C’est une plongée infra-urbaine dans la vie des Orléanais du début du XXe siècle que propose Antoine Prost, à travers une étude sociologique de la cité de Jeanne d’Arc.

Reprenant et mettant à jour une série d’articles publiés depuis les années 1980, Antoine Prost, historien du social et de l’enseignement, revient à ses anciennes amours : la ville d'Orléans, où il débuta sa carrière. En se plaçant à l’échelle de la rue, il dépeint une cité qui semble figée et dont l’identité fait la singularité.

Portrait d’une ville moyenne

Dès le départ, l’auteur le rappelle : « dans l’histoire sociale de la France contemporaine, les populations urbaines n’ont guère été étudiées ». L’histoire comparative est donc difficile, et constitue l’un des atouts de cet ouvrage : nous restituer le portrait d’une ville ordinaire à la Belle Époque. C’est donc a priori le portrait d’une ville moyenne, « endormie » dans le XIXe siècle que nous propose Antoine Prost. La cité est alors la vingt-neuvième ville du pays et compte 72 000 habitants. Ville commerçante datant de l’Antiquité, dont le nom est lié à Jeanne d’Arc, elle connaît à l’époque contemporaine une stagnation puis un déclin continu, car elle ne profite pas des évolutions économiques du XIXe siècle. Malgré les transformations urbaines, qui voient notamment la ville s’étendre au-delà des « mails » (ceinture urbaine) et le chemin de fer arriver, sa population ne gonfle qu’à la faveur de l’installation, au début de la IIIe République, d’une garnison importante.

Pour le reste, l’utilisation rigoureuse des listes de recensement nous donne à voir une ville traditionnelle : la population se répartit entre les différentes classes sociales dont l’équilibre est représentatif de celui de la France à la même époque. En haut de l’échelle, un groupe de bourgeois, représentant entre 6 et 7 % de la population, divisé entre une bourgeoisie traditionnelle et une classe commerçante. Par une étude des écarts culturels et du lieu de vie, « les clivages internes de la bourgeoisie, à peine visibles de haut, prennent tout leur relief ». Le groupe le plus nombreux est issu des milieux populaires, qu’ils soient domestiques ou ouvriers (là encore, le niveau d’analyse infra nous permet de saisir de grandes variétés de situations). La domesticité, « soutien de l’ordre social », est ainsi un phénomène encore massif en 1911, et montre à quel point il s'agit d'une ville conservatrice.

Tout au long de l’ouvrage, l’auteur se questionne : « Orléans est-elle une ville ordinaire ? » Pour répondre à cette question, il nous propose une étude de micro-histoire sociologique chiffrée, et analyse, quartier par quartier, le quotidien des habitants. On saisit ainsi la complexité de ces Orléanais dont les trajectoires s’entrecroisent à différentes échelles : « la ville est une mosaïque chatoyante où se dissolvent les réalités macro-sociales de la classe ». Un recours à l’histoire, à ses transformations politiques et à ses mutations sociales, permet de le mettre au jour. Ainsi, à travers l’analyse des pratiques, de l’âge et des conditions de mariage (du jour choisi pour la noce), de la reproduction sociale entre pères et fils, le lecteur est plongé au cœur de la vie quotidienne orléanaise. En ce début de XXe siècle, plusieurs jeunesses se côtoient, le lieu et sa population s’influencent mutuellement : « la ville préexiste aux citadins, non qu’elle échappe à l’histoire mais elle relève d’une histoire plus lente et plus ample que celle des hommes qui l’habitent ».

Le lien au lieu

En quoi le lieu explique-t-il les comportements sociaux ? C’est la grande question qui sous-tend l’ouvrage et qui préoccupe l’auteur. Là encore, il mène une étude à l’échelle de la rue et parfois même de l’immeuble pour comprendre comment se jouent les effets de lieu. Se dessine alors une ségrégation socio-spatiale à plusieurs niveaux : au sein de la ville, les milieux populaires et artisans se retrouvent dans les quartiers anciens et près des quais, tandis que les populations aisées se concentrent entre les enceintes, notamment dans le quartier aristocratique de la Bretonnerie. L'une des particularités de la ville est que la répartition urbaine n’est jamais totalement ségrégative, chaque catégorie étant présente dans l’ensemble des quartiers, parfois même dans un voisinage proche : « la géographie sociale d’Orléans en 1911 se caractérise donc par une certaine différenciation des secteurs, mais en aucun cas par une ségrégation ».

