La fin du travail, régulièrement annoncée, n'aura pas lieu. Les évolutions actuelles devraient au contraire pousser les travailleurs à reprendre le contrôle de leur travail.

Pour le sociologue du travail Juan Sebastian Carbonell, les évolutions du travail les plus significatives, celles qui devraient retenir l'attention, pâtissent encore de l'idée de la fin du travail et/ou de celle du salariat. Les solutions mises en avant pour résoudre la crise du travail sont en conséquence largement déconnectées de la réalité. Dans Le futur du travail (Amsterdam, 2022), un essai efficace et bien écrit, l'auteur préconise une autre voie, celle de la réappropriation, par les travailleurs, du sens et du contenu de leur travail.

 

Nonfiction : Contrairement à ce qu’on a pu lire, l’automatisation ne devrait pas se traduire par la suppression de millions d’emplois, et finalement par la fin du travail, expliquez-vous. Quels sont, selon vous, les principaux arguments qui doivent nous conduire à écarter une telle prévision ? A contrario, que peut-on en attendre ?

Juan Sebastian Carbonell : L’automatisation et la fin du travail humain suscitent des craintes depuis longtemps, pas seulement ces dernières années. Si on voit de nouveau ressurgir cette frayeur aujourd’hui, c’est en grande partie du fait du chômage et du sous-emploi chronique : il n’y aurait pas assez d’emploi pour tout le monde. C’est une peur compréhensible, qui est par ailleurs alimentée par des journalistes et des soi-disant experts qui assènent cette idée dans leurs livres ou leurs rapports.

Cependant, la réalité est bien loin des pronostics de la fin du travail. L’automatisation est un phénomène assez mal compris : on pense que le remplacement du travail par le capital, ou du travail vivant par du travail mort, implique le remplacement d’un poste de travail par une machine ou un logiciel. C’est pourtant rarement le cas. Souvent, les nouvelles technologies permettent d’économiser certaines tâches, mais pas des postes de travail. De même, les baisses d’effectifs dans l’industrie ou dans certains services ne sont pas imputables aux seules innovations techniques. Il faut prendre en compte d’autres facteurs comme la désindustrialisation ou les gains de productivité dus à de nouvelles organisations du travail. De façon contre-intuitive, une entreprise qui investit dans de nouvelles machines peut produire davantage et augmenter ses ventes, ce qui implique souvent l’embauche de nouveaux salariés. Ce phénomène va à l’encontre de l’idée très répandue selon laquelle les nouvelles technologies supprimeraient forcément des emplois.

À cela, il faut ajouter que lorsqu’elles sont introduites sur les lieux de travail, les nouvelles technologies ont souvent d’autres objectifs que d’économiser du travail : déqualifier le travail, l’intensifier ou accroître le degré de contrôle ou de surveillance sur le procès de travail. Par exemple, on a vu apparaître dans les services des capteurs de mouvement dont le but est de contrôler la présence de salariés dans les bureaux, comme dans la banque Barclays. On peut aussi mentionner un autre exemple qui a fait couler beaucoup d’encre, celui de l’installation des caisses automatiques. Celles-ci existent depuis les années 2000 et ont été vues, y compris par les syndicats, comme annonçant la fin du métier de caissière. Pourtant, vingt ans plus tard, il n’en est rien. Les caisses automatiques s’ajoutent aux caisses classiques mais ne les remplacent pas, et ce pour une raison très simple, qui est que les clients sont de mauvais « travailleurs » : ils ne sont pas soumis au chronométrage, à la discipline du travail, et ils « travaillent » trop lentement.

 

« Demain, tous précaires (ou presque) » est l’autre prévision tout aussi catastrophiste concernant le futur du travail, dont vous expliquez, là encore, qu’il y a peu de chance qu’elle se réalise. La précarité dont on parle n’a qu’une portée limitée et elle n’est pas foncièrement différente de ce qui a pu exister dans le passé ou encore des dégradations de l’emploi et des conditions de travail que peuvent expérimenter des travailleurs permanents. En quoi cette précarité influe-t-elle sur le travail en général ? Que faut-il en attendre ?

