Et si on arrêtait de détruire les services publics... C'est en tout cas la proposition qui ressort d'un livre très documenté et qui fera sans doute date.

Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, respectivement politiste, historienne et sociologue, viennent de faire paraître un gros livre, La valeur du service public (La Découverte, 2021), qui documente les attaques que subit le service public depuis au moins une quinzaine d’années de la part d’une haute fonction publique, qui n’a de cesse de vouloir le « moderniser ». 

Ils décrivent tout d’abord, à partir d’exemples emblématiques, les souffrances que l’on cause ainsi aux fonctionnaires et contractuels des trois fonctions publiques. Et désignent ensuite la haute fonction publique (ou noblesse managériale publique-privée) qui est à la manœuvre. Puis, après une partie où ils reconstituent, par petites touches, l’histoire de la construction de ces services, ils décrivent quelques-uns des effets délétères de cette « modernisation » pour les usagers ou plutôt différentes catégories d’usagers, car ceux-ci ne sont pas identiques pour tous.

Très bien documenté, bien écrit, avec le souci d’une large accessibilité, le livre a certainement vocation à faire date. Et les auteurs, avec d’autres, tous engagés en faveur de la défense des services publics, l’ont conçu comme un outil de résistance et de mobilisation. 

Ils ont aimablement accepté de répondre à des questions pour en rendre compte.

 

Nonfiction : Les différents chapitres où vous veillez à restituer la parole des acteurs concernés mêlent les résultats de vos propres enquêtes et celles d’un grand nombre de chercheurs, que vous n’hésitez parfois pas à fictionnaliser. Pourriez-vous expliquer pour commencer comment vous avez conçu ce livre ?

Julie Gervais : Il s’agit en effet d’un livre très différent, sur la forme, des productions académiques habituelles. C’est un parti-pris prononcé, qui est au cœur de ce projet. On a voulu que ce livre soit une arme, forgée par les travaux universitaires et les arguments scientifiques, mais qui se lise comme un roman, voire comme un polar ; un livre accessible, qui traduise les résultats de recherches en langage simple et agréable. Il n’y a d’ailleurs aucune obligation à lire l’ouvrage de façon linéaire, du début à la fin. On peut l’ouvrir ici et là, y picorer, sélectionner dans l’index : est-ce qu’on veut en savoir plus sur les pompier⋅es, le sauvetage en mer, les résistances des fonctionnaires des impôts face au management, les causes du racisme dans la police ou comment agissent les consultant·es missionné⋅es pour démanteler le service public ? 

Le livre est parti des commentaires qu’on entend un peu partout, les plaintes dans les files d’attente, les répliques assassines dans les repas de famille. Bref, ces remarques assénées sur le mode de l’évidence et face auxquelles on peut se sentir un peu dépourvu⋅es : les fonctionnaires sont des planqué⋅es, des privilégié⋅es, le service public est un combat d’arrière-garde, il y a trop de fonctionnaires en France, d’ailleurs le privé est plus efficace, etc.

Comment avons-nous procédé ? Nous sommes parti⋅es de nos travaux et d’ouvrages ou d’articles de collègues, mais aussi d’enquêtes menées par des journalistes, que nous avons fictionnalisés. C’est-à-dire qu’on a créé des personnages pour expliquer des processus. On raconte l’histoire de Jordan, qui adore les maths mais n’accédera jamais à l’École polytechnique ou celle de Gauthier qui deviendra haut fonctionnaire par une voie toute tracée. On a aussi rencontré des managers et des agent⋅es du service public, dont on relate les conditions d’existence et de travail, parfois en les anonymant. L’histoire de Nadine, une assistante sociale dont le travail est sans cesse monitoré et qui craque de ne plus pouvoir aider les familles comme elle l’aimerait, celle de Maëlle, une urgentiste qui cherche désespérément une place en réa pour Monsieur Raymond, ou encore celle d’Evelyne Poupet, directrice de l’hôpital de Châteauroux qui ne voit plus les soignant⋅es que sous forme de flux. Tous ces éléments nous ont permis de mettre en intrigue, de partir de portraits et de cas concrets, du quotidien de gens et de tranches de vie. 

