Le problème de la gauche n'est pas tant le rejet de ses idées par les Français que son incapacité à construire une coalition sociale pour les porter et à s'organiser en renouvelant la forme partisane.

Le politiste Rémi Lefebvre vient de faire paraître un petit livre qui tombe à pic Faut-il désespérer de la gauche ? Il n’est évidemment pas le seul à s'être efforcé de répondre à cette question. Et il accepté bien aimablement de répondre à quelques questions pour présenter son livre.

 

Nonfiction : La situation de la gauche est désespérante, écrivez-vous. Elle se présente divisée à l’élection présidentielle, sans guère de chances, même si certains y croient encore, d’être présente au second tour. Il y a à cela, montrez-vous, plusieurs explications dont les effets se cumulent pour provoquer la situation qu’on observe… Mais le mal est profond. Le discours de changement n’imprime plus. Les idées d’égalité ou de justice sociale continuent d’être partagées par une large part de la population (l’aspiration à l’égalité reste très vivace, notez-vous, et les revendications des « minorités », présentées comme « identitaires », renouvellent cette cause égalitaire), mais cette part de la population acquise aux idées de gauche ne semble plus croire qu’elles puissent se réaliser d’aucune façon. Même si on assiste par ailleurs à de fortes mobilisations, mais éclatées, et qui ne débouchent pas dans les urnes. Comment l’expliquer ?

Rémi Lefebvre : L’idée centrale du livre est que la thèse de la droitisation de la société qui est souvent avancée pour expliquer le reflux électoral de la gauche est à nuancer fortement et que le problème est l’offre politique et l’incapacité de la gauche à mener la bataille culturelle et de crédibiliser son discours. Certes le consumérisme installe un air du temps favorable dans la vie quotidienne à l’ordre libéral, certes un individualisme concurrentiel assez généralisé peut contribuer à désolidariser la société. Mais l’aspiration à l’égalité reste très vivace dans la société. La sensibilité aux inégalités n’a sans doute jamais été aussi forte. Les enquêtes d’opinion montrent que l’attachement à la redistribution reste fort. Il y aussi effectivement une régénération des mouvements sociaux et de la conflictualité autour d’un agenda de gauche : les Gilets jaunes ont porté un discours, quoique contradictoire, de redistribution sociale, le mouvement féministe se régénère, l’antiracisme est vivace chez les jeunes. Les personnes âgées votent aujourd’hui majoritairement à droite mais les nouvelles générations sont plus progressistes, donc l’évolution à terme de la société peut être favorable à la gauche. Tout cela constate des points d’appui pour la gauche. Il n’y a pas lieu de complètement désespérer ! Mais il y a décalage entre les valeurs et leur politisation, les diagnostics et une forme d’impuissance et de fatalisme qui s’est installée et qui disqualifie la gauche. Les désillusions liées à l’exercice du pouvoir et le mandat de François Hollande sont un facteur essentiel. Le PS a abimé l’idée de gauche en la dévoyant. François Hollande a d’ailleurs installé le macronisme et légitimé un glissement d’une partie de l’électorat socialiste vers la droite. Il existe d’autres gauches mais elles peinent à se faire entendre. La gauche manque de médiations dans la société, elle s’est éloignée des milieux populaires qu’elle ne représente plus dans son personnel politique, elle a du mal à identifier des alliances de classes qui puissent être motrices de changement social. 

 

La récente montée des menaces environnementales, sanitaires et maintenant géopolitiques, dont on pouvait penser qu’elles seraient de nature à nous convaincre que l’humanité faisait fausse route, semble plutôt renforcer l’idée que le changement n’est décidément plus à notre portée d’une part, et d’autre part activer les peurs. Que faut-il en penser ?

L’écologie est devenue à gauche le nouveau paradigme, le nouveau récit mais elle pose problème. L’écologie dite « politique » l’est en réalité très peu au sens où elle ne parvient pas à promouvoir et défendre une vision du corps social et des dynamiques sociales qui puissent l’enraciner non plus qu’une nouvelle conception du public et du commun. Le travail de politisation à mener est du même ordre que celui conduit par le mouvement ouvrier pour imposer une grille de lecture de la société industrielle de la fin du XIXe siècle. Le vecteur de l’écologisation des esprits ne peut être seulement la peur de l’effondrement ou le catastrophisme. Il faut donner un contenu positif à la cause écologiste et à la bifurcation qu’elle nécessite au-delà du refus de la marchandisation du monde. L’écologie invite à préserver le monde mais doit convaincre aussi qu’elle peut en construire un meilleur et donner un sens positif aux changements profonds que la transition suppose. La gauche doit à la fois renouer avec les milieux populaires et s’écologiser mais cette double tâche est compliquée à articuler car les catégories populaires qui contribuent pourtant peu au réchauffement climatique voit dans l’écologie parfois un mauvais signal (une baisse potentielle de pouvoir d’achat, une préoccupation d’urbains diplômés…) qui peut les détourner de la gauche. 

 

La nature et plus encore la politique ayant horreur du vide, ce sont les thèmes de l’ordre, de l’immigration et de la sécurité qui occupent le terrain… Mais comment expliquez-vous que ceux-ci aient pu prendre une telle place ? 

La droite est plus gramscienne que la gauche. Elle a réussi à imposer son agenda : ordre, immigration, islam… appuyée par les médias qui hystérisent le débat. Le débat se fait sur ces thèmes car la gauche ne parvient pas à imposer la question sociale, parce qu’aussi l’idée qu’on ne peut plus se différencier que sur cette question s’est imposée (c’est lié à l’indifférenciation des politiques économiques). Mais la gauche d’un Manuel Valls contribue aussi à cette droitisation. Elle considère que la gauche doit parler insécurité et immigration alors qu’elle a tout à perdre à mettre l’accent sur ces questions piégeuses.