L’utilisation des cartes et leur reproduction, ainsi que des données statistiques (avec de nombreux tableaux et graphiques), permet de voir vivre les populations au quotidien et de comprendre les interactions entre les effets de lieu et les effets de classe, questionnés tout au long de l’étude. À chaque fois, l’auteur conclut qu’« un effet de quartier se surajoute aux effets de milieu social » et que la mixité sociale, caractéristique du Orléans de 1911 a elle aussi une histoire. C’est l’un des apports de cette étude : les dissociations sociales sont à chercher en partie ailleurs, au niveau du fragment de rue ou du type de construction, comme par exemple l’existence discriminante d’une porte cochère à l’entrée d’un immeuble, venant nous rappeler que « le peuplement est indissociable du bâti ». En effet, on voit vivre cette population dans ses déplacements et ses pratiques : la structure des ménages change selon le lieu considéré, notamment lorsque l’historien étudie les écarts entre le centre et les périphéries.

Une particularité fait malgré tout l’identité d’Orléans : le lien à Jeanne d’Arc et aux fêtes qui y sont liées. Chaque année en effet les grandes célébrations de Jeanne rassemblent les Orléanais dans des journées qui mêlent traditions religieuses et laïques, bourgeois et catégories populaires, enfants et adultes, dans une ferveur intense : « l’ordre des différents acteurs dans le cortège constitue un enjeu de pouvoir ». En étudiant l’histoire des fêtes de Jeanne au-delà de la seule année 1911, aux XIXe et XXe siècles, Antoine Prost donne à lire les rapports de force entre les autorités civiles et religieuses qui fluctuent au cours de la IIIe République, mais aussi la place des Orléanais dans la manière dont la ville se glorifie elle-même. En somme, ce sont « des fêtes qui célèbrent encore et disent l’identité de la ville ».

Les lentes mutations urbaines

C’est une ville du siècle passé qui semble émerger de cette étude : la présence forte des agriculteurs, l’endogamie importante et les faibles transformations urbaines figent la cité orléanaise qui « n’est qu’une partie de la commune ». « De ce point de vue, le XIXe siècle n’est pas encore terminé », conclut l’auteur. Néanmoins, même si l’impression générale est celle d’une ville immobile, ce sont de lentes évolutions urbaines que les données statistiques et sociologiques nous donnent à voir : le jeu entre les permanences et les mutations est partout présent. La population augmente légèrement – même si cette hausse est limitée en comparaison des autres villes moyennes françaises – du fait de l’exode rural et de l’arrivée des cheminots, des militaires et de nouveaux ouvriers : « voici une ville endormie qu’habitaient majoritairement des habitants venus du dehors ». Au cours de ses recherches, l'auteur constate des ouvertures sociales certes discrètes, mais qui montrent un glissement des métiers de la terre vers ceux du chemin de fer ou de l’usine. Pourtant, alors que le mouvement est massif dans toutes les grandes villes de France, l’industrialisation pénètre encore peu, en 1911, la ville et ses habitants : « l’atelier l’emportait encore sur l’usine ».

En cette Belle Époque, « au moment où la France connaissait un essor industriel vigoureux et où s’épanouissait le socialisme jaurésien, l’exemple orléanais rappelle opportunément que le XIXe siècle n’était pas partout terminé et que le prolétariat n’a pas encore partout remplacé le peuple des villes ». Les structures familiales montrent également que les transformations sont tardives. L’auteur évoque à ce sujet le maintien de structures « quelques peu archaïques de l’organisation domestique », notamment chez les classes dominantes. Un paradoxe est alors mis en évidence : sociologiquement, la structure de la population est très traditionnelle, mais les migrations y sont également massives : « la population d’Orléans à la veille de la guerre de 1914 n’est pas cette population stable, enracinée, qu’on attendait ».

En somme, cette plongée dans l’Orléans de 1911 est originale à de nombreux égards : l’étude de la ville par l’angle de l’histoire sociale offre une plongée dans le quotidien des populations. La richesse des sources met en exergue les spécificités de la cité de la Loire et de sa morphologie qui apparaissent progressivement : une ville en retard sur l’industrialisation, mais qui suit son propre rythme ; une ville d’immigrés, ouvrière mais avec peu d’usines ; une ville dont l’identité, liée à Jeanne d’Arc, fait la renommée.