Entre essai et récit intime tendant à l’universel, l’auteure s’interroge sur l’ordinaire de la vie, entre naissance d’un fils et maladie d’un père.

On croit entendre dans ce beau livre la voix calme et posée (ce qui n’empêche pas une forme d’enthousiasme et d’enjouement) d’Adèle Van Reeth à la radio, quand elle interroge un invité dans son émission « Les Chemins de la philosophie » sur France-Culture. La narratrice devient elle-même l’objet de sa réflexion. Elle note dès le départ : « J’ai un problème avec la vie ordinaire. Quelque chose qui ne passe pas. Qui m’empêche de respirer (et qui n’est pas l’enfant que je porte en moi quoiqu’il appuie de plus en plus fort sur mon diaphragme) dans les moments anodins. Quelque chose qui m’empêche d’habiter vraiment un endroit, comme si je craignais qu’en m’installant quelque part, une main aux doigts trop nombreux vienne me serrer la gorge jusqu’à l’étouffement. »

Emerson et Stanley Cavell

Sur les bancs de l’université de Chicago, où elle a suivi l’homme qu’elle aime, la narratrice découvre l’œuvre de Ralph Waldo Emerson (1803-1882), qui fait de l’ordinaire un objet digne de la philosophie : « L’ordinaire n’est pas le banal, unanimement déprécié. […] L’ordinaire n’est pas non plus le quotidien, facile à décrire. […] J’aurais pu m’en détourner, penser à autre chose mais c’est par le corps que ça me prenait. Je voulais comprendre. Le harpon était lancé, je n’étais pas en paix […] et ce mot d’ “ordinaire”  me mit sur la piste de l’intranquillité. » Avec Stanley Cavell, elle s’interroge sur la comédie américaine, qui ne laisse pas de place à l’ordinaire, car il ne présente aucun intérêt pour nourrir l’intrigue : « ces moments de vie qui ne servent à rien, où l’ennui n’éveille aucune fibre créatrice et n’apporte aucun repos, on en fait quoi ? »

« Tuer l’ange du foyer »

Celle qui va bientôt être mère est déjà la belle-mère des trois fils de son compagnon, et adopte la consigne de Virginia Woolf à l’usage des femmes qui veulent écrire sans se sacrifier au bon ordre de la maison et de ses habitants. Avec un humour qui est parfois autodérision, elle décrit le combat de chaque journée contre la montre pour réussir à tout y faire entrer. Son récit est nourri de références à Henry David Thoreau, Pascal, Simone de Beauvoir, Magritte ou Clément Rosset, qu’elle avait interrogé sur la question de l’ordinaire :« Quelques mois après, Clément Rosset est mort, seul, dans sa salle de bain. Je ne lui ai jamais dit combien il avait compté pour moi, ni que je le tenais pour le plus grand d’entre tous. […] Stanley Cavell mourut quelques semaines plus tard. […] J’ignore s’ils se sont jamais rencontrés, mais j’ai encore en tête le son de leur voix, et le soin qu’ils ont mis l’un et l’autre à n’apporter aucune réponse aux questions que je me posais est sans doute ce qu’ils m’ont légué de plus cher. »

C’est après avoir travaillé sur le bureau de Camus à Loumarin, invitée par sa fille Catherine, qu’elle décide d’aller à Aix-en-Provence rendre visite à son père malade, en sachant qu’elle ne le reverra sans doute plus vivant. Ces pages sont d’une grande délicatesse et témoignent d’un réel talent d’écrivain chez une auteure qui en a tant d’autres, et fait de chaque instant l’occasion d’une pensée incarnée qui lie toujours théorie et pratique.