Depuis plusieurs années déjà, des critiques s'élèvent au sein de la gauche contre l'héritage des Lumières. Cet essai en pointe les contradictions et souligne leur caractère contre-productif.

Comme Stéphanie Roza l’explique longuement dans son introduction, l’enjeu de ce livre est de montrer que certaines critiques contemporaines qui s’en prennent aux Lumières, jugées dominantes ou en passe de le devenir, sont tout simplement contre-productives.

Elle avertit tout de suite : spécialiste des Lumières, elle ne prétend pas qu’il existe quelque chose comme une « philosophie des Lumières » homogène et cohérente, qu’il suffirait de convoquer à l’instar d’une théorie achevée de l’émancipation. Les travaux récents sur les Lumières ont montré certaines de leurs limites. Ils ont également éclairé la complexité du débat qui a eu lieu voici déjà plus de deux siècles, dans un contexte très différent. Mais pour Stéphanie Roza, les Lumières inaugurent (ou du moins restent) le symbole d’une lutte contre le préjugé, qui consiste à s’exercer à la critique   . Or ceux qui les attaquent aujourd'hui font rarement preuve d’un progrès quelconque dans cette direction.

D’où cette question : « comment expliquer cette hostilité croissante à l’universalisme, au rationalisme, au progressisme des Lumières dans un camp, celui de la gauche ou plutôt des gauches, historiquement censé viser l’émancipation humaine en général ? Comment en est-on arrivé là ? »  

L’auteure s’appuie sur les travaux de Zeev Sternhell pour opposer ce camp des Lumières à celui des « anti-Lumières » : un courant qu’il ne faudrait pas considérer « comme une contre-modernité, mais bien comme une "autre modernité" ayant pour objectif la restauration de l’harmonie et de l’unité du monde médiéval marqué [par] le primat de la tradition, des coutumes et de l’appartenance à une communauté culturelle, historique, linguistique »   .

Suivent trois chapitres qui détaillent les arguments de l’auteure : de manière séquentielle, « l’irrationalisme », « l’anti-progressisme » et « l’anti-universalisme » peuvent-il être de gauche ?

Le salut par Jaurès

Le propos est dense et touffu. De multiples cas sont analysés les uns après les autres, trop nombreux pour que nous puissions les examiner un par un : Michel Foucault, le collectif Mauvaise Troupe, Pièce et Main-d’Œuvre, Jean-Claude Michéa, Martin Heidegger, Kimberlé Crenshaw, Adorno et Horkheimer, etc. Le message réccurent, c'est que de tels auteurs ont reculé, et non avancé, sur le chemin de la critique. En effet, la « critique de la critique critique » finit par se retourner en son contraire : une apologie du camp conservateur, voire « ultra-conservateur »   . À son insu ? L’auteure semble le penser, invoquant l’urgence d’une « prise de conscience »   .

Le dernier chapitre revient de manière plus générale sur la question posée et tente d’y apporter une réponse. Constatant que la gauche internationaliste est mal en point dans le monde entier, Stéphanie Roza, sans prétendre à un inventaire complet des causes, estime avoir trouvé « d’importantes raisons » de la « débâcle idéologique » à l’oeuvre dans la seconde moitié du XXe siècle   : une véritable « autodestruction théorique »   . En effet, « l’héritage des Lumières constitue, on l’a rappelé, la matrice historique d’où l’ensemble des combats d’émancipation sont issus »   . Les pensées critiques, loin de nourrir les batailles de la gauche, sont « objectivement devenues des vecteurs de confusion, de conflits inutiles et de dispersion »   , faisant finalement le jeu de la contre-modernité évoquée.

L'auteure voit l’issue dans une position « jaurésienne », un courant se réclamant des Lumières et soucieux de rassembler les différentes variantes du socialisme « dans un creuset organisationnel commun, cadre du débat argumenté »   .

