L'historienne étudie la façon dont les scientifiques se perçoivent dans leur travail quotidien, en laissant dans l'ombre les "petites mains" qui contribuent à leur renommée.

La construction de la connaissance est désormais pensée comme un pilier de la puissance incarné par les brevets, puis les pôles de recherche et développement. Si les États jouent un rôle primordial dans l’élaboration et la diffusion de la connaissance, celle-ci se fait également au travers de nombreux supports qui ne se réduisent pas aux seules institutions et découvertes. Françoise Waquet, qui a déjà consacré de nombreux travaux à la place des émotions dans la construction du savoir, signe un ouvrage qui se concentre sur les oubliés de la recherche : les petites mains, les techniciens, les femmes, ceux qui font le « sale boulot ». Avec cette « histoire par le bas », elle propose un récit novateur sur le monde de la recherche. Les éditions CNRS profitent de la publication de cet ouvrage pour également proposer ses deux précédents livres en format poche dans la collection Biblis.

 

Nonfiction.fr : Vous avez consacré une large part de vos travaux à la science, aux savoirs et à ceux qui les construisent. Comment définiriez-vous la société du savoir ?

Françoise Waquet : Une grande partie de mes travaux est consacrée à la science, plus précisément à ceux qui ont construit les savoirs scientifiques. J’ai notamment étudié leurs modes d’organisation et de représentation (depuis la République des lettres des 16e-18e siècles jusqu'à l’actuelle communauté scientifique internationale), leurs formes de communication (à côté de l’écrit, la parole des cours, conférences, colloques et conversations), leurs rituels (par exemple, offrir un volume de mélanges), les relations entre les maîtres et leurs disciples, les modalités matérielles du travail scientifique et les émotions qui lui sont liées. Au vu de de ces agendas de recherche, l’expression société du savoir m’a paru pertinente pour recouvrir ce que l’on appelle aussi le monde scientifique, mais en mettant résolument l’accent sur ce qui lie des personnes entre elles, sur ce qui fait société. Au fondement, il y a un objet commun : la production du savoir via des recherches originales, dans lesquelles on peut distinguer d'une part les personnes qui en font profession dans des institutions dédiées (les universités et autres établissements d’enseignement), et d'autre part les amateurs. Par son objet même, cette société est restreinte à une élite magnifiée de nos jours par le culte de l’excellence et la starification médiatique de quelques-uns ; dans mon dernier livre, j’ai rappelé le concours qu’apportent celles et ceux qui, dans des fonctions d’assistance, ont été ignorés par l’histoire des sciences. La société du savoir a longtemps été exclusivement masculine, les femmes ne poursuivant pas d’études supérieures. Ce caractère ne vaut plus aujourd’hui, même si la parité n’est pas acquise. La part des femmes dans les enseignants-chercheurs de l’Université diminue au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie ; en 2013, elles ne représentaient que 22% des professeurs ; il en va de même dans la recherche scientifique : au CNRS, toutes disciplines confondues, le pourcentage moyen de chercheuses est de 35 % et, ici aussi, plus on s’élève dans la hiérarchie, plus ce pourcentage diminue. Cette société est internationale ; depuis le 16e siècle, elle s’est présentée ainsi (même si des rivalités nationales n’ont pas manqué) ; aujourd’hui ce trait se donne à voir avec les séjours dans un pays étranger que font des postdocs et chercheurs avancés, avec la constitution d’équipes rassemblant des chercheurs de divers pays, ainsi qu'avec les colloques dits internationaux.

 

Une fois les recherches menées, le chercheur doit publier des articles, des ouvrages collectifs ou individuels. Vous décrivez ici un véritable parcours du combattant, dans lequel le relationnel joue un rôle non négligeable. Quels sont les principaux obstacles que doit surmonter le scientifique pour diffuser ses travaux au sein de la communauté scientifique ?