 

Mais la gauche s’est aussi coupée de sa base sociale, elle est devenue incapable de mobiliser, mais n’est-ce pas parce que cela devient effectivement de plus en plus difficile dans la société dans laquelle nous vivons ?

La question centrale à gauche est peut-être moins celle de ses idées que les groupes qu’elle défend (même si ces deux dimensions sont inséparables). Au-delà d’un discours sur la défense de « l’intérêt général », qui représente la gauche ? Quelle vision se fait-elle de la société ? Quels intérêts sociaux porte-t-elle ? Quel « peuple » veut-elle construire et défendre ? La question est électorale. La constitution d’une majorité sociale est la condition de la victoire électorale. Mais elle ne relève pas du seul marketing. L’enjeu est aussi politique et sociologique. La gauche n’a pas vocation à représenter et à défendre tous les groupes sociaux de la même manière, ce qui suppose d’identifier les privilégiés (sur le plan programmatique, la question fiscale est de ce point de vue un marqueur fort). Les intérêts sociaux sont contradictoires dans la société, les inégalités sociales s’y sont exacerbées, le projet historique de la gauche est d’émanciper les dominés et d’améliorer la condition des plus fragiles. Or la vision de la société à gauche tend à être floue, irénique ou déconflictualisée, quel que soit le parti considéré. Le discours de la classe a largement disparu à gauche, notamment au Parti socialiste. Les contours du peuple de Jean-Luc Mélenchon sont très larges et prennent peu en compte ses contradictions internes (il s’oppose aux « élites »). Le Parti communiste s’adresse aux « gens ». Les écologistes ont un discours sur les groupes sociaux quasi inexistant. La constitution d’une majorité sociale dépasse par ailleurs l’objectif électoral de court terme. Elle est la condition d’un vrai changement social porté dans la durée par la société. Ce qui est en jeu c’est la construction d’une hégémonie socio-politique.

De fait l’équation électorale et sociale de la gauche s’est complexifiée. Elle est prise dans un certain nombre de dilemmes sociologiques. Les intérêts de classe que doit prendre en charge la gauche ont perdu de leur lisibilité. Le nouveau capitalisme a renforcé et régénéré l’élite économique (dernière classe mobilisée) qui fait de plus en plus sécession. Dans le même temps, il affaiblit et atomise les catégories populaires (ouvriers et employés) qui représentent toujours pourtant plus de la moitié de la population active. La gauche peine à dégager les contours d’une coalition sociale majoritaire qui soit le produit d’une analyse commune de la société. Un des principaux chantiers intellectuels de la gauche est donc sociologique. 

Comment faire gauche socialement alors que la société se fragmente ? Face à une droite qui cherche à diviser le salariat, à opposer les catégories les unes contre les autres, la gauche doit promouvoir de nouveaux intérêts collectifs et construire de nouveaux compromis redistributifs entre catégories sociales. L’alchimie est difficile : il s’agit de remobiliser les milieux populaires dans leur hétérogénéité sans s’aliéner les classes moyennes intellectuelles tout en prenant en compte les nouvelles attentes de reconnaissance et d’égalité des « minorités ». 

 

Comment la gauche pourrait-elle se relever de cette situation ? La difficulté la plus importante, pourrait être organisationnelle. Vous montrez que la gauche ne peut sans doute pas faire l’économie des partis, mais que leur organisation et leur fonctionnement devraient sans doute être entièrement repensés. Pourriez-vous en dire également un mot ?

La faiblesse de la gauche s’explique aussi par l’épuisement de la forme partisane et le déclin du militantisme. Ces phénomènes sont davantage un problème pour la gauche que pour la droite qui a d’autres ressources et capitaux (les médias, la haute fonction publique, les institutions d’État, la proximité avec le monde économique…). La gauche manque peut-être moins d’idées que de médiations (partisane, syndicale…) pour les promouvoir et construire une majorité sociale qui pourrait s’y rallier et de manière plus générale politiser la société. La capacité de mobilisation des appareils partisans, anémiés, est devenue très faible. Plus ils se nécrosent plus ils défendent leurs intérêts (locaux principalement). Le sort électoral de gauche à l’élection présidentielle de 2022 dépend de corporatismes d’appareil. En se révélant incapable de réinventer la forme partisane, même sous une forme « gazeuse » (La France Insoumise), la gauche s’est désarmée. La rétraction des partis n’est pas pour rien dans le dépérissement de la culture de gauche. La tentation est par ailleurs grande de renoncer à la forme partisane à mesure que décline le militantisme et que l'idée s’impose que la politique se joue dans les médias et sur les réseaux sociaux (que pèse un tractage face à une conversation avec Jean-Luc Mélenchon diffusée sur YouTube ?). 

L’action durablement organisée (sous la forme de partis à réinventer) n’a rien perdu de sa nécessité politique et structurelle. La gauche ne peut se passer du parti, entendu comme lieu d’élaboration démocratique où se tranchent des débats d’orientation idéologique et stratégique mais aussi comme lieu de mémoire et de transmission, qui permettent à une génération de transmettre à la suivante son savoir pratique des luttes (victorieuses ou perdues). En dépit des opportunités offertes par les réseaux sociaux et Internet et de la progression du niveau d’éducation, la gauche ne peut faire l’impasse sur la continuité dans l’action et donc sur les organisations. L’incapacité de Nuit debout ou des Gilets jaunes à construire une dynamique dans la durée l’a bien illustré. L’horizontalité totale est une illusion, elle ne peut être un horizon durable de transformation des rapports sociaux et politiques.