Le livre est donc très incarné mais il est aussi parsemé de photos, de citations issues de romans et de vignettes. On a également travaillé avec un dessinateur, qui a fait des propositions à partir de nos textes. 

 

La santé, l’enseignement, mais aussi, d’autres fonctions, qui représentent de plus petits effectifs, comme les services de l’Equipement par exemple, font partie des services publics les plus ciblés, même si l’on comprend à vous lire, si on n’en était pas déjà informé, que finalement tous y passeront, tôt ou tard, et généralement plusieurs fois. Cela suppose de briser les résistances qui pourraient se mettre en travers de ces opérations. Vous montrez comment les responsables procèdent pour parvenir à leurs fins. Comment décririez-vous ces tactiques ?

Julie Gervais : Le principe c’est d’assassiner les services publics en les discréditant. L’idée est enfantine : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. La méthode consiste à placer un service public au bord du gouffre financier pour pouvoir le montrer du doigt et l’obliger à un harakiri, ou lui imposer des modifications profondes qui vont nuire à sa qualité. En fait, c’est un véritable mode de gouvernement, avec toute une variété de tactiques qui s’apparentent à la stratégie de l’agresseur face à sa victime : il la place sous son emprise par l’isolement, la dévalorisation, l’inversion de la culpabilité et il la menace, puis préserve sa propre impunité en la décrédibilisant.

L’agresseur met d’abord sa victime dans une position vulnérable : elle est isolée, les liens avec son entourage sont coupés. Les « modernisateurs » fragilisent de la même façon le service public ciblé en le désintégrant : ses activités sont morcelées. Cela permet, souvent, de préparer la cession d’une partie des activités au secteur privé. Les structures en déficit sont ainsi séparées de celles qui sont profitables. C’est typiquement ce qu’il se passe à la SNCF : d’un côté, les missions du domaine du service public, qui rapportent peu d’argent, voire sont déficitaires, par exemple les trains régionaux ou interrégionaux. De l’autre, les activités commerciales plus facilement bénéficiaires, comme le TGV. On désolidarise les bénéfices et les coûts. Le tout au détriment de la maintenance et de la rénovation des infrastructures, et donc de la sécurité des usager·e·s.

L’isolement permet de préparer le terrain de l’agresseur qui s’applique, ensuite, à dévaloriser la victime esseulée. Mise à l’écart, elle peut être humiliée et critiquée : c’est l’étape de la dévalorisation. Une fois autonomisées, les activités jugées non rentables sont accusées d’être les moutons noirs qui freinent la compétitivité de l’entreprise. C’est la faute de Réseaux ferrés de France ou, pourquoi pas, du statut des cheminots, forcément « privilégiés »… 

Arrive ainsi la troisième étape : l’inversion de la culpabilité. Pour l’agresseur, c’est toujours la faute de l’autre. Il reporte la responsabilité de ses actes et culpabilise la victime en laissant croire qu’elle l’a bien cherché. Mais qui est responsable, en réalité, de l’état financier déplorable que l’on constate si l’on regarde isolément certaines parties des services publics ? Souvent, c’est le fait de pouvoir gérer seul son budget (la fameuse « autonomie »). En effet, elle s’accompagne fréquemment d’une sous-dotation de la part de l’État : l’enveloppe versée à la SNCF (ou à un département, une commune, un hôpital, etc.) ne lui permet pas d’assurer les services publics qu’elle doit tout de même garantir. 