Des mises au point bienvenues

Cet ouvrage présente plusieurs points forts, à notre sens. Stéphanie Roza critique à juste titre un certain nombre de faiblesses dans les argumentaires contemporains. Citons, parmi d’autres, les usages relativistes de Michel Foucault, qui ont fait tant de dommages en période de Covid, par exemple, conduisant à ne voir dans la recherche scientifique que l’exercice d’un pouvoir forcément illégitime ; pourtant le virus a bel et bien fait des morts. Ou encore le raisonnement de certains des héritiers de Kimberlé Crenshaw, qui trahit une tendance à voir dans la race ou le colonialisme l’explication de toutes les formes de domination, en dépit d’une évidence empirique plus nuancée, notamment au bénéfice de la classe.

C'est donc à juste titre que Stéphanie Roza peut voir dans cette critique, qui semble désormais prendre plus souvent pour cible la gauche elle-même que ses adversaires, une attitude suicidaire. C’est d'ailleurs l’impression que l’on peut avoir parfois, bien que la démonstration ne soit pas facile à faire, puisqu’il ne s’agit rien de moins que de faire un bilan de l’énorme production intellectuelle du dernier demi-siècle. Nous nous en tiendrons donc, comme l’auteure, à un sentiment général : la chicane et le « capitalisme académique » semble souvent l’emporter sur la prise de recul, en dépit de l’Anthropocène et des gros scores de l’extrême-droite aux élections, comme si la gauche avait du temps à perdre, ou plus exactement, comme si elle s’était renfermée sur de petits collectifs identitaires (que l'auteure qualifie de narcissiques).

L’incapacité des diverses composantes de la gauche à se rassembler est patente. L’épisode des Gilets Jaunes a bien montré combien l’attention de la gauche s’était désormais focalisée sur des sections très limitées du territoire et de la population française, au point que le concept de « classes populaires » semble s’être réduit à n’être que le synonyme des quartiers prioritaires de la politique de la ville (et encore seulement certains d’entre eux, de l’ordre de 5 % de la population).

Enfin Stéphanie Roza démontre que bon nombre de critiques, malgré la nouveauté de leurs revendications, échouent à aller plus loin que les composantes que l’on peut retrouver dans la tradition des Lumières.

En quête d'un universalisme « non-aligné »

En regard des points faibles cependant, comment ne pas remarquer que l’auteure ne s’en tient pas à son programme ? Elle prend finalement la défense d'une conception européenne des Lumières, bien que concédant ici ou là qu'il y ait eu épisodiquement, dans d’autres cultures (sous l'influence de Nehru en Inde, de Ho Chi Minh en Chine), des idées similaires. C’est manquer un point important de la critique de l’universalisme qu'elle prend à partie : non pas celui d'avoir encouragé le relativisme et l’apologie de l’appartenance à une communauté culturelle, mais d'avoir montré que l’universalisme ne se réduit pas à la version appauvrie que l’Occident en propose, permettant ainsi d'étendre le corpus sur lequel s'appuyer. Il s'agirait plutôt de tenir une position « non-alignée », en référence à l’organisation interétatique éponyme. Pensons ici, entre autres, aux travaux d’Amartya Sen sur « l’Inde argumentative »   .

Par ailleurs, comment ne pas remarquer l'insuffisance de certaines démonstrations, notamment quand l’auteure s’en prend à Pièce et Main-d’Œuvre, faisant de cette association un avant-poste de « l’antiprogressisme ». Il ne manque pourtant pas de critiques du progrès mieux informées philosophiquement auxquelles se frotter, qu’il serait moins facile d’écarter en quelques lignes, ou de tourner en dérision — à cet égard la réponse de PMO comporte déjà quelques bons arguments   .

Dans le fond, l'auteure s'adonne sans doute un peu trop souvent à ce petit jeu de massacre entre amis, qu’elle dénonce pourtant à juste titre : monter en épingle les thèses critiquées, les « radicaliser », n’en retenir que les limites et les faiblesses, pour en conclure à une complète collusion (« ultra-conservatrice ») avec l’adversaire — soit précisément ce qu’elle déplore à propos de la critique des Lumières. Elle ne retient par exemple des disciples de Foucault que les hésitations politiques de celui-ci. Il serait plus utile de s'efforcer de comprendre ce que certains théoriciens de gauche ont pu trouver chez Nietzsche (Deleuze), chez Heidegger (Sartre, Derrida), ou – même s’il n’est pas nommé –, chez Carl Schmitt (Laclau et Mouffe) ?

