Une « fin du monde au petit pied » : telle est la formule de Leiris à laquelle songe l’auteur sommé de quitter l’appartement qu’il a habité durant 37 ans.

C’est bien plus qu’un déménagement qui se trouve au cœur de ce récit ; c’est une page qui se tourne, et même une page d’histoire littéraire, puisque l’appartement dont Olivier Rolin se trouve expulsé par « un requin de l’immobilier » et par son éditeur qui le lui sous-louait se situe au 10, rue de l’Odéon à Paris, adresse qui joua un rôle si important pour la littérature au début du XXe siècle, grâce à deux librairies fameuses, la Maison des amis du livre d’Adrienne Monnier et Shakespeare and Company de Sylvia Beach (auxquelles Laure Murat a consacré en 2003 une très belle étude intitulée Passage de l’Odéon). Ces deux femmes jouèrent un grand rôle dans la vie intellectuelle et artistique du Paris de l’entre-deux-guerres. C’est Sylvia Beach qui publia en février 1922 Ulysse de James Joyce, en présence de l’auteur. Aujourd’hui ces librairies sont devenues un salon de coiffure et une boutique de vêtements. La lecture de la dérive de Leopold Bloom dans Dublin donna à Olivier Rolin le désir d’écrire.

L’art de la digression pour dire un monde perdu

L’auteur revient sur les anciens locataires de cet immeuble, qu’ils soient célèbres comme le poète Aimé Césaire ou l’Américain Thomas Paine, qui l’habita à la Révolution, ou non. L’étage était occupé, quand il emménagea dans cet entresol, « par deux vieilles demoiselles légèrement toquées que leur famille […] finit par déloger et placer, je suppose, dans un asile. » Elles étaient peut-être atteintes du « syndrome de Diogène », car « un couple de déménageurs, ou plutôt de vidangeurs d’appartements, fut charger d’évacuer le leur ». Cette pathologie, qui consiste à « accumuler des objets hétéroclites et inutiles », s’appelle aussi « syllogomanie », ce qui débouche sur cette anecdote: « les plus célèbres des syllogomanes furent les frères Langley et Homer Collyer, qui avaient accumulé quelque cent quarante tonnes de déchets dans leur maison de Harlem, et dont le premier périt écrasé par une valise et une avalanche de journaux alors qu’il rampait dans un tunnel pratiqué à travers leur prodigieux fatras pour porter à manger à son frère, aveugle et paralytique – lequel du coup, mourut de faim. Cette histoire tragique aux forts accents comiques, advenue l’année de ma naissance, me fait me demander, incidemment, si je n’ai pas tendance à concevoir de plus en plus l’écriture comme une forme particulière, sans nocivité sociale, de syllogomanie. »

L’écrivain cultive l’art de la digression, mêlé à une bonne dose d’autodérision, pour entraîner son lecteur d’anecdotes en anecdotes, saugrenues ou savantes, dans un livre qui mélange essai et autobiographie, au moment où se pose la question de savoir ce qu’on peut garder d’une vie, faite de voyages et de rencontres, de livres écrits et de liens amoureux et amicaux, filiaux aussi. C’est ainsi qu’Olivier Rolin découvre dans un carnet de son père, médecin militaire en Afrique, sa vocation littéraire avortée, que lui et son frère, l’écrivain Jean Rolin, ont perpétuée avec le succès que l’on sait. L’évocation des cravates de son père, accrochées à un perroquet dans la rue pour qui voudra les faire siennes, hésite entre émotion et dérision, les deux tonalités étant élégamment mêlées dans ce livre qui ne vire jamais à la lamentation.

7000 livres dans 150 cartons

Citant Perec, célèbre pour avoir réfléchi à tous les types de rangement d’une bibliothèque, l’auteur s’attaque à la sienne, ce qui le renvoie à sa vie voyageuse et à tous ces livres qu’il a lus et qui portent sur la page de garde la marque de ces lectures itinérantes. C’est ainsi que le Contre Sainte-Beuve indique cet itinéraire : « Paris-Pékin-Hong-Kong-Paris » La mise en cartons des livres est précédée par « la tentation de les feuilleter un moment, et alors les murs tombent, j’oublie la rue que je me prépare à quitter, la ville dans le grand texte de laquelle elle inscrit son petit trait, le pays où je suis que paralyse ce poison dont je ne veux pas citer le nom. »

Le livre est donc une véritable invitation au voyage, en plein dans le premier confinement : « En plus tout ça se passe au moment, non pas de la fin du monde, mais de la fin d’un monde, peut-être. Le matin de mon départ, on est au lendemain du premier Grand Enfermement. Depuis des mois les journaux ne parlent, les radios ne retentissent que de prévisions apocalyptiques, d’anathèmes, de billevesées à propos d’un idyllique “monde d’après”. On est en pleine jacasserie catastrophico-utopiste. » Les livres lus dans des avions ou des trains permettent à l’écrivain de renouer avec les voyages, la promesse de l’ubiquité et le sentiment de la simultanéité : « Me fascine l’idée que cette rue de la Mandchourie dont le nom m’avait plu il y a quarante ans, dans une petite ville de Patagonie argentine, existe réellement, en ce moment où j’écris. » Les références aux écrivains aimés et admirés sont également très nombreuses et constituent un des pôles d’attraction mélancolique du livre.

Le tour de force d’Olivier Rolin est de provoquer autant d’intérêt et d’émotions avec la vidange de son appartement qu’avec L’Invention du monde (1993), dont le projet était l’envers exact : « J'ai voulu décrire une journée de la terre : sa prodigieuse diversité, l'unité qui fait que c'est un monde. Sa bizarrerie, sa trivialité incessantes. […] Il ne s'agit pas d'un jour imaginaire mais précisément du 21 mars 1989, jour de l'équinoxe de printemps. Près de cinq cents quotidiens en trente et une langues m'ont fourni la matière brute des histoires ici entrecroisées. […] Chemin faisant, je le confesse, quelques idées se sont emparées de moi : comme par exemple que ce livre soit aussi un éloge des Lettres dont le progressif abaissement risque de faire de la terre un astre sans esprit. On ne s'étonnera donc pas que sous le portrait du monde se laisse deviner une bibliothèque cachée. » Cette bibliothèque se révèle enfin, quand l’auteur invite son lecteur dans la coulisse, pour un dernier tour du locataire, dans l’envers du décor. Cette densité de vie et de mots provoque une émotion subtile et l’impression d’appartenir non à la communauté qui vient, mais à celle qui s’en va avec tous les papiers déjà presque lettre morte à l’ère du numérique.