Ensuite vient la peur. La menace. Après l’isolement, la dévalorisation et l’inversion de la culpabilité, c’est le moment des représailles, et d’abord du chantage à la « modernisation ». Fragilisée, dos au mur, l’entité qui survit à peine sous respirateur est acculée à la déstructuration et n’a d’autre choix que de se soumettre. Les dirigeant⋅es ne s’autorisent pourtant pas à totalement supprimer les universités déficitaires, par exemple ; mais elles sont obligées de trancher dans le vif, contraintes de placer la rentabilité avant le service public. Idem dans les hôpitaux, à RFF et tant d’autres établissements. Des ultimatums sont posés. Ce sont une logique de rentabilité et un principe de raisonnement comptable qui pénètrent ainsi les structures publiques. Évidemment, même avant les années 1980, les services publics contrôlaient leurs dépenses et veillaient à leur budget mais, désormais, cela ne suffit plus. Un pas est franchi : les services publics doivent créer du profit. Y compris les organisations à but non lucratif, comme les hôpitaux ou les universités.

Dernier mouvement de l’agresseur : assurer son impunité. Il va tout faire pour que la parole de la victime ne soit pas entendue, quitte à totalement la décrédibiliser. La situation inextricable dans laquelle son agression l’a plongée renforce sa démonstration : il peut désormais la faire passer pour complètement incapable. Par exemple, les recettes d’un hôpital dépendent de son activité, mais le manque de moyens alloués à un établissement affecte cette activité : le cercle vicieux s’enclenche. Les personnels en sous-effectif sont épuisés, leur absence est compensée par des contrats intérimaires, dont l’embauche augmente les dépenses ; les conditions de travail dégradées font fuir les médecins, les patient⋅es qui le peuvent désertent l’institution, et les autres en pâtissent. L’activité baisse en conséquence, ce qui nuit encore davantage aux recettes. CQFD. L’incompétence de la victime est démontrée.

 

Qui sont les artisans du démantèlement du service public ? Une haute fonction publique, qui de plus en plus souvent effectue une partie de sa carrière dans le privé, montrez-vous. Formée dans les meilleures écoles, et les plus sélectives socialement, au management public ou privé, car il y a un certain temps déjà que l’on ne fait plus la différence, adhérant sans réserve aux valeurs du libéralisme méritocratique, qui permet de concilier sans se poser plus de questions le souci de sa propre réussite et un engagement (ou pseudo engagement ?) en faveur du bien commun (et la réduction des coûts). L’originalité du traitement que vous adoptez dans cette partie tient surtout à votre recours à deux cas de hauts fonctionnaires appartenant à cette élite, dont celui de P.-A. Imbert, que vous présentez comme emblématiques. Pourriez-vous dire un mot de la méthode ici employée et du fondement que vous lui donnez ? Car cette façon de procéder reste très rare dans les ouvrages académiques, même si elle n’est pas complètement inconnue   .

Willy Pelletier : Beaucoup d’analyses dans ce livre s’inspirent de ce que Bourdieu et Wittgenstein soulignaient. Bourdieu formulait tout simplement dans un cours de 1982 au Collège de France : « être quelque part, c’est ne pas être ailleurs ». D’autre part, les injonctions modernisatrices sont des « jeux de langages », et Wittgenstein indiquait combien tout jeu de langage est indissociable d’une forme de vie. Il faut donc revenir aux vies des modernisateurs pour comprendre ce qu’ils tentent d’imposer ; revenir aux espaces sociaux d’où leurs vies prennent formes. Pierre-André Imbert, à présent secrétaire général adjoint de l’Élysée, s’explique à partir de là, comme les autres membres de la noblesse managériale publique-privée.

Sartre, sans doute, les verrait comme des salauds réalisés : l’apothéose. En exacte connaissance de cause, en toute mauvaise foi et en capacité de prévoir les conséquences de leurs actes, ils choisissent de plonger dans la peine des millions d'individus, au profit de leur promotion boostée. Ces habitués des « huis-clos » seraient, dans la pièce de théâtre du même nom, Inès et Garcin conjugués. Garcin le dominant lâche, Inès la persécutée devenue bourreau. Mais multiplié par des millions. Car, après tout, Garcin et Inès ne ruinent et ne méprisent que très peu d’existences.

