Totalement oublié, le groupe des Indélicats a été l’un des noyaux minoritaires de la contre-culture populaire et libertaire des années 1930.

À l’initiative des éditions Plein chant et de Barbara Dramé, le groupe de graveurs Les Indélicats sort de l’oubli dans lequel il était plongé durant presque un siècle. Il s'agit de rappeler leur engagement politique et artistique.

Contester par l’art

À la lisière de la littérature prolétarienne animée par Henry Poulaille et de la contestation de la gauche antiautoritaire, ce groupe d’ouvriers artistes s’est constitué autour de la fabrication de linogravures (une technique de gravure sur linoléum, un matériau qui sert de support à l’impression sur papier par emplissage des zones creusées, et qui donne aux estampes un style original). Né en 1932 et dissout en 1936, le groupe des Indélicats est formé d’une dizaine de personnalités de tendance libertaire, qui fréquentaient les mêmes cours du soir à Belleville. Pendant quatre ans, ces ouvriers artistes ont réalisé neuf portefolios thématiques : le Chômage, la GuerreVive la Vie, 14 juillet, Tabous, Colonisation, Crise, Sportifs et Élites.

Leur objectif commun est de renouveler les formes et les représentations artistiques en mettant en place de nouveaux codes : interpeller l’opinion par l’image (l'idée d'indélicatesse renvoyant à la rudesse esthétique). Leurs sources d’inspiration viennent d’univers variés, mais cohérents : on trouve parmi leurs emprunts aussi bien des dessinateurs révoltés de la Belle Époque, comme Henri Jossot et Félix Vallotton, que des peintres et caricaturistes engagés des Années folles, comme Otto Dix, George Grosz et Franz Maasreel (tous ayant en commun un certain esprit anarchiste et pacifiste).

Un groupe libertaire hétérogène

La réputation des Indélicats est tardive, et l'identité de leur groupe n'est pas homogène. Si certains d'entre eux se définissent ouvertement comme libertaires, la plupart affichent un individualisme artistique. André Fougeron, ancien membre du groupe, devenu peintre officiel du Parti communiste au temps du réalisme socialiste, les a qualifiés dans ses mémoires d’« anarcho-syndicalistes ». Édouard Pignon, qui a lui aussi été membre du groupe, se voyait reprocher d’être « trop rouge ».

La majeure partie des membres répertoriés par Barbara Dramé s’inscrit à contre-courant des formations politiques traditionnelles, même si l’inspiration libertaire est présente dans leur œuvre. Le personnage central est Louis Féron, un orfèvre, sculpteur et joaillier, né à Rouen en 1901. À l’origine de la fondation du groupe, il participe aux premières publications, avant de quitter la France en 1934 pour mener une carrière au Costa Rica, puis aux États-Unis.

Le deuxième membre important est Maurice Lerouillé, né en 1888, est un peintre et musicien, qui défend une approche musicale de la peinture, en procédant par exemple à la répétition dans un même tableau de certaines formes de types géométriques.

S’y adjoignent quelques artistes passés un temps par le groupe, comme Roger Falck, né en 1903, peintre et sculpteur qui devient rapidement responsable du département muséologie du Musée de l’Homme. D’autres figures, marginales et cosmopolites, complètent le groupe, à l’image Kott Nepo (de son vrai nom Constantin Nepokoïtchisky), tsigane de Géorgie né à Moscou en 1904, décorateur, affichiste et acteur, ou encore Gisèle Delsinne, née en 1909, la seule femme du groupe, graveuse et orfèvre de formation.

Les Indélicats ont des préoccupations communes à nombre d’artistes des années 1930, notamment la critique du capitalisme au lendemain de la Grande Dépression.

Une critique libertaire de la société capitaliste

Les Indélicats évoquent souvent le malheur des sans-emploi en France, et dénoncent constamment l'attitude autoritaire de la police. Par exemple, Lambert montre un policier devant une usine disant : « est-ce que je chôme moi ? ». De même, la gravure Police de Kott Nepo est sans équivoque et incarne cette dimension libertaire de l’engagement artistique.

Ils font l’apologie de l’Union libre, à l’image de Louis Féron qui représente des mariés avec une chaîne. La haine de la guerre traverse leur œuvre, tout comme l’anticolonialisme et l’anticléricalisme. La guerre est présentée comme une boucherie, alors que la condamnation de la religion est sans nuance, à l’image d'André Lambert qui parodie l’Évangile en faisant dire à un prêtre : « Saint Paul a dit : tu seras esclave  », reprenant des thématiques proches de La Calotte ou du journal Les Corbeaux, de la fin du XIXe siècle. Souvent, les thèmes se mélangent.

[André Lambert, Les Seuils Empourprés, 1927.]

Certains autres thèmes sont eux aussi hérités du XIXe siècle, comme la dénonciation de l’alcoolisme, qui ressurgissent au début du XXe siècle lors des campagnes antialcooliques de la CGT. Le groupe se définit comme anticapitaliste, dénonçant surtout les profits. Il est composé d’individualistes qui honnissent le communisme et sont proches de la gauche antistalienne, animée notamment par René Lefeuvre, le fondateur des éditions Spartacus (éditeur d’inédits de Rosa Luxembourg et des textes de Victor Serge) ; leurs gravures sont reprises dans les journaux qu’il anime comme Masses puis Spartacus.

Début 1934, les frontières politiques sont encore poreuses. En dépit de l’hostilité au communisme d’une partie de ses membres, quelques lithographies sont publiées par l’Humanité ; de plus, le groupe participe à une exposition organisée par l’Association des artistes et écrivains révolutionnaires et contrôlée par le PCF. Pourtant, le groupe se dissout en 1936, constatant des divergences de vue sur un plan artistique comme politique.

Barbara Dramé montre avec succès que, sans être une mode, toutes ces œuvres correspondent à une recherche artistique et culturelle du début des années 1930. L’édition qui publie l’intégralité des neuf portefolios est une réussite sur le plan de l’édition comme de la mise en perspective historique et graphique.