Deux ouvrages reviennent sur l'histoire des Juifs en Pologne, et notamment sur leur rôle pendant le Génocide, contre les récupérations et réécriture actuelles.

L’histoire des Juifs en Pologne est à la fois un champ historique en plein renouvellement et parallèlement un enjeu, dans lequel les arrière-pensées politiques et les manipulations sont présentes. La publication des œuvres d’Emanuel Ringelblum, due au travail de l’infatigable historien Nathan Weinstock, qui exhume et traduit, pièce après pièce, toutes les archives inédites du mémorialiste et historien du ghetto de Varsovie, sont une source importante à la compréhension de l’histoire, que la biographie de Witold Pilecki, rédigée par Jack Fairweather, éclaire avec de nouvelles sources.

Juifs et Polonais

Né en 1900, Emanuel Ringelblum est membre du Parti sioniste socialiste, Poalé Tsion, au sein duquel il rejoint initialement la tendance plutôt pro-communiste. Passionné par l’histoire juive, l’étudiant rédige une thèse sur l’histoire des Juifs de Varsovie et participe à la fondation du centre d’étude juive, le Yivo, tout en animant des cours du soir pour les ouvriers.

Ringelblum vit dans une Pologne largement antisémite. Le Parti national démocrate de Roman Dmonski, le Parti national radical et l’Union des nationalistes participent aux mesures d’exclusion. Les membres commettent régulièrement des pogroms avant, pendant et après la guerre, comme l’a montré Jan Gros dans les Voisins et la Peur. Les documents et les archives collectés, puis mis en perspective par Emanuel Ringelblum, viennent largement confirmer les travaux de l’historien polonais installé aux États-Unis. Le texte publié aujourd’hui date de 1943. L’auteur des Chroniques du ghetto de Varsovie (retrouvées après sa mort) y rappelle en guise de prologue l’intervention de résistants polonais qui, à deux reprises, lui ont sauvé la vie. Il souligne, par ailleurs, que tous les Polonais ne sont pas antisémites. Cependant, son travail est sans complaisance sur la réalité de l’antisémitisme polonais. Il interroge, en effet, le silence massif des Polonais lors de l’extermination des Juifs, cette « indifférence passive manifestée par la société polonaise ».

La Pologne d’avant la Seconde Guerre mondiale n’est plus pour les Juifs celle du Roi Casimir le Grand qui offrait asile aux Juifs persécutés en Europe au XVIe siècle. Ringelblum reprend par le détail les violences antijuives. Il établit une liste des pogroms et expose la législation antisémite en place en Pologne : Numérus Clausus dans les universités, interdiction d’accès à la fonction publique, impôts spécifiques. L’invasion allemande accentue encore les discriminations. Par exemple, lors du bombardement de Varsovie en septembre 1939, les Juifs ne peuvent avoir accès aux abris, repoussés par les Polonais. Inversement, Ringelblum souligne que le Comité de coordination, fondé pour venir en aide aux victimes de la guerre, agit sans discrimination. L’occupation de Varsovie par les Allemands donne des ailes aux nationalistes polonais, qui démultiplient les violences et les exactions dans la zone du Ghetto (comme lors du pogrom de février 1940), puis aident les autorités d’occupation allemandes. Le silence complice d’une partie de la population facilite la mise à l’écart des Juifs. Ringelblum note aussi que la contrebande, devenue le seul moyen d’entretenir des relations hors du ghetto, bénéficie du soutien de plusieurs milliers de Polonais.

Après la conférence de Wannsee et le début des déportations, la police polonaise prête main forte à la Gestapo. Dans un récit nuancé, il explique que lors d’un incendie les pompiers de Varsovie sauvent, puis cachent les enfants juifs alors que dans le reste de la Pologne, les Allemands utilisent avec succès la délation pour obtenir des arrestations. Il observe aussi une très forte différence entre les villes et les campagnes. Le chapitre consacré au sort des enfants Juifs cachés est exemplaire. Il présente les dénonciations réalisées par avidité et par antisémitisme, comme les adoptions et les sauvetages effectués par humanité et solidarité. Lors du soulèvement du Ghetto, si la majorité de la population est passive, quelques milliers de Polonais aident les insurgés. Ringelblum évalue que les Juifs ayant survécu sont au nombre de 10 000 et que les Polonais les ayant aidés sont le double.

Un résistant hors du commun

Ringelblum évoque un petit nombre d’idéalistes polonais, comme Witold Pilecki, qui incarne ces rares Polonais à avoir choisi de regarder le nazisme en face. Né en 1901, il tente comme officier de repousser l’invasion allemande en 1940. Réfugié à Varsovie, il participe à la fondation de l’Armée polonaise secrète, une des composantes de la future organisation de Résistance, l’Armée de l’Intérieur, l’AK. Alors que le camp de concentration d’Auschwitz vient d’être ouvert par les nazis, Pilecki se porte volontaire pour être arrêté et interné en septembre 1940.

Sans appartenance politique, il se laisse arrêter le 19 septembre 1940 et est transféré à Auschwitz, qui est alors uniquement un camp de concentration. Jack Fairweather, reporter de guerre, s’est fait historien. Il a consulté ses différents journaux et archives (pour une part inédits) et rencontré des témoins pour apporter un éclairage nouveau sur cet homme atypique au grand cœur, qui reste dans le camp lorsque, en 1942, Auschwitz devient une usine de mort, le lieu principal de l’extermination des Juifs.

L’objectif pour la Résistance polonaise est de connaître la réalité de la vie dans le camp pour témoigner devant le monde. Dans plusieurs rapports, il fait état du travail forcé et de la brutalité nazie contre les prisonniers et de la sauvagerie particulière avec laquelle sont traités les Juifs internés. Il arrive à regrouper certains prisonniers pour former une organisation de résistance intérieure au camp, l’Union clandestine des organisations militaires, la ZOW, qui a comme triple objectif de transmettre des informations aux alliés, de faciliter les évasions et de créer des groupes armés dans le camp. Ses rapports finissent par arriver à Londres, mais les alliés ne les prennent pas en compte.

En 1942, dès l’installation des chambres à gaz, Pilecki fait passer des rapports à l’Armée intérieure. Ils restent là aussi lettre morte. Il parvient à s’évader et fournit alors un rapport plus circonstancié espérant sans succès l’intervention alliée, en soutien à une opération militaire de l’AK. Son témoignage, comme celui de Jan Karski, a suscité incrédulité et déni des alliés. Il signale pourtant l’ampleur de la catastrophe, estimant le nombre de victimes à plus d’un million de Juifs exterminés.

Pilecki prend une place singulière dans l’organisation de la Résistance intérieure : il participe au soulèvement de Varsovie en août 1944, lorsque la répression s’abat, et réussit à se faire arrêter sans que les Allemands ne puissent établir la réalité de sa participation au commandement militaire. Libéré à la fin de l’année, il se rend en Italie. En 1945, à la demande du gouvernement polonais en exil, il retourne en Pologne où les autorités communistes le font arrêter et condamner à mort pour espionnage, puis exécuté d’une balle dans la nuque, selon la méthode employée par les hommes de mains du NKVD. Réhabilité depuis la fin du communisme, Pilecki est devenu post mortem un héros national, mais dont l’exemplarité n’a de réalité que dans sa singularité et dans sa quasi-solitude.

Ces ouvrages constituent une réponse aux tentations de réécriture de l’histoire en Pologne. Le génocide n’est pas de la responsabilité des Polonais, mais la majorité des Polonais n’a rien fait pour l’empêcher.