Dans cette biographie très informée et documentée, Martine Reid réhabilite Madame de Genlis (1746-1830) et son œuvre, éclipsées par le XIXe siècle.

« Caquet-Bon-Bec du XVIIIe siècle », « fée de la pédanterie », « écriveuse », « vieille corneille déplumée », « Danaïde de l’écritoire »… Dans les décennies qui suivent sa mort, et surtout après la révolution de 1848, les critiques, tous masculins, n’ont pas de formules assez méprisantes ou misogynes pour faire le portrait d’une femme pourtant remarquable. Martine Reid reprend le dossier et nous montre qu’il s’agit plutôt de l’une des écrivaines les plus exceptionnelles de la fin du XVIIIe siècle et du début du siècle suivant.

 

Une pédagogue originale et inventive

De petite noblesse provinciale, Félicité de Genlis abandonne une vie aisée pour une nomination qui la place au sommet de la société. D’abord « dame pour accompagner » de la duchesse de Chartres, épouse de Philippe, fils aîné du duc d’Orléans et futur Philippe Égalité, elle est officiellement désignée « gouverneur » de leur cinq enfants, situation unique dans l’histoire de l’éducation, et qui provoque d’abord le scandale. Elle pratique une pédagogie nouvelle et des enseignements diversifiés, et applique strictement le principe de l’éducation par le journal, ce que Philippe Lejeune a défini comme « le panoptique de Mme de Genlis », dont Martine Reid commente ici tous les bénéfices : « Lire et écrire sont l’objet d’exercices qui contribuent à assurer aux enfants une bonne orthographe et un bon niveau de rédaction, une réelle conscience des progrès effectués et des difficultés rencontrées, ainsi qu’un vrai sens de l’observation et une analyse continue de leur comportement. » Les enseignements contiennent des matières académiques (histoire, géographie, mathématiques, géométrie, science, littérature), mais aussi la médecine et la pharmacie, la danse, le dessin, la musique (Mme de Genlis joue de la harpe) et la botanique, sans oublier les langues vivantes (allemand, anglais, italien), qui seront bien utiles lors de l’émigration provoquée par la Révolution. Elle introduit l’éducation physique (saut, course, poids, escrime, natation, tir, pour les garçons du moins), les activités manuelles, les arts plastiques, le théâtre d’éducation. Elle s’installe avec ses élèves au pavillon de Bellechasse, construit au cœur de Paris, ce qui permet des sorties dans les environs de la capitale, où l’on découvre d’autres églises et institutions religieuses, des châteaux et des jardins, « mais aussi des ateliers d’artisans et des manufactures, ce qui permet à Genlis d’observer que l’Encyclopédie donne souvent de ces activités des descriptions inexactes. »

 

Les paradoxes d’une « ennemie de la philosophie moderne »

Grâce à la publication en 1782 d’Adèle Théodore, roman d’éducation, Félicité de Genlis espère obtenir le prix Montyon, qui vient d’être créé par l’Académie française. C’est à Louise d’Épinay qu’il revient finalement pour ses Conversations d’Émilie. Son auteure, ami de Grimm et de Diderot, appartient au parti des philosophes, qui dominent alors la plupart des institutions littéraires, salons et académies : « Genlis se venge de l’événement par la plume : sa nouvelle, Les Deux Réputations (1784), contient une satire de l’Académie française et de ses membres philosophes. Semblable attitude doit détonner un peu dans le milieu d’Orléans qui s’est toujours montré favorable aux Lumières. […] Au fil de très nombreuses publications qui dépassent le temps de Bellechasse puis de la Révolution, elle va peu à peu se faire la porte-parole d’une véritable doctrine antiphilosophique dont les sources demeurent assez éclectiques. » La biographe rapporte ce parti pris aux convictions personnelles de Mme de Genlis, mais aussi à « la puissance institutionnelle de vues plus ou moins conservatrices et religieuses, dont les ténors, Palissot et Fréron, sont bien connus de Genlis ». Cela peut paraître paradoxal : « Toutefois, parce qu’elle n’est pas une “idéologue” à proprement parler, ses positions, pour tranchées qu’elles apparaissent souvent, demeurent habitées de questions et de réflexions appartenant à la mouvance philosophique, ce que le projet pédagogique de grande ampleur qui se prépare va confirmer : on n’échappe pas si facilement à ce qui constitue les forces vives de la pensée intellectuelle du temps, d’autant que le milieu auquel appartient Genlis la conduit à l’entendre continuellement exposée et célébrée. »

 

La rupture de la Révolution

La crise révolutionnaire met un terme aux activités pédagogiques de Mme de Genlis. Après neuf ans sur les routes de l’émigration en Angleterre puis en Suisse et en Allemagne, elle rentre à Paris, ruinée, et gagne désormais sa vie grâce à la littérature. Protégée par Napoléon, elle assiste au couronnement de Louis-Philippe, le fils aîné du duc d’Orléans, dont elle a fait l’éducation. Malgré son désaveu par les critiques du XIXe siècle, elle ouvre la voie à la modernité, en prenant la défense des femmes, en promouvant la nécessité de l’éducation pour les filles (contrairement à Rousseau), ou en vivant librement de sa plume. On comprend qu’une telle personnalité ait retenu l’attention de Martine Reid, bien connue pour ses travaux sur les auteures des XVIIIe et XIXe siècles, mais aussi pour les deux volumes qu’elle a dirigés sur Femmes et littérature. Une histoire culturelle (2020).

Cette biographie remet donc à l’honneur Félicité de Genlis, grâce à de nombreux extraits de ses Mémoires et de ses lettres, et analyse aussi son activité littéraire. La bibliographie est très fournie et l’index des noms de personnes est très utile. Cette érudition, discrètement militante et jamais pesante, est une qualité qui augmente encore le plaisir et l’intérêt du lecteur.