Un anthropologue analyse le sort des sans-papiers sous régime français en restituant le récit de leur quotidien.

« Migrant », « exilé », « réfugié »… Les dénominations sont vagues et les connotations, dans l’imaginaire collectif, variables. Désignant essentiellement les individus arrivés sur le sol national dans des conditions non-réglementaires, tous prennent du point de vue de l’État la figure du « sans-papier ». Les structures institutionnelles, de même que les politiques d’accueil ou les pratiques de contrôle censées assurer la surveillance de ces réfugiés, s’adaptent et se transforment en fonction de ce critère de régularisation.

Mais la frontière nationale et administrative qui régule les mobilités, organise le tri des individus et assigne les identités, n’est pas la seule pertinente pour comprendre la situation des sans-papiers. D’autres, moins visibles mais tout aussi contraignantes dans le quotidien à l’intérieur du territoire français, se matérialisent dans des regards, des injonctions, des discriminations. Les personnes dont Stefan Le Courant restitue ici le parcours ont intériorisé ces frontières, apprenant à circuler entre elles, apprenant de leurs erreurs, déployant des tactiques de détournement, acquérant divers savoir-faire. C’est alors par la menace permanente qu’elle fait peser sur le quotidien des sans-papiers que la frontière s’expérimente, façonnant leur vie et leurs pensées.

Une anthropologie des sans-papiers

La préface de l’ouvrage est signée de l’anthropologue Michel Agier, qui a travaillé sur les camps et l’« encampement » du monde au seuil du XXIe siècle. Il y interroge le sens de ce qu’on appelle la « peur de l’étranger » : cette aversion, enracinée dans les préjugés  xénophobes et racistes hérités de l’Empire colonial et relayée par les médias, justifie la politique des « papiers » et la présence massive de l’État dans nos existences. Naturalisant ainsi l’altérité pour mieux la repousser, elle rend impossible toute interrelation, interaction ou interconnaissance.

Ainsi immergé dans une réflexion qui n’est ni sociologique, ni psychologique, mais bien anthropologique, le lecteur fait l’expérience du quotidien de ces sans-papiers, catégorisés comme « étrangers » sur un territoire hostile, dans lequel ils tentent tant bien que mal de survivre. « Vivre sous la menace », c’est désormais l’évidence : la menace de l’expulsion, de l’enfermement dans des camps, de la violence physique et psychologique avec laquelle les vies sont obligées de s’organiser. Finalement, « c’est toute une manière de circuler et de vivre la ville qu’instaure la peur de l’arrestation, de l’expulsion, des menottes, d’un enfermement, d’un contrôle d’identité ».

De temps à autre, la presse et les médias se saisissent du sujet pour réclamer timidement l’amélioration des conditions matérielles de la rétention des sans-papiers. Mais rien ne vaut ces récits de vie proposés par l’anthropologue : rassemblés ici et analysés, ils placent les lecteurs et ceux qui agissent en leur nom devant leurs responsabilités.

Le travail d’enquête

Entre novembre 2005 et mars 2009,  Stefan Le Courant était enquêteur pour une association de soutien aux étrangers, la CIMADE. Il revient dans le livre sur ce qui constituait alors ses missions d’assistance juridique : suivant les personnes libérées d’un commissariat mais toujours en situation irrégulière, celles qui attendent l’arrêté d’expulsion ou la régularisation, celles qui demandent l’asile, il tente de comprendre comment les institutions façonnent leurs existences. C’est là que se fait jour la démultiplication des frontières : à l’arrivée, au centre de rétention, dans les parcours contraints, dans les lieux de menace et de contrôle, etc.

Il s’agit de 307 personnes, dont 9 femmes, de 20 à 60 ans, qu’on enferme dans des locaux non adaptés, supposés provisoires mais qui ne cessent d’être pérennisés. Tous craignent chaque jour d’être arrêtés, fouillés, interrogés, photographiés. Du point de vue de l’État, les sans-papiers n’ont que la valeur négative de leur irrégularité. Ils sont privés du droit d’exister administrativement, et n’ont que deux perspectives : ou bien la régularisation, ou bien l’expulsion.