C’est moins simple. L’Imbert d’aujourd’hui, conseiller d’E. Macron, tire son origine du parcours qu’il a effectué, et qui l’a fait passer par différents secteurs de l’élite. Devenu l’assistant du président de la commission des Finances, à la fin des années 1990, « maçon » de la commission des Finances, « bétonnant » dossiers et soutiens d’H. Emmanuelli, Imbert plonge vite dans une forme de vie particulière, faite de tractations permanentes avec les représentants patronaux et les directions de Bercy. Ces négociations au fur et à mesure se font connivences pour boucler des dossiers ; avec l’obligation de se faire remarquer dans l’entre-soi des sous-commissions, de se faire « bien voir » de celles et ceux « qui comptent ». Chaque jour, costume cravate. Ses revenus doublent. Les ors du Palais Bourbon et soi-même légitime sous les ors, les déjeuners chics, avec l’attrait neuf que sa personne suscite, auraient suffi pour que sa position neuve, dans cet espace de relations assez prestigieux, le dispose à se représenter le monde, les autres, les relations aux autres et au monde, avec des catégories de perception changées. Puis, après 2002, Raymond Soubie, ex-conseiller social d’Édouard Balladur et Jean-Pierre Raffarin à Matignon, puis de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, fonde Alixio et promeut Imbert associé fondateur et directeur général adjoint de sa nouvelle entreprise. « Chemin faisant » aux côtés de Soubie, embarqué dans son entourage, Imbert en sort presque entièrement bougé, re-fabriqué une fois de plus : ajusté au « devoir-être », et aux formes ordinaires du jeu entre firmes en guerre économique. Le rétablissement d’Imbert, via Soubie, a rendu Pierre-André incontournable dans les relations avec le haut patronat. Estimé, il est devenu l’un des « modernisateurs RH » les plus puissants. Le jeune Imbert, celui de 1995, hier économiste hétérodoxe, « contre la pensée unique », est mort alors. À présent, Pierre-André s’est établi dominant parmi les dominants, dans l’un des secteurs de la noblesse managériale publique-privée, celui des « modernisateurs en Ressources humaines ». Les interdépendances et les alliances qu’il travaille à gérer font que le reste du monde n’entre pas dans son champ de vision. Par exemple, ici, ce que subissent des millions de salariés, avec lesquels, depuis longtemps, il n’a plus de contact. Il ne vit pas leurs existences. Et même si abstraitement il se les imaginait – ce qu’il n’a aucune raison de faire et « pas le temps pour » – de toutes façons, il n’en éprouve aucune des préoccupations et des urgences. Il a la pensée et les angles morts de sa position.

 

Vous consacrez ensuite une partie à l’histoire des services publics et à leur installation progressive, dont vous montrez qu’elle n’allait pas du tout de soi, qu’on peut lire comme une progression, dont la modernisation constitue alors une inversion. Seriez-vous d’accord avec cette façon de résumer cette partie et, si oui, quels exemples, les plus parlants, pouvez-vous en donner ?

Claire Lemercier : Cette partie historique vise avant tout à contrer les très nombreuses idées reçues sur le service public « à la française » et en particulier sur les fonctionnaires. On pourrait résumer ainsi ces idées reçues : le service public « à la française » serait entièrement confié à des administrations, à des fonctionnaires, dirigés depuis Paris de manière uniforme et centralisée ; il bénéficierait avant tout à des « assistés » ; tout cela irait contre l'efficacité et serait fondamentalement archaïque ; mais l'acharnement des fonctionnaires à défendre leurs privilèges maintiendrait ce modèle, malgré le courage des « modernisateurs ». En fait, dès que l'on commence à tracer une chronologie des services publics, sans même parler d'entrer dans les détails, ces idées reçues s'effondrent. Ainsi, les premiers services publics sont organisés, au XIXe siècle, avant tout au service des entreprises : il s'agit de services de transports et de communications (canaux, chemins de fer, poste, puis télégraphe). Et, même si la poste et le télégraphe sont opérés par des employés de l'Etat, ce n'est pas le cas des transports publics, qui sont concédés à des entreprises. Le statut des cheminots, notamment leur régime de retraite spécial, a été conçu dans le cadre de sociétés anonymes ! Ce sont leurs administrateurs qui ont eu l'idée de proposer ces retraites à l'époque très avantageuses, pour retenir les personnels qualifiés malgré les contraintes du métier...