En effet, les chiffres sur l’emploi contredisent nos appréciations. Car nous avons toutes et tous fait l’expérience de la précarité, à un moment donné de notre parcours professionnel. Or, on n'en constate ni la généralisation, ni le remplacement du salariat par l’auto-emploi dans les statistiques publiques. Bien sûr, cela ne veut pas dire que l’emploi (stable) ne se transforme pas. S’il n’y a pas de précarisation de l’emploi, il y a bel et bien une dégradation des conditions de travail, un développement de la part variable des revenus ou une flexibilisation du temps de travail. Pour certain.es auteur.ices, cela constitue bel et bien une précarisation de l’emploi, car ne pas savoir combien on va gagner à la fin du mois, ou quels seront nos horaires de travail d’une semaine à une autre, voire d’un jour à l’autre, constitue une forme de précarité.

Quoi qu’il en soit, il faut garder à l’esprit que le salariat, et le salariat stable tout particulièrement, conserve un poids important au sein de la population active en France et dans la plupart des pays développés. Cette précarité, même si elle reste relative, a des effets sur le travail de façon générale, puisque opposer « permanents » et « temporaires », « stables » et « précaires », est une façon parmi d’autres de discipliner la main-d’œuvre – soit par la menace de tomber dans la précarité, soit par l’espoir de décrocher un emploi stable. Dans tous les secteurs où il existe une main-d’œuvre flottante, on observe une couche de travailleurs précaires qui espère atteindre un jour une plus grande stabilité.

L'un des meilleurs exemples est peut-être celui des secteurs « ubérisés ». Le travail pour des plateformes numériques est assez marginal numériquement : 2,8 % des actifs en France travaillent sous le statut de micro-entrepreneur, et seulement une partie d’entre eux travaille pour une plateforme numérique. Cela concerne assez peu de monde et n’est probablement pas le « futur de l’emploi ». D’autant plus que les nombreux procès contre des plateformes numériques et les nombreuses fois où des « collaborateurs » ont été reclassés comme salariés font craindre pour la viabilité d’un tel modèle économique. Pourtant, le capitalisme de plateforme, sorte d’utopie de marché, n’est pas sans effets sur le marché du travail. Chaque fois qu’un secteur est « ubérisé », les conditions de travail et les rémunérations sont tirées vers le bas, même pour les travailleurs qui continuent d’exercer leur activité de façon stable, avec un contrat de travail ou en indépendants. 

 

Si on prend de la distance par rapport aux deux scénarios d’évolution du travail ci-dessus, il ne faudrait pas en conclure qu’il ne se passe rien de ce côté qui mérite attention. On connaît assez bien maintenant la situation d’emploi des travailleurs des plateformes dont vous parliez à l’instant (et à laquelle vous consacrez un chapitre du livre). Le secteur de la logistique est l’autre secteur dont les emplois se sont le plus fortement développés au cours des deux ou trois dernières décennies, alors même qu’ils ont enregistré une dégradation de leurs conditions de travail et d’emploi. Quelles en seraient selon vous les particularités les plus significatives et quelles questions cela soulève-t-il ?

La logistique est devenue une véritable industrie, dans le sens où le secteur emploie aujourd’hui une vaste main-d’œuvre peu qualifiée, mal rémunérée, dans de mauvaises conditions de travail. Le travail y est très parcellisé, sans qu’elle produise par ailleurs des biens de consommation. C’est pour cela qu’un collègue, David Gaborieau, parle d’« usines à colis » : il s’agit d’établissements où l’on ne fabrique pas de marchandises, mais où on les déplace.

Le développement de la logistique comme secteur à part entière a produit de grandes concentrations de travailleurs dans des entrepôts ou plateformes logistiques. On estime qu’ils sont aujourd’hui autour de 800 000 en France, et cela ne prend pas en compte les chiffres du transport routier (par contraste, le secteur automobile en France ne représente que 190 000 travailleurs). Ces données vont d’ailleurs à l’encontre de l’idée d’une désindustrialisation de la France. Certes, on voit les effectifs du secteur manufacturier fondre en raison des délocalisations, des restructurations et des gains de productivité, mais il faut prendre en compte le développement de nouvelles concentrations de travailleurs en bas de l’échelle, comme dans la logistique. En ce sens, les clusters logistiques ressemblent à de grands complexes industriels, comme le Worldport d’UPS, à Louisville, aux États-Unis, qui emploie à lui seul 20 000 personnes. 