La gauche au travail de la vérité

Faut-il exclusivement juger une pensée par rapport aux prises de positions politiques de son auteur, ou à leur absence, d'ailleurs ? Faut-il s’astreindre à ne rien retenir, par principe, des auteurs qui n’auraient pas préalablement affiché leur totale et complète allégeance à la gauche ? Attestée par quelle autorité supérieure ? Et que faire de ceux qui n’ont rien affiché de très clair ? En particulier des auteurs tels que les Lumières que convoque l’auteure, dont elle convient qu’ils n’ont pas non plus toujours été parfaitement « de gauche » ? Ne risquerait-on pas un anti-intellectualisme qui serait finalement la marque… du conservatisme ? Ou d’un avant-gardisme des autodafés et de la police des esprits ? Après tout, les « lanceurs d’alerte » mentionnés à propos de Heidegger n’ont-ils pas essayé d’empêcher la publication des travaux de cet auteur ? Et donc, rétablissons l’Index et la censure ?

Ce n’est pas ce que l’auteure a en tête, bien sûr. Mais l’on veut montrer ici que la solution proposée, d’une sorte de « purification » des thèses et des bibliographies, outre qu’elle n’est guère compatible avec la voie jaurésienne pourtant défendue, a toutes les chances de connaître le retournement tant critiqué. Vouloir purifier, dans le fond, c’est renoncer à un idéal de gauche parmi les plus importants : faire la preuve de la vérité, quand le conservatisme se contente des préjugés.

Mobiliser Schmitt, Heidegger ou Nietzsche est bien évidemment de gauche, à partir du moment où il ne s’agit pas d’adhérer à la partie conservatrice de leurs thèses. Et c’est bien le cas de Sartre ou de Derrida lisant Heidegger, sauf preuve du contraire. Éconduire Heidegger sans autre forme de procès revient à ne pas se demander ce que les auteurs de gauche mis en cause ont pu en tirer, pour leur propre intérêt   ; donc sans que d’amicaux « amis » viennent les accuser de ce qu’ils n’ont pas soutenu. Cela, parce que la vérité est un processus qui doit toujours être maintenu vivant, et non un résultat qu’il deviendrait défendu de remettre en cause. La vérité, c’est le contraire du dogmatisme.

Pour autant, et là nous suivrons Stéphanie Roza, la vérité résulte d’un travail organisé et systématique, consciencieux, issu de controverses ayant peu d’affinités avec la simple polémique. Et en matière de critique de la technologie comme de positionnement de Heidegger, établir la vérité suppose de ne pas recourir uniquement aux auteurs qui vont dans le sens des conclusions établies par quelques-uns à l’exclusion de tous les autres – car les avis sur les usages possibles de Heidegger ou du concept de « progrès » sont plus divers que Stéphanie Roza ne le laisse penser (par exemple, Jean Vioulac est-il nazi ?).

Bref, retenons d’Adorno et de Horkheimer que la vérité comme la raison sont de nature dialectique, susceptibles de tomber dans ce que Hegel appelait le « mauvais infini » : celui qui détruit sans construire. Ce constat ne conduit pas à conclure que tout effort de vérité ou de raison est vain. Il appelle plutôt à se défier à la fois des exagérations et des tentatives de police de l’esprit. Privilégions plutôt Descartes, car ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.

Alors, Jaurès ou pas Jaurès ? Ou plutôt, comment éviter que le débat ne soit réduit à un enjeu rhétorique de caricature de ses adversaires (pour ou contre les Lumières, pour ou contre Jaurès, moderne ou antimoderne), surtout quand ils ne sont pas des ennemis ? C’est la bonne question que pose ce livre, mais sans apporter de réponse satisfaisante. Pourtant la question est plus que jamais brûlante, et l’élection présidentielle 2022 en donne une parfaite illustration : pendant que la gauche émiettée est en proie à ses affrontements intestins, la confusion dans le débat public est telle que Marine Le Pen peut passer pour la candidate du pouvoir d’achat, ce qui est pourtant une authentique fake news, de grande ampleur.

 

* Ce livre a fait l'objet d'une précédente recension, par Olivier Fressard.