La publication, tout particulièrement celle d’un article (modalité la plus nombreuse et très majoritaire dans les sciences dures auxquelles je m'attache), est un processus en plusieurs étapes qui n’est pas aisé, sans que pour autant l’on puisse parler d’obstacles (on parlera plutôt de contraintes auxquelles le chercheur doit se plier). L’envoi du manuscrit n’est pas fait au hasard, mais à une revue dont le profil scientifique correspond au sujet traité ; alors qu’il est des revues plus ou moins prestigieuses, l’envoi est proportionné à la nature et à l’ampleur de la recherche faite et de ses résultats. Le manuscrit, rédigé en anglais, est préparé suivant des normes générales (rédaction en 5 parties) et particulières (à chaque revue) qu’il importe de respecter ; certaines normes régissent aussi la présentation des illustrations. L’article scientifique est à l’heure actuelle très majoritairement collectif, ce qui amène à établir la liste des signatures : si les règles sont claires pour le premier auteur (celui qui, par exemple en biologie, a fait les expériences) et pour le dernier (celui qui a conçu la recherche), elles ne le sont pas les autres auteurs, qui peuvent revendiquer des parts égales. La revue peut rejeter d’emblée le manuscrit reçu (par exemple pour insuffisance), ou le soumettre à des réviseurs (peer review). Les rapports que ceux-ci établissent peuvent conclure au refus de publication, à l’acceptation de l'article tel quel (ce qui est rare), ou à une demande de révision en indiquant les points (de fond ou de forme) à reprendre avant une nouvelle soumission (revise and resubmit). Il arrive que cette étape se répète. Ce processus de publication, dans lequel entrent des rivalités, est, à ses multiples étapes, lourd d’émotions. C'est aussi une lutte contre le temps : dans une science devenue hautement concurrentielle, il faut publier sa recherche vite, avant autrui du moins.

Les contraintes sont moindres dans les sciences humaines et sociales. Toutefois, le processus du peer review, ainsi que des normes de présentation, tendent à s’imposer pour les articles de revue. Les difficultés de l’édition pèsent sur la publication des livres dont l’acceptation est soumise à l’avis d’un directeur littéraire, d’un directeur de collection ou d’un comité éditorial ; des modifications d’ampleur variable peuvent être demandées.

Oui, la condition d’auteur scientifique est bien un parcours du combattant.

 

Le savoir s’est construit par une réflexion entre l’objectivité et la subjectivité, structurant même des écoles de pensée comme l’école méthodique. En quoi les passions et les émotions du chercheur sont-elles si importantes dans le rapport qu’il entretient à son objet d’étude ?

Le savoir scientifique repose sur des principes méthodologiques placés sous l’égide de l’objectivité. Les publications qui livrent les résultats de recherche obéissent à des règles d’écriture plus ou moins contraignantes suivant les disciplines, qui en font des produits neutres. Si l’on considère non plus le travail fait, mais le travail en train de se faire, on constate que les émotions sont l’ordinaire de la vie scientifique. Comment en serait-il autrement ? Le chercheur qui, rappelons-le, est aussi un être humain de chair et de sang, ne vit pas isolé dans une tour d’ivoire ; son activité s’insère dans une trame complexe : une institution où il faut entrer, puis progresser ; des personnes qu’il côtoie ; des lieux où il travaille ; des objets ou instruments qu’il manie, autant d’éléments qui portent à des réactions émotionnelles, affectives, sensibles. Ainsi les collègues peuvent susciter amitié, agacement, jalousie, haine, etc., tout comme ils peuvent être dans le travail une aide, une gêne ou un frein. La recherche elle-même est un processus long qui ne marche pas comme sur des roulettes ; le temps (plutôt long) qui s’écoule entre le choix du sujet et la publication de l’article est l'occasion d'un va-et-vient émotionnel fait d’enthousiasme, d’euphorie, d’ennui, de crainte et de déception, bref, une alternance qui peut être violente entre un grand bonheur et une terrible souffrance. Autant d’émotions qui ne sont pas sans incidence dans les rythmes de travail, l’engagement à la tâche, la convivance au sein de communautés, la production et la mise en œuvre des résultats. Autant d’émotions qui, en fait, naissent d’une passion parfois intense, celle qui anime les chercheurs pour la recherche en général, pour leur objet d’étude en particulier — une passion avouée dans des autobiographies ou des enquêtes, mais tue dans la publication scientifique.