En outre, l’étalement de la production tout au long de la chaîne d’approvisionnement pose un double enjeu. Premièrement, celui de la fragilité des chaînes d’approvisionnement, que l’on observe tous les jours depuis le Covid et désormais renforcée par la guerre en Ukraine. Il s’agit là de deux exemples de « risques » que les entreprises de la logistique doivent prendre en compte et qui peuvent perturber les chaînes d’approvisionnement. Par exemple, la pénurie de composantes électroniques dans l’industrie automobile est un résultat de cette situation : la demande dépasse l’offre pour un produit fabriqué principalement en Asie du Sud-Est. Mais, deuxièmement, cette fragilité donne un levier d’action important aux travailleurs de la chaîne d’approvisionnement. Ils se situent dans les goulots d’étranglement du capitalisme mondial, et peuvent donc facilement bloquer la circulation des marchandises. On voit d’ailleurs, surtout chez Amazon, qu’ils commencent à s’organiser dans des syndicats, comme aux États-Unis, ou à être acteurs de grèves importantes, comme en France. De plus, à mesure que les entreprises et les gouvernements investissent dans des infrastructures logistiques extrêmes, très complexes et très coûteuses, ils les rendent vulnérables à l’action collective des travailleurs. Ainsi, il s’agit là d’un secteur à surveiller de très près pour quiconque s’intéresse aux possibilités de renouvellement du mouvement syndical en France et dans les pays développés. 

 

Palier la substitution des travailleurs par les machines en mettant en place un revenu universel, installer la démocratie économique, ou encore refuser le travail sont quelques unes de solutions aujourd’hui mises en avant lorsqu’on s’interroge sur la place du travail dans la société, dont on peut toutefois se demander, comme vous le faites à la fin du livre, si elles sont réellement adaptées aux évolutions que l’on observe. On est ici à la frontière entre la politique et la sociologie du travail : pourriez-vous dire un mot de la manière dont vous voyez leur articulation ?

J’essaie de rappeler dans mon livre que le travail, son organisation et son contenu, est une question éminemment politique et que les débats que soulèvent ses transformations n’ont rien de nouveau. La sociologie et l’économie peuvent nous éclairer sur les transformations du travail, écarter les idées fausses du sens commun, d’idéologues ou d’experts auto-proclamés. En même temps, s’en tenir là n’est pas suffisant : la critique doit déboucher sur la formulation d’une orientation, sinon d’une stratégie pour affronter les « maux » que je décris (dégradation des conditions de travail, stagnation des salaires, flexibilisation du temps de travail, etc.).

Certains voient dans le revenu universel, la démocratisation des entreprises, ou l’abolition du travail, des solutions aux problèmes posés par les transformations du travail. Le but de ces propositions est de démarchandiser le travail, de le démocratiser, ou tout simplement de s’en débarrasser. Pour moi, il s’agit là d’impasses qui ne prennent pas en compte le potentiel subversif du travail dans la transformation sociale. En raison de sa centralité, à la fois comme activité et comme ordre social incarné dans le salariat, le travail garde actuellement ce potentiel subversif. Et je pense que celui-ci s’exprime le mieux sous la forme du contrôle ouvrier, c’est-à-dire l’imposition de règles collectives, décidées démocratiquement, comme un moyen pour réguler les relations de travail, la menace du chômage et le respect de l’environnement. On peut appeler cela une réorganisation du travail par en bas, qui s'opère indépendamment de l’employeur, et dont le but est de changer la nature du travail. Celui-ci cesse alors d’être de l'exploitation et devient une expérience politique, voire un outil d’émancipation. Il existe peu d’expériences de ce type en France, mais lorsqu’elles ont eu lieu (je pense aux délégués mineurs à la sécurité à la fin du XIXe siècle    ou à LIP), elles sont devenues des références de la gauche et du mouvement syndical.