Une lecture attentive des chiffres relatifs à l’immigration invalide la théorie du grand remplacement à l’horizon 2050, et invite à recentrer la réflexion sur les enjeux réels des migrations.

Pour le démographe Hervé Le Bras, il n’y a pas de « grand remplacement » à venir. L'immigration d'origine musulmane ne se substituera pas aux populations natives en Europe ou en France pour devenir majoritaire à l’horizon 2050 (ni 2060, d’ailleurs). Les sondages, qui se sont multipliés récemment et laissent penser qu’une majorité de Français pourrait croire à une telle théorie, révèlent surtout une méconnaissance des ordres de grandeur. La réalité des chiffres, éloignée des démonstrations fantasmatiques qui ont souvent cours, interdirait sinon de juger crédible une telle prévision.

Où le grand remplacement prend-il son origine ?

Avant d’en venir aux chiffres, Hervé Le Bras retrace l’histoire de ce terme, ou plutôt de cette peur, dont il repère l’origine dans la comparaison de la natalité française avec celle de l’Allemagne après la défaite de 1870. À l'époque, cette faible natalité et l'entrée d'étrangers, que l’on commence à ranger dans des catégories plus ou moins menaçantes, sont dénoncées comme faisant courir un risque au pays.

Puis, une fois admis, comme un acte de foi, que la menace s’est concrétisée, ou tout au moins que le « grand remplacement » est en marche, la rhétorique de ses propagateurs, Renaud Camus en tête, s’est concentrée sur les causes internes et externes qui l’ont fait advenir, parfois à grand renfort de citations approximatives ou apocryphes, de Boumédiène à Giscard en passant par De Gaulle. La statistique a alors moins d’importance ; il suffit d’en croire ses yeux, nous dit Renaud Camus. Cela tombe bien car les prévisions dramatiques (de Jacques Lesourne ou du Figaro Magazine) de l’année 1985, qui avaient pu, un temps, nourrir la démonstration, ont depuis été contredites par les faits.

Quelles prévisions à l’horizon 2050 ?

Les données sont fournies par l’Insee. En 2020, sur la base des enquêtes annuelles de recensement, 4,2 millions de personnes étaient des immigrés venus d’Afrique ou d’Asie sur 67,8 millions d’habitants au total. L’accroissement annuel moyen de cette population représentait un peu moins de 100 000 personnes (sur la période 2006-2020). 

Hervé Le Bras rappelle qu’il est difficile de mesurer les entrées, car outre les difficultés pratiques, se pose la question de la durée des séjours de ces personnes qui ne peut que très difficilement être déterminée à l'avance. C’est pourquoi il est beaucoup plus judicieux de s’en tenir à la comparaison entre deux enquêtes annuelles, qui permet de déterminer un solde net.

À l’horizon 2050 (qui est celui le plus souvent évoqué pour un remplacement de la population française), l’augmentation du nombre d’immigrés représenterait entre 3 et 6 millions de personnes. Le total varie selon que l’on considère que cet accroissement reste constant en valeur ou continue de croître au rythme de 5 % par an — taux auquel il a crû ces dernières années. La population considérée atteindrait alors 7 à 10 millions, pour 74 millions d’habitants au total. 

Pour donner une idée de la sensibilité de ces chiffres, un accroissement en pourcentage quatre fois plus important, soit de 20 % par an, poursuivi sur toute la période, conduirait à enregistrer un accroissement d’un peu plus de 800 000 immigrés la dernière année et de 14 millions sur l'ensemble de la période, ce qui porterait cette population à 18 millions environ. On est encore loin du remplacement.

Que faire des descendants d’immigrés ?

En tenant compte cette fois des descendants d’immigrés, c’est-à-dire, selon la définition de l’Insee, des personnes nées en France et ayant au moins un parent immigré (qui constituent la deuxième génération), on arrive, en retenant des taux de fécondité de 1,1 pour les non-immigrés et de 1,7 pour les immigrés, et selon que l’on retient l’une ou l’autre hypothèse d’accroissement ci-dessus, au chiffre de 7 ou 8 millions pour ces descendants, qu’il faut alors ajouter aux 7 millions ou 10 millions d’immigrés ci-dessus.

Encore faut-il être conscient, explique Hervé Le Bras, que cette estimation s’apparente à une logique d’apartheid ! En effet, elle classe dans la population immigrée les enfants issus d’unions mixtes. Or, presque autant d’enfants naissent de couples mixtes que de couples dont les deux parents sont nés hors de l’UE. 

La projection jusqu’en 2050, si l’on veut distinguer entre ces différentes populations, est un peu plus compliquée. Au terme du calcul, on compterait alors, nous dit Hervé Le Bras, 4,5 % de personnes descendant uniquement d’immigrés, 9,4 % de descendants aux origines mixtes et 76,6 % d’origine non-immigrée.

Un problème de concentration...

Peut-être faudrait-il alors, pour déterminer les populations à prendre en compte, évaluer le degré d’intégration dont ces immigrés et leurs descendants feraient montre. À défaut d’une autre manière de le mesurer, certains s’y sont essayés à partir des prénoms qui sont donnés aux enfants. Ce qui paraît tout de même un peu aventureux… 

Le grand remplacement n’est pas le problème. Ce qui ne veut pas dire que l’immigration n’en pose pas. La concentration d’immigrés peut atteindre en certains endroits des niveaux très élevés. Ainsi, les immigrés d’origines magrébine et turque constituent par exemple 11 % de la population totale en Seine-Saint-Denis. Dans certains quartiers de La Courneuve, d’Aubervilliers et de Clichy-sous-Bois, comme le montre une étude de France Stratégie de 2020 et son outil cartographique, la proportion d’immigrés nés hors d’Europe dépassait, en 2017, 60 % de la population âgée de 25 à 54 ans, alors qu’elle tournait autour de 40 % en 1999. Dans ces mêmes villes, 40 % des enfants âgés de moins de 18 ans ont deux parents immigrés nés hors d’Europe et 30 % de plus en ont un seul. Il s’agit toutefois de situations exceptionnelles, qui posent assurément des problèmes mais qui restent localisés. On sait également que ces concentrations ne sont pas corrélées à la proportion des votes en faveur du Rassemblement National, toujours d’autant plus élevée localement que les immigrés sont moins nombreux.

Cela dit, le thème du grand remplacement permet aux politiques et aux médias de propulser la question migratoire sur le devant de la scène, de la faire remonter dans les préoccupations des Français, explique Le Bras. La question est alors de savoir comment s’en dépêtrer, en particulier si l’on pense qu’il faut écarter les fantasmes pour s’atteler aux problèmes. Celle-ci reste entière et tout à fait préoccupante.