Comment la passion amoureuse vécue par Walter Benjamin avec Asja Lacis, femme de théâtre, a-t-elle pu faire de l'intellectuel un marxiste convaincu ?

Spécialiste reconnue des travaux et de la vie d'Hannah Arendt, Antonia Grunenberg entraîne son lecteur dans une narration philosophique en vue de résoudre une énigme captivante : comment la passion amoureuse vécue par Walter Benjamin avec Asja Lacis, femme de théâtre, metteur en scène, dramaturge et comédienne, a-t-elle pu faire de l'intellectuel assuré de ses convictions, de l'auteur de Paris, capitale du XIXe siècle, un marxiste convaincu et un admirateur enthousiaste du communisme apparu au berceau de l'Union soviétique ? Le lecteur n'aura pas la clef de l'énigme mais verra s'ouvrir, chemin faisant, de nombreuses portes sur l’œuvre de Benjamin et sur la vie intellectuelle, la culture, le théâtre, à Berlin, Riga, Moscou dans l'entre-deux-guerres. Sur la scène défilent les figures intellectuelles d'Adorno, Horkheimer, Kracauer, Marianne Weber et les inventeurs d'un nouveau théâtre, Brecht, Piscator, Bernhard Reich et bien d'autres.

Le destin tragique des deux protagonistes, le suicide de Benjamin à quelques encâblures de l'exil, la souffrance d'Asja Lacis dans les camps de travail de Staline, au lieu de clore les deux biographies dans une version romantique de l'amour contrarié, incite avec une grande sobriété le lecteur à une réflexion interminable : est-il vrai qu'il ne restait plus à Benjamin que « la tête et le sexe », comme l'écrivit son épouse Dora Sophie, désorientée par cette conversion idéologique, à leur ami commun Gershom Sholem ? Peut-être Asja avait-elle, à l'encontre de Walter, ses propres convictions « chevillées au corps ». Une énergie de la personne toute entière qui la conduisit à rester en Union Soviétique jusqu'au bout.

Pour inventorier les dédales de l'énigme, il ne suffit pas en effet d'invoquer le messianisme de Benjamin, de qualifier sa nouvelle orientation idéologique de « conversion », et de reprendre les poncifs éculés sur le caractère religieux de la croyance au communisme. Pour comprendre le rôle de la passion amoureuse ne faut-il pas avant tout saisir la rencontre entre Walter et Asja, telle bien d'autres rencontres amoureuses, comme une expérience de structure religieuse ? Ne faut-il pas la configuration de ces trois figures : le coup de foudre, l'idéal communiste et l'attente, l'espoir, la vision d'un monde meilleur d'autant plus pressante que l'on pressent, avec Benjamin, la catastrophe et que l'on ressent, avec Asja, la montée de la terreur stalinienne ? Dans son commentaire sur Siegfried Kracauer, l'auteur de Les Employés. Aperçus de l'Allemagne nouvelle, Walter Benjamin avait salué chaleureusement « un chiffonnier à l'aube de la révolution ». Dans les méandres de la passion qui unit Walter et Asja, le lecteur perçoit les affinités secrètes et les correspondances qui relient l'amour à l'émancipation.

 

Extrait (avec l'aimable autorisation des éditions Payot & Rivages) des pages 59 à 61 :

Un signe visible de sa nouvelle relation fut l’essai Naples, dont Benjamin expliqua à Scholem et à l’éditeur Weissbach qu’il l’avait écrit avec Asja Lacis. Cette publication sous les deux noms signalait au monde de la culture : « Vous voyez, j’ai trouvé une compagne avec laquelle je peux vivre et travailler. » Ce genre d’acte collectif était tout à fait dans l’air du temps. Tous deux auront sans doute constamment échangé pendant leurs nombreux sauts de puce à Naples. C’est ainsi que Benjamin a eu par la suite l’idée de présenter cet article comme le produit d’un travail commun. Le texte traite de l’activité théâtrale animée de Naples, où l’on chante publiquement la pauvreté et la joie de vivre, où les maisons n’ont pas de numéro, mais où « les boutiques, les fontaines et les églises » jouent le rôle de piliers de la mémoire. Les auteurs décrivent un milieu où les marchands règnent sur les rues, où les musiciens les dominent de leurs instruments et où l’on mange les macaronis avec les mains. On imagine sans peine l’excitation que devait produire sur l’imagination dramaturgique de cette femme de théâtre si réceptive au message révolutionnaire qu’était Asja Lacis, âgée de trente-trois ans, cette culture populaire, mais si flatteuse pour les sens, qu’elle découvrait dans cette ville portuaire d’Europe du Sud. Les impressions que Naples produisit sur Asja complétèrent la perception qu’en avait eue Walter ; et lui-même sut aussi intégrer les observations de sa bien-aimée dans les siennes propres. En tout cas, le texte fut conçu d’un seul jet. Le motif de la porosité en formait une sorte de trame. Au centre, on trouvait une réalité de l’existence que l’on reconnaissait seulement dans l’interaction entre l’espace extérieur et l’espace intérieur ; des artisans qui accomplissent leur besogne sous des porches, des enfants qui vont et viennent entre les immeubles et la rue quand ils jouent, les ventes aux enchères, le petit commerce, les bazars, les négoces de l’amour, les attractions musicales, les tragédies d’une vie dans laquelle s’accomplissait une « interpénétration du jour et de la nuit, des bruits et du calme, de la lumière extérieure et de la pénombre intérieure, de la rue et du foyer ». L’épiderme du monde qui l’entourait était perméable dans leur perspective à tous les deux.