 

Vous consacrez votre dernier ouvrage aux invisibles de la recherche : celles et ceux qui y contribuent mais ont des statuts précaires et sont souvent oubliés. Comment est né ce projet et sur quelles sources vous êtes-vous appuyée ?

Cet ouvrage sur les invisibles de la recherche s’inscrit dans une lignée de travaux que j’ai menés sur des aspects du monde savant qui ne se voient pas ou qui n’ont pas été considérés. Alors que ce monde est étudié comme un monde de l‘écrit, je me suis intéressée à la parole, à la place qu’elle y avait, au rôle qui lui était dévolu et au statut qui lui était reconnu : les chercheurs font cours, vont à des colloques ou des conférences, parlent entre eux. Alors que l’on étudie la science faite, celle des découvertes et des publications dans lesquelles s’incarnent les idées, je me suis intéressée à la science en train de se faire et à l’ordre matériel qui est le sien : celui des fiches et autres bouts de papier, des gestes et des regards experts, des règles régissant l’écriture des articles de recherche, bref, tout ce qui disparaît dans les publications. Je dirais que j’ai une sensibilité pour ce qui ne se voit pas, doublée d’une préférence (qui ne va pas sans risque) pour aller hors des sentiers battus.

Le déclencheur de cet ouvrage sur les invisibles de la recherche a été une remarque faite par un journaliste dans un compte rendu d’un précédent ouvrage qui, relevant la masse colossale des outils utilisés par les chercheurs, signalait la présence de petites mains modestes et mal payées. Ma curiosité a été piquée et j’ai décidé de faire une recherche sur une population oubliée par les études sur le monde scientifique.

Sur quelles sources me suis-je appuyée ? On pourrait penser que si cette population n’a pas été étudiée, c’est que les sources, fondamentales pour le travail de l’historien, manquaient ; il n’en est rien (même s’il n’y a pas de corpus prédéterminé et qu’il faut « brasser » une grosse masse documentaire). Pour cette étude, j’ai fouillé dans l’immense massif biographique, dans l’abondante littérature institutionnelle, dans les enquêtes nombreuses portant sur le monde de la recherche, dans la littérature aussi diverse qu’abondante sur les lieux de la recherche, sur l’histoire des disciplines et des techniques intellectuelles. Dans cette quête de documents, j’ai pris soin de ne pas m’arrêter uniquement à ceux qui donnaient le point de vue de l’élite de la recherche, recherchant pour ma part les témoignages qui faisaient entendre la voix des « subalternes », le ressenti de ceux qui ont aussi contribué à la recherche. Aux données textuelles, se sont ajoutées des images donnant à voir des personnes à l’œuvre, telles les photos qui, prises à l’Institut du radium dans les années 1920, montrent les mécaniciens, menuisiers, souffleurs de verre, laborantines, secrétaires, etc., qui travaillèrent aux côtés de Marie Curie.

 

Les femmes font partie de ces invisibles. Elles apparaissent tardivement puisqu’au XIXe siècle, les fonctions de préparateurs et de collaborateurs sont principalement assurées par des étudiants. Même au sein du laboratoire Curie, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les femmes sont en minorité et n’assurent que des fonctions de secrétariat ou de service. Est-il erroné d’affirmer que les hommes ont accaparé les métiers de la science ?

