L’auteur, cultivant l’art de la digression, retrace l’amitié entre Diderot et le sculpteur Falconet et leur dispute épistolaire sur la postérité.

Frédéric Vitoux aime les ours : peluches, animaux mais aussi hommes. Étienne Maurice Falconet (1716-1791), ce sculpteur misanthrope, farouche, pessimiste, d’une probité artistique sans faille mais volontiers brutal, est de ceux-là. Ne l’a-t-on pas accusé, à tort, d’avoir poussé l’un de ses élèves au suicide par ses jugements intransigeants à son égard ? Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’il quitta Saint-Pétersbourg sans assister à l’inauguration de la statue équestre de Pierre le Grand que l’impératrice Catherine II lui avait commandée sur les conseils de Diderot (1713-1784).

« Le concert lointain de la postérité »

Falconet ne croyait pas à la postérité, tandis que Diderot plaçait en elle tous ses espoirs. Il avait été enfermé trois mois dans le donjon de Vincennes en 1749, à la suite de la parution de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Par la suite, il garda ses œuvres principales (La Religieuse, Jacques le fataliste, Le Neveu de Rameau…) dans ses tiroirs, ou ne les publia que dans la Correspondance littéraire, ce journal à la main qui ne connaissait qu’une diffusion très restreinte, puisqu’il était destiné aux têtes couronnées d’une Europe qui alors « parlait français » (comme l’indique le titre du bel essai de Marc Fumaroli paru en 2001) :

« Il ne s’agissait pas d’une publication stricto sensu, imprimée et donc susceptible de se retrouver sous le joug de la censure royale, mais plutôt […] de lettres privées, manuscrites, qui échappaient de ce fait à tout contrôle. À l’origine, Grimm avait adressé ses premières lettres aux deux princes de Prusse, frères de Frédéric II. À leurs demandes, il en fit ensuite plusieurs copies pour d’autres princes allemands puis pour les rois de Suède, de Pologne et Catherine II […]. Ces têtes couronnées payaient généreusement le service privé qui leur était ainsi rendu. De facto, Grimm jouait auprès d’elles un rôle d’envoyé culturel. Il informait ses correspondants de ce qu’il se passait à Paris. À l’occasion, il les conseillait aussi sur leurs achats d’œuvres d’art. Ainsi, chaque copie était-elle plus ou moins personnalisée, avant d’être recopiée à la main à l’intention d’une dizaine de destinataires. Un réseau social en somme, mais pour une très haute société. »

Diderot pariait, à juste titre, sur sa reconnaissance posthume. À travers son amitié avec Falconet, leur correspondance et leur longue querelle épistolaire autour de cette notion de postérité, Frédéric Vitoux restitue dans son livre l'esprit d'une époque et les réflexions de figures majeures de l’histoire des idées. Il résume à grands traits l’histoire mouvementée de la publication de l’Encyclopédie et de ses artisans : Diderot, son directeur avec le mathématicien d’Alembert (qui renoncera à cette direction devant les difficultés grandissantes), Rousseau, Voltaire ou le trop méconnu chevalier de Jaucourt. L’académicien cite de longs extraits de leur correspondance, et même les travaux critiques d’Yves Benot, qui en a donné une édition, accompagnée d’une lecture marxiste, en 1958. Il convoque également un article de l’universitaire Marc Buffat, avec lequel il instaure à son tour une sorte de dialogue. La réflexion et la narration s’appuient donc sur une érudition qui ne pèse jamais dans ce livre, et provoque même une forme de jubilation, car dans son art de la vulgarisation qui n’est pas simplification, Frédéric Vitoux est d’une intelligence contagieuse. Du moins est-ce ce que le lecteur éprouve, ce qui ajoute au plaisir de sa lecture.

Est-il bon ? Est-il méchant ?

Face à l’ours Falconet, Diderot est sociable, dévoué à ses amis, affectueux, optimiste et altruiste. Il ne cesse de lui dire son admiration et de lui témoigner son affection. Leur amitié finira pourtant par se dissiper dans la rancune et la défiance, en raison de plusieurs maladresses du sculpteur : ce dernier refusa de tenir sa promesse de recevoir Diderot sous son toit à Saint-Pétersbourg, quand le philosophe se décida enfin à entreprendre ce long voyage que l’impératrice espérait et attendait depuis si longtemps ; et il laissa publier leur correspondance sans l’aval de Diderot. Malgré son attrait pour les ours, Frédéric Vitoux prend peu à peu le parti de Diderot, dont il partage le goût pour les digressions. Dans cet art, Diderot excellait, et il se comparait lui-même à un chien de chasse mal dressé. C’est ainsi qu’au cours de ce récit de l’amitié de deux hommes des Lumières, l’auteur se livre à des retours sur soi : il évoque ainsi l’île Saint-Louis qui lui est si chère, où vécurent aussi Diderot et Falconet, et où il rencontra son épouse Nicole à l’occasion de la création d’un journal littéraire, quand il avait dix-neuf ans. Il se remémore aussi d’autres ours, comme Bernard Frank, ou Céline, très amer et véhément à son retour d’URSS en 1936. Il nous livre même la source inavouable d’une célèbre chanson de Gilbert Bécaud. Il s’agit d’un extrait de Bagatelles pour un massacre (1937), le premier des pamphlets antisémites de Céline, où son séjour à Leningrad est évoqué à la marge, dans cet extrait notamment : « De midi jusqu’à minuit, partout je fus accompagné par une interprète (de la police). Je l’ai payée au plein tarif… Elle était d’ailleurs bien gentille, elle s’appelait Nathalie, une très jolie blonde par ma foi, ardente, toute vibrante de Communisme, prosélytique à vous buter, dans les cas d’urgence… Tout à fait sérieuse d’ailleurs… allez pas penser des choses ! et surveillée nom de Dieu… » Frédéric Vitoux commente ainsi : « À l’évidence, le parolier Pierre Delanoë s’est inspiré de la demoiselle pour écrire l’une de ses plus célèbres chansons, Nathalie, mise en musique et interprétée par Gilbert Bécaud en 1964. On comprend qu’il soit resté discret sur ses sources. »

Accompagné de repères chronologiques croisés sur la vie de Diderot et de Falconet, d’une bibliographie complétée par des remerciements qui attestent d’une solide documentation, ce livre, entre essai et récit, propose, au sujet d’une amitié au siècle des Lumières et d’une dispute sur la postérité, des réflexions pertinentes pour le monde contemporain. Notre modernité semble basculer vers un monde sans mémoire, « vers un temps où la transmission, le savoir historique, les livres, peintures ou sculptures des siècles passés participeraient d’une forme de vieillerie incapable d’enrichir les nouvelles générations, eux les conquérants ou les esclaves de cet univers numérique dans lequel nous nous enfonçons chaque jour davantage, avec ses “hommes augmentés” qui n’auront plus rien à retenir des “hommes cultivés” d’autrefois. » Le plaisir de la lecture se nourrit de ces développements qui militent discrètement pour l’ancrage de notre modernité dans l’héritage de ce que le passé eut de meilleur.