Face aux binarismes qui régissent nos représentations du monde et de la vie sociale, cet essai conceptualise le neutre comme moyen d’émancipation.

Neutre. Cette chose fade, terne, insipide et informe. Ni ceci ni cela, ou peut-être les deux à la fois. Regard détourné et dos courbé, ambiguïté convenue ou acquiescements empressés. Être neutre pour se dérober devant le choix, laisser faire et advienne que pourra.

Voilà tout ce que l’« autre neutre » de Braunschweig n’est pas. Cet autre neutre n’est pas un neutre réhabilité, ou la nouvelle mouture d’un mot désuet. Il ne s’agit pas de déterrer les fossiles d’un « neutre véritable », mais de replanter les jalons vers ce Neutre parallèle que Roland Barthes appelait déjà de ses vœux   .

Éloge et manifeste tout à la fois, cet essai recompose trois lieux de manifestation du Neutre, en révèle les imbrications et les étaie de propositions.

Neutriser pour altérer les paradigmes : une manifestation théorique et critique

Emprunté à Barthes, le mot « paradigme » désigne ces binarismes qui structurent les sens et ordonnent le monde par la confrontation dogmatique de deux termes : féminin/masculin, nature/culture, autonomie/dépendance, raison/émotion, etc. Ponctuels et accessoires, certains paradigmes – salé/sucré, clair/sombre, chaud/froid – nous simplifient le monde en permettant d’emprunter de précieux raccourcis verbaux et mentaux. Mais d’autres paradigmes – les paradigmes dit « structurants » – engendrent un dommage collatéral substantiel : ils marquent la réalité du sceau de la normativité et restreignent les potentialités de déviation, ils présentent comme « inconcevable ce qui échoue, ce qui bute contre la conflictualité et son exclusivité »   . Ces paradigmes sont d'autant plus problématiques qu’ils instituent presque toujours une hiérarchie de valeur entre les deux termes de l'opposition, où l’un prend l’avantage sur l’autre.

Ainsi le paradigme structurant féminin/masculin réduit-il les possibilités de se représenter son identité de genre autrement que par l'un des deux termes, ceux-ci étant antagoniques et contraires, hermétiquement séparés l’un de l’autre. Dans le monde des paradigmes, on ne peut pas être les deux à la fois, ou être autre chose : il faut choisir quelle case cocher. Et la case est d’autant plus exiguë que les termes du paradigme sont formés, pour raisonner comme la philosophe canadienne Erin Manning, en mode « majeur », c’est-à-dire en suivant « une tendance structurelle qui s’organise selon des définitions prédéterminées de la valeur »   . Autrement dit, le paradigme de la différence sexuelle, par exemple, impute à chacun des deux termes « féminin » et « masculin » un ensemble de comportements, de valeurs et de goûts prédéterminés, correspondant aux représentations hégémoniques de ce que sont la féminité et la masculinité. Toute autre forme d’expression de ces mêmes féminité et masculinité est tue, étouffée, mise à la marge.

C’est face à ces paradigmes structurants que le Neutre porté par cet essai s’élève. Sa tactique n’est pas d’opposer une force équivalente, mais de suspendre le paradigme lui-même en faisant un pas de côté face aux sommations de classer, d’assigner, de fixer. Adopter le Neutre, c’est « laisser des espaces ouverts à la contingence, aux gestes mineurs, aux désirs imperceptibles, et à la possibilité que quelque chose vienne déranger le cours du monde »   . Se dire homme ou femme, blanc ou noir, de gauche ou de droite, n’est alors plus une nécessité mais une possibilité. Surtout, « il reste la possibilité de le dire sans que cela n’annonce rien de plus sur ce qu’il faut être, ce qu’il faut dire, faire et porter [...]. Mais il reste aussi la possibilité de ne pas se dire, de ne pas décliner son identité, de se dire un peu moins, de se dire autrement »   . La stratégie du Neutre n’est donc pas de lutter contre le paradigme mais de l’altérer. La frontière est parfois mince : s’opposer au binarisme hétérosexualité-homosexualité, par exemple, en revendiquant d’autres catégories d’appartenance, telles « bisexuelle » ou « pansexuelle », ne ferait en réalité que recomposer le paradigme plutôt que de le dissoudre. Après tout, ces troisièmes termes ne sont-ils pas autant de cases supplémentaires où l’on est sommé de se ranger ? Ne s’inscrivent-ils pas dans un nouveau paradigme qui opposerait sexualités normatives (hétéro) et sexualités non normatives (toutes les autres) ? Adopter le Neutre, c’est plutôt réduire l’importance de la catégorie d’assignation homme/femme comme grille de lecture et norme de régulation déterminante dans la vie sociale, c’est se défaire de ce que Barthes appelait le vouloir-saisir. En somme, c’est « laisser s’échapper le désir d’identification, de catégorisation, de généralisation qui investit une large part de nos interactions quotidiennes, tout en acceptant le trouble que cette suspension peut provoquer »   .

