Dans ce récit sensible et grave, Caroline Lamarche revient sur la vieillesse et la mort de sa mère et réfléchit au traitement du grand âge dans notre société.

Tout commence par un rêve de la narratrice dans lequel elle voit sa mère malvoyante et handicapée arrivée devant sa maison après avoir parcouru les cent kilomètres qui les séparent. Avec humour et lucidité, l’auteure raconte comment, pendant les cinq ans qui suivent, se renoue le lien avec sa mère, qu’elle va voir toutes les semaines dans sa maison. C’est une femme austère et droite, aux principes sévères. « Son cœur était pur et terrible », dit un vers d’Emily Dickinson qui donne son titre au premier chapitre.

Un titre à plusieurs entrées

La fin des abeilles renvoie à la passion de la mère pour l’apiculture, mais aussi à la fin d’un monde, au sens écologique : « Voilà un certain temps que l’on parle de la fin des abeilles. Le changement climatique, les pesticides, la varroase, cette maladie déjà connue du temps où ma mère était apicultrice, l’invasion du frelon asiatique, la perte de la biodiversité, d’autres facteurs erratiques, le tout a provoqué l’effondrement de leurs colonies. […] Nous sommes devenus les serviteurs de la méchante reine Compétitivité et nous finirons, pour entretenir cet enfer maquillé en pays des merveilles, par repeindre les roses blanches en rouge. » C’est aussi la fin d’un monde incarné par cette femme aux « phrases définitives ». Elle a offert au jeune frère de la narratrice qui menaçait de se tuer « un griffon Korthals, répertorié dans les livres comme chien d’arrêt », ce qui a mis fin à ses envies suicidaires. « Cet animal choyé » fut dès son plus jeune âge « mené vers la docilité par un dressage impitoyable ». Ce qui donne le contexte d’une des phrases péremptoires de la mère : « Au fond, l’éducation c’est facile : les enfants, il suffit de les éduquer comme des chiens. »

Une paix enfin trouvée

La narratrice évoque cette journée où, sur un banc, au soleil d’octobre, la mère raconte des souvenirs de sa jeunesse :

« Et ce moment était doux, lui aussi, de manière inédite dans mon existence de fille d’une mère rétive à la tendresse. Une bonté palpable se déposait sur chaque brin d’herbe, chaque pierre, chaque branchette buvant le dernier soleil, elle caressait les mains percluses de ma mère et les miennes, immobiles comme je l’étais moi-même, aux aguets de ce miracle auquel rien, dans ma vie, ne m’avait préparée : une paix, entre nous, non pas retrouvée mais trouvée, trouvée enfin. »

La mort qui vient permet de baisser la garde. La mère dit de la statue de la Liberté devinée à la télévision, dont elle voit mal les images à cause de sa mauvaise vue : « Elle dégage une fierté courageuse », comme si elle parlait d’elle-même : « Impavide. Lapidaire. Un Commandeur au féminin. » Tous les ans, la fille entend cette phrase à son anniversaire : « Il neigeait le jour où tu es née et tu étais une enfant assommante. » Mais même ces phrases toutes faites finissent par se défaire :

« Je la quitte au crépuscule pour me lancer sur l’autoroute avant la somnolence. Je me penche pour l’embrasser avec une sorte de hâte ou de recul qui m’ulcère : tout cela est si fuyant, si incomplet, si épouvantablement malhabile. Mais elle, elle me tend soudain très fougueusement la joue et me dit : “Chérie, chérie, je t’ai adorée enfant, et maintenant je te retrouve !” »

Cette chronique d’une vieillesse qui ne veut pas renoncer à la lucidité et d’une mort annoncée se fait aussi le lieu d’une réflexion sur l’écriture et bouleverse constamment sans jamais céder au pathos ni aux effets faciles :

« Une voix à l’intérieur de moi me reproche de tenir ce journal d’un moment de ma vie. À ma décharge, ce que je fais ici est purement prophylactique. Comme je marche, j’écris. J’écris pour tenir le choc du vieillissement accéléré de ma mère. J’écris pour être, avec elle, plus douce. J’écris pour lui consacrer sa juste place et libérer la part secrète que je dois à mon père.»

« Les médecins lui avaient volé sa mort »

Alors qu’elle rêvait de mourir du cœur dans son sommeil, la vieille dame se voit poser par les médecins un pacemaker à 92 ans, ce qui l’oblige à aller vers le très grand âge, la perte d’autonomie, et l’installation dans un Éhpad où elle est maltraitée au nom d’une société du profit et de la productivité qui ôte toute humanité au sort réservé aux plus âgés. Cette période coïncide avec l’épidémie de Covid et la solitude qu’elle entraîne pour tous les pensionnaires. Le téléphone reste le dernier lien, mais la mère ne réussit pas toujours à le décrocher. Ce n’est pourtant pas cette atmosphère délétère qui occupe la fin du récit, mais des pages pleines de tendresse et de délicatesse pour évoquer l’enterrement et la réunion de la famille dans la grande maison désertée par la morte, qui l’occupe pourtant pour toujours, dans le rêve de la fille cadette de la narratrice :

« Tous, nous avions les cheveux gris ou blancs, tous un visage heureux, tous une tendresse libérée des vieux soupçons. Ma mère, en mourant, avait signé la réconciliation générale et le retour de notre enfance. »

Ce récit n’est pas celui d’« une mort très douce », titre donné par Simone de Beauvoir au texte qu’elle a consacré à la mort de sa mère. Il rend à sa singularité intime et inouïe cette expérience universelle, dans une lecture qui doit être lente et laisser se diffuser chez le lecteur toutes les impressions et les évocations sensitives et sèches à la fois de cet hommage à une mère disparue au terme d’une très longue vie.