’auteur semblait déjà avoir fait le tour en 2015 dans un recueil au titre ironique : Bravo… Aucun sujet n’est assez noir ni assez macabre pour Régis Jauffret, qui enchaîne par ordre alphabétique ces récits à la première personne, d’hommes et de femmes, jeunes ou vieux, hétérosexuels ou homosexuels, riches ou pauvres, avec un art épatant de l’incipit et du discours direct qui vient ponctuer le récit. Ces destins tordus dessinent une fresque humaine qui fait concurrence à l’état civil, comme le voulait Balzac dans La Comédie humaine, si bien que le mot « roman » sur la couverture se trouve justifié par la monumentalité et la diversité de l’ensemble, où l’auteur ne recule ni devant le sordide ni devant le trash. C’est pourtant le prix Goncourt de la nouvelle qu’il a obtenu pour ses Microfictions 2018, alors que le premier volume avait reçu le Grand prix de l’humour noir Xavier-Forneret en 2007.
Un entomologiste du style
Régis Jauffret réussit à faire vivre (et souvent mourir) ses personnages en moins de deux pages, grâce à un sens de la formule, comparaison ou métaphore, très efficace et infiniment savoureux pour le lecteur. Un très vieux cinéaste rêve d’« enfoncer son piolet dans le mont de Vénus » de la journaliste venue l’interroger. En moraliste d’aujourd’hui, l’auteur s’introduit dans des cerveaux malades et manie les phrases brèves comme des maximes : « Les histoires d’amour se terminent comme on tombe en panne. » Pour autant, il ne porte pas de jugements sur cette foule de freaks qui nous confient leurs douleurs et leurs perversions.
Ce goût pour la brièveté évoque parfois le poème en prose : « La nuit j’écoute les années. » Le premier texte se situe en pleine pandémie et il y est question, pour un lycéen invité à dîner par le « type de la sécurité d’un supermarché », de « braver le couvre-feu » sous prétexte d’aller aider un vieux : « Il avait cuisiné une pintade raflée dans la poubelle du rayon boucherie. Il a voulu me raconter son histoire. La mienne me suffisait. J’ai regardé Lyon par la fenêtre. Envie de jeter mon verre sur la tête d’un habitant en train d’applaudir la France sur le balcon de son immeuble de la place Bellecour. » Le tout se termine par une séance de masturbation, forme majoritaire de la sexualité dans tout le recueil : « Me branler. Vidéo. Des êtres humains dévêtus coïtent dans le creux de ma main en clapotant. L’écran du téléphone explose à l’atterrissage quand je le balance pour mieux jouir. » À la fin du recueil, une employée fauchée fait un – triste – sort à la devise républicaine, sans que le titre, « Zibeline », puisse laisser attendre un tel sujet, mais c’est le jeu de cette composition en fragments de la vie des gens, aux titres toujours décalés ou surprenants : « Nous ne croyons pas plus en Jésus qu’en l’égalité ou la fraternité. La liberté ? Que voulez-vous que nous en fassions ? Nous n’avons pas les moyens de nous en servir. » Ce qui amène à l’explication du titre : « chaque soir nous rentrons directement chez nous sans jamais passer au bistro ni ressortir pour dîner, aller au cinéma, boire du champagne en manteau de zibeline dans une boîte de nuit. » Entre les deux, un tableau cruel et hyperréaliste de la France contemporaine, de ses fractures, de ses inégalités, de ses souffrances, qui peut intéresser aussi bien les amateurs de littérature que les sociologues et les économistes, ou les historiens à venir.
Une si bruyante solitude
Un homme trop seul découvre qu’il a le Covid et décide d’aller « tousser dans l’ascenseur et les parties communes », s’expliquant ainsi : « Je voulais simplement une dernière fois dans ma vie connaître la satisfaction d’influer sur mon environnement. Je me disais que la maladie faisait de moi un ingrédient actif de la réalité. Je n’étais plus une poussière de farine, un atome d’œuf, un soupçon de sucre, j’étais devenu levure. » L’auteur a-t-il pensé au grain de « levain » auquel le philosophe compare les « originaux » comme le neveu de Rameau dans l’incipit du dialogue de Diderot ? « S’il en paraît un dans une compagnie ; c’est un grain de levain qui fermente qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite ; il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute, et démêle son monde. »
Le gros millefeuille de Régis Jauffret, qui procède par accumulation d’horreurs, saturation de trouvailles stylistiques, entassement d’images inattendues, n’a en tout cas rien d’indigeste, car il surprend à chaque page. Il va toujours plus loin dans le glauque et l’insupportable et entraîne son lecteur comme dans un rire en cascade, créant même un effet d’addiction, car il suffit de tourner la page pour changer d’univers tout en restant dans le même. Ce regard nihiliste, ou du moins sceptique, est également tellement drôle et inventif qu’il procède d’un élan vital inentamé et littérairement transmissible, même si c’est sans illusions : « Nous ne sommes pas assez aventureux pour attenter à nos jours. Nous nous racontons que notre vie est douce. C’est le bonheur en un peu moins bien. » Mais c’est toujours mieux, et cent fois mieux, que la mode des feel good books, consommables et jetables sur place, quand ces microfictions nous emportent partout, quitte à nous éparpiller façon puzzle dans les innombrables moi des autres.