Les études féministes qui ont considéré l’entrée des femmes dans les fonctions de professeur et de directeur de recherche n’ont pas accordé, me semble-t-il, la même attention à celles qui, occupant des fonctions moins prestigieuses d’assistance, étaient invisibles (et le sont restées). Entrées tard dans les laboratoires, ces personnes ont d’abord assuré des fonctions de secrétariat et de service. Le changement marquant a eu lieu dans les années 1950, quand elles ont commencé à occuper des emplois techniques. À l’heure actuelle, au CNRS, institution majeure de la recherche scientifique en France, les femmes ont conquis la parité numérique parmi les ingénieurs et techniciens de recherche. Reste qu’à mesure que l’on monte dans les grades, la part des femmes diminue : elles sont majoritaires parmi les techniciens de recherche (corps de statut inférieur à celui des ingénieurs qui reste, lui, en majorité masculin), et leurs carrières sont plus lentes ; bien plus, les fonctions administratives subalternes sont des bastions féminins à plus de 80%. Par ailleurs, ici comme dans le corps des chercheurs, les femmes sont plus nombreuses dans des disciplines jugées « féminines » : la biologie et toutes celles qui relèvent des sciences humaines. La présence aujourd’hui nombreuse de techniciennes et d’ingénieures dans les institutions de recherche porterait à conclure qu’il est erroné d’affirmer que les hommes ont accaparé les métiers de la recherche. Une nuance toutefois : ici aussi, un « plafond de verre » existe, conditionnant l’évolution des carrières ; les hommes ont encore à l’heure actuelle la meilleure part.

 

Vous montrez pourtant, avec beaucoup de justesse, que les femmes ont joué un rôle capital dans le cadre de la cellule familiale, à l’image de Sophie Littré qui a travaillé au Dictionnaire de son père. Votre livre regorge d’exemples d’épouses, de mères, de filles qui ont participé au travail de leur mari. Derrière Jules Michelet, Émile Durkheim ou encore Marc Bloch, une femme joue toujours un rôle primordial. Qui sont ces femmes et dans quelle mesure leur contribution est-elle cruciale ?

En allant derrière les œuvres, en considérant le travail qui se fait, se découvrent dans la sphère domestique nombre de femmes à la tâche, des filles et, bien plus encore, des épouses ; il en est au 18e siècle aussi bien que dans notre présent. Leur contribution, variable, recouvre une gamme de tâches. Copie, dactylographie, prise de notes, confection d’index, relecture de manuscrits et d’épreuves sont parmi les plus courantes ; il en est de plus spécialisées : des femmes ont fait les dessins ou les photographies d’un ouvrage ou d’un article de leur mari, traduit des textes, révisé le style d’un écrit. Certaines ont tenu le secrétariat de leur époux, gérant aussi la correspondance, et il en est qui ont été de véritables assistantes de recherche. Même dans ce dernier cas, l’époux est seul auteur. Sophie Littré, que vous citez, abattit une besogne considérable : elle n’est même pas remerciée dans la préface du Dictionnaire alors que des collaborateurs hommes, eux, le sont. Ces femmes n’avaient généralement jusque dans les premières années du 20e siècle qu’une éducation modeste qui, cependant dans les milieux bourgeois, comprenait le dessin, la littérature et les langues étrangères, savoirs utiles à leur mari dont la scolarité, tout autre, ne les intégrait quasiment pas. Au cours du 20e siècle, il en est qui, ayant eu une formation universitaire, deviennent sévriennes, agrégées, voire docteures. Reste que toutes celles qui firent des tâches scientifiques pour leur époux finissaient, quelle que fût leur formation initiale, par acquérir un bon niveau en travaillant aux côtés d’un spécialiste éminent. La contribution apportée par ces femmes était encore autre : elles assuraient la tenue de la maison et l’éducation des enfants ; elles avaient un rôle social, organisant par exemple dîners et réceptions autour de leur mari ; et, ce qui se voit moins, elles apportaient une aide morale face aux aléas de la recherche et aux déconvenues de la carrière, accomplissant ainsi, outre des tâches intellectuelles, matérielles et sociales, un travail émotionnel. Cette contribution, parfaitement documentée pour un passé même récent, si elle est probablement moindre aujourd’hui, n’a pas, dans ses divers aspects, disparu.