Neutriser les relations : une manifestation pratique et éthique

Deux exercices d’imagination permettent au lecteur de saisir ce à quoi un monde de relations neutrisées ressemblerait. Une première situation, que la plupart des lecteurs auront probablement déjà expérimenté une fois au cours de leur vie, consiste à se représenter devant une personne dont le corps n’est pas clairement identifiable selon les codes du genre : est-ce un homme, une femme, les deux, aucun des deux ? Adopter le neutre, pour Braunschweig, c’est d’abord reconnaître et conscientiser la pensée réflexe qui nous pousse à vouloir saisir la personne en face selon les catégorisations ordinaires homme/femme. Il ne s'agit pas de nier mais d’identifier, de saisir le vouloir-saisir qui enferme autrui dans le paradigme du genre, pour ensuite le suspendre, ne serait-ce que pour un moment : « Retarder le plus longtemps possible l’assignation, prendre autrui pour une singularité plutôt que pour ceci ou cela, tenter de le comprendre à partir de son parcours, de son récit au lieu de sa longueur de cheveux ou l’aspect de ses chaussures »   . Neutriser consiste ensuite à accepter de construire des liens non affectés par l’effet du paradigme, de s’ouvrir à une relation singulière, à un comportement personnalisé qui répond à ce que l’autre aura décidé de partager ou de mettre en avant.

L’essai illustre aussi un monde de relations neutrisées par ce cauchemar-type où le rêveur marche quelque part, cherche quelque chose, mais ne distingue pas les formes autour de lui. Sa vision est floue, le monde lui est méconnaissable, et plus il cherche à voir, plus il écarquille les yeux, plus le brouillard s'épaissit et le monde s’assombrit. Mais s’il cesse de lutter contre la défaillance de sa vision, s’il compose avec le brouillard qui l’entoure, alors la voie se fait plus navigable, et le rêve en devient plus vivable. Neutriser, c’est donc accepter que l’on ne voit pas comme on le veut, c’est embrasser l’inconnu dans son unicité sans chercher systématiquement à le catégoriser.

Neutriser, c’est aussi opposer la « douceur » aux catégorisations hâtives, aux interprétations simplificatrices, aux attentes normatives. Il ne s’agit pas ici de la douceur en mode majeur, cette douceur exclusivement féminine, synonyme de maternité sacrificielle, d’une sollicitude qui tend à la soumission. La douceur, en mode mineur, c’est « une oreille attentive [...] aux indicibilités, [...] un refus du vouloir-savoir qui ne s’impose pas par désintérêt, mais par délicatesse, celle d’un vouloir-savoir qui ne serait pas aussi un vouloir-saisir »   . Déjà conceptualisée par Barthes dans ses travaux sur le Neutre, la douceur était pour lui une « fuite élégante et discrète devant le dogmatisme »   .

Neutriser les arrangements collectifs : une manifestation politique

Les binarismes ne sont pas seulement portés par des consciences abstraites dans la vie sociale et intime, mais sont incrustés dans des organisations concrètes, des pratiques et arrangements sociaux institutionnalisés, ainsi que des protocoles administratifs. Le paradigme est, selon l’auteure, « fondamentalement un principe de gouvernement »   . L’État saisit les corps et les êtres par une cartographie d’assignations identitaires : il suffit de regarder les informations consignées sur sa pièce d’identité. Braunschweig considère que l’espace public est un lieu de ségrégation spatiale insoupçonné : la neutralité apparente des escaliers de métro serait en réalité une neutralité au sens majeur du terme seulement. Les escaliers ne sont neutres que pour celui qui est pourvu de jambes pour les emprunter. En cela, il s’agit plutôt d’un endroit réservé, d’une chasse gardée qui marginalise ceux qui dérogent à la norme. L’auteure ne manque pas de proposer des solutions simples à cette fausse neutralité : remplacer les escaliers par des rampes lisses, ou installer des ascenseurs pour tous à côté des escaliers, en les indiquant simplement par un sigle d’ascenseur – et non par un sigle désignant la personne handicapée, puisque cela reproduit le paradigme corps valides/corps invalides.

Le formulaire administratif est un autre lieu de manifestation du paradigme lorsqu’il nous enjoint de cocher la lettre F ou M. Ou encore les toilettes publiques lorsqu’elles nous orientent vers le côté marqué par la silhouette correspondant au genre qui nous a été assigné. Dans de telles situations, nous sommes « catégorisés, ordonnés en fonction de nos similarités et différences supposées avec d’autres corps et d’autres individus »   . Les paradigmes sont ainsi sans cesse rejoués, et le rôle structurant des différences de genre toujours confirmé. Pourtant, ces exclusions seraient pour l’auteure facilement résolubles, par exemple en autorisant les personnes à utiliser les toilettes genrées de leur choix, ou en introduisant des toilettes pour tous les genres. L’enjeu n’est pas seulement accessoire ou « logistique », sa portée dépasse le geste pur : il est plutôt question du principe sous-jacent des « marquages et des démarcations » qui, pour le sociologue Luc Boltanski, « exerce [...] un puissant effet multiplicateur en transformant de petits écarts en différences d’autant plus considérables qu’elles se trouvent attachées une fois pour toutes aux personnes »   .

Pris dans l’ensemble du texte et des idées de fond qu’il développe, l’emploi du pronom « iel » au lieu de « il » ou « elle » est finalement assez accessoire, mais symbolise bien ce que la démarche et l’état d’esprit du Neutre induisent. Loin d’une neutralité (au sens majeur) qui se contenterait de laisser faire, de ne rien changer sous couvert d’objectivité, le Neutre est un effort qui consiste ici à changer ses habitudes de langage, et une disposition à la douceur (au sens mineur) qui s’adresse à l’autre sans l’assigner. L’usage des pronoms « il » et « elle » n’en est pas pour autant proscrit : il reste pertinent à l’adresse de celleux qui s’y reconnaissent.

L’auteure concède qu’imaginer un monde neutrisé peut être un exercice effrayant, mais c’est un exercice qui « porte également une silencieuse promesse, [celle d’une] forme de libération douce, discrète, qui aurait peu à envier aux grands soirs et dégagerait plutôt une fraîcheur de petits matins »   .