Contre le mythe de l'étatisme et de la centralisation françaises, nous rappelons aussi que les services publics dits sociaux ont toujours été largement délégués à des associations (longtemps confessionnelles) et rendus par leurs salarié·es ou leurs bénévoles. Et que, dès la fin du XIXe siècle, des municipalités se sont préoccupées de mettre en place localement des nouveaux services publics (que ce soient des piscines, des cantines, un accès gratuit à un avocat, etc.) dont personne n'osait rêver nationalement. Ce qui est peut-être particulier en France, c'est que, dans les discours, un certain nombre de gouvernants ont affirmé une priorité au personnel fonctionnaire et à la centralisation ; et encore, il y a toujours eu aussi des hommes et femmes politiques pour défendre la délégation et la décentralisation. En pratique, en tout cas, en France comme ailleurs, les formes prises par les services publics sont extrêmement diverses. Il n'y a pas de mouvement linéaire ni d'étatisation ni de désétatisation, mais des expérimentations, des luttes presque constantes. Si l'on prend le cas de la distribution d'eau, aujourd'hui à nouveau en débat dans beaucoup de villes, on observe d'abord une gestion directe par les villes au XIXe siècle, puis une concession à des grandes entreprises, puis un retour à la gestion directe suite à de nombreux problèmes de qualité ou de corruption, puis petit à petit des grosses incitations par l'administration centrale à avoir à nouveau recours à des grandes entreprises... et aujourd'hui, à nouveau, des municipalités qui veulent reprendre leur eau en main – y compris des maires de droite, comme Christian Estrosi à Nice.

Donc nous voulons surtout montrer qu'il n'y a pas un cours inévitable de l'histoire, mais des possibilités permanentes d'inventer des nouvelles directions. Mais les grands mouvements que vous évoquiez existent quand même, sur deux points au moins. D'un côté, il y a eu une prise de conscience très progressive de la nécessité d'un statut des fonctionnaires. Pourquoi ce statut ? Fondamentalement, pour lutter contre le favoritisme. Le fait que les fonctionnaires soient recruté·es par concours et promu·es à l'ancienneté ou par de nouveaux concours, en particulier, les a libéré·es de la nécessité de plaire avant tout à leurs chef·fes – ce qui leur laisse de meilleures possibilités de rendre plutôt service aux usager·es ! Et d'un autre côté, il y a eu la mise en place progressive de services publics destinés à produire de l'égalité, non plus seulement entre les territoires (via les transports, les communications, la présence de guichets partout) mais aussi entre les individus (via l'école, les services publics culturels, le logement, la prise en compte des situations de handicap, et tant d'autres enjeux). Sur ces deux points, le progrès n'a pas été linéaire, chaque avancée a été durement gagné, mais vu de loin, on peut dire en effet qu'il y a une trajectoire toujours dans la même direction du début du XIXe siècle aux années 1980. Et ensuite, un retournement : on détricote le statut de fonctionnaire, on embauche surtout de plus en plus de contractuel·les et autres vacataires ; et on abandonne, sans trop l'avouer en général, les objectifs d'égalité, entre territoires et entre personnes.

 

La dernière partie du livre s’attache aux effets de cette « modernisation » sur les usagers, où vous pointez l’éloignement, mais aussi la montée des traitements différenciés, qui est peut-être moins perçue par ceux qui n’ont pas à en subir les effets. Pourriez-vous encore en dire un mot ?