La production du danger

L’enquête souligne d’abord comment l’institution policière est soumise à des technologies de la performance. Si le sans-papiers est toujours une cible, il devient un simple objet dès lors que la consigne administrative est de « faire du chiffre » (d’expulsion). Une forte pression s’exerce en effet sur les commissariats pour que les agents de police attestent de bons résultats en matière de renvoi ; des primes sont mêmes indexées sur ces résultats.

Mais l’auteur montre que cette culture du chiffre se traduit également par l’émergence de toute une série de menaces qui pèsent sur le quotidien des sans-papiers. Une grande partie de l’ouvrage se consacre alors à une ethnographie de la menace. La peur du contrôle d’identité pousse les personnes en situation irrégulière à adapter constamment ses déplacements, à repérer les points de passage fréquent des patrouilles, à répertorier les « lieux dangereux » pour lui. Cette cartographie est si précise qu’un véritable savoir-faire — ou plutôt un « savoir-circuler » — se constitue, qui donne lieu à des échanges et des élaborations collectives. La menace de l’arrestation est permanente : la police s’immisce dans les activités les plus ordinaires, de sorte qu’on peut être interpelé à la sortie d’une gare, en sortant de chez soi, au travail, au volant d’une voiture, au guichet de la préfecture.

Les récits recueillis par  Stefan Le Courant insistent tous sur la violence physique qui s’ajoute  à cette violence psychologique lorsque l’arrestation surgit : la brutalité exercée sur les corps, l’exiguïté du fourgon cellulaire, l’inconfort du lit, la mauvaise qualité de la nourriture, le froid, le bruit continuel… et les menottes. Ces dernières marquent symboliquement le basculement de l’existence sous l’emprise policière. Désormais, le destin du sans-papiers lui échappe. Il ne lui reste plus que la soumission, la confiscation, l’intrusion dans l’intimité, la dégradation et la dévalorisation.

Le personnel de police lui-même est parfois éprouvé dans ce travail de rétention : cette tâche leur est confiée sans formation spécifique et dans des circonstances qu’ils ressentent comme une relégation. Finalement, ces menaces contribuent à infantiliser les personnes enfermées et le personnel enfermant. Pour autant, la représentation de l’« autre » qui s’instaure dans le corps à corps de l’arrestation ou dans le face à face de l’interrogatoire maintient la logique de domination, voire les comportements racistes.

Les associations : agir par le droit

Restent les associations comme la CIMADE, qui a fourni le cadre de ces enquêtes. Leur présence permet un droit de regard sur le travail policier et leurs actions donne la capacité d’enrayer, de l’intérieur, la machine à expulser. Fortes de leur capacité à circuler dans le dédale des portes closes ou dérobées, ces associations apportent des explications, du soutien et des moyens pour échapper au renvoi.

Elles traquent ainsi les éventuelles irrégularités dans les mesures d’expulsion, mais aussi les cas permettant de prouver la nullités d’une procédure : un temps de transfert excessif, la non-mention de la qualité d’un signataire sur un document, l’indisponibilité d’un interprète, etc. Leur usage militant du droit, dont elles se saisissent comme d’un instrument de lutte, est toutefois limité et ambivalent : en exposant ces faiblesses, les actions de ce type contribue d’une certaine manière à renforcer la procédure qu’elles attaquent. Par ailleurs, le sans-papier est placé face à des discussions juridiques auxquelles on ne le mêle pas.

Enfin, les associations ne sauraient intervenir au niveau de la menace elle-même, lorsqu’elle s’insinue de toute part dans le quotidien. Échapper à l’expulsion exige en effet une forme d’hypercorrection sociale, qui modèle les comportements : ne pas frauder dans les transports, ne pas prendre le volant d’un véhicule, toujours mettre sa ceinture de sécurité, traverser dans les passages protégés, etc. Seul le domicile constitue un espace de répit et de sécurité relatifs. Encore faut-il éviter les intrusions de la police dans cet espace…