Claire Lemercier : Nous avons repris dans cette partie, à côté d'autres chapitres, un texte de Dominique Memmi (publié initialement dans La Vie des idées) dont le titre dit l'essentiel : « Le retour de la troisième classe ? ». En effet, on observe de plus en plus des véritables ségrégations dans l'usage des services publics. Depuis les années 1950, des lieux avaient été créés où riches et pauvres pouvaient se croiser (même si les plus riches évitaient ces croisements dès que possible, même si aucun de ces lieux n'était parfaitement inclusif) : l'hôpital public (précédemment réservé aux pauvres, mais offrant désormais aussi la médecine de pointe), la poste, les guichets d'allocations familiales, les théâtres publics par exemple. Mais il faut de gros efforts pour maintenir des lieux communs, pour éviter que les plus riches partent ailleurs ou que les plus pauvres ne s'y sentent pas autorisé·es (et on ne parle ici que de la richesse, mais d'autres dimensions de l'inégalité jouent de la même façon). Depuis plusieurs décennies, ces efforts sont de moins en moins à l'ordre du jour du côté des décideurs.

Pire : l'idée d'un traitement différencié est de plus en plus assumée, quels que soient les domaines. C'est particulièrement manifeste dans le cas de la « politique de la ville » : depuis la fin des années 1980, des services publics particuliers sont réservés aux quartiers dits « difficiles », qui précédemment relevaient des mêmes politiques (de logement, d'assurances sociales, de sécurité, etc.) que le reste de la France. Résultat : une étiquette collée sur le front de leurs habitant·es et une réticence des agent·es publics à y travailler. Le « non recours » à certaines prestations sociales, c'est-à-dire le fait que des gens qui y auraient droit ne les demandent pas, est en partie lié à ce problème d'étiquetage. Se rendre à un guichet qui est réservé explicitement aux personnes les plus pauvres (ou porteuses des handicaps considérés comme les plus lourds, ou qui ont le plus de problèmes à s'exprimer en français, etc.), c'est humiliant ; beaucoup ne peuvent pas s'y résoudre. Or ces guichets réservés sont de plus en plus fréquents, c'est une politique assumée dans de nombreux services publics : une file d'attente pour les personnes qui n'ont pas souvent besoin d'aide et qui sont à l'aise avec le numérique, et une autre, avec des conditions d'accueil dégradées, pour les personnes qui cumulent déjà les difficultés. On pourrait multiplier les exemples de situations où les personnes sont amenées à se classer elles-mêmes, avec ces conséquences en termes d'humiliations, mais aussi de non-croisements entre riches et pauvres : ainsi les conditions de voyage dégradées des trains Ouigo par rapport aux TGV.

 

Le livre renvoie à un site dont l’un des objectifs, expliquez-vous, serait d’armer les résistances à cette destruction des services publics, désormais amplement documentée. Peut-être pourriez-vous alors pour finir dire encore comment vous le concevez ?

Willy Pelletier : Nous lançons surtout, au-delà du site, une large mobilisation unitaire « Le Printemps des services publics », pour sauver et réinventer les services publics, car les services publics craquent ou ne tiennent qu’à un fil. S’y retrouvent la CGT, Solidaires, la FSU, la Confédération paysanne, ATD, Emmaüs, Notre affaire à tous, les Collectifs Inter-Hôpitaux et Inter-Urgences, etc. Nous affirmons ensemble : il faut davantage de services publics ; ils doivent s’organiser à partir des besoins locaux ; et nous allons en commun y travailler. Partir des besoins, « partir d’en bas » pour évaluer les services publics, c’est inverser l’évaluation managériale qui prend appui sur la traque des coûts comme mantra, et une quantification abstraite. Mais pour partir des besoins, il faut entendre directement comment les personnes qui font l’expérience des difficultés dans l’accès aux services publics, le vivent. C’est l’objet de deux sites en cours de construction : vivelesservicespublics.org et printempsdesservicespublics.fr.