Pourquoi la médecine prédictive a-t-elle échoué à réaliser ses ambitions initiales ?

Le livre de Delphine Olivier, Ausculter la santé. Généalogie d’une promesse médicale (Editions Matériologiques, 2021), nous offre une analyse historique et philosophique particulièrement intéressante d’un ensemble d’idéaux qui accompagnent l’émergence de la médecine contemporaine. 

L’ouvrage se structure autour de neuf chapitres distribués en quatre parties. Les deux premières parties abordent la manière dont, au tournant des XIXe et XXe siècles, se dessine le projet d’une science de la santé. Delphine Olivier analyse ici en particulier l’essor de la médecine prédictive – une médecine visant la prévision de l’évolution de la maladie en fonction de certains marqueurs (biologiques, cliniques, moléculaires) spécifiques –, les ruptures qu’elle engendre et les pratiques qu’elle rend possible. 

 

Le projet d’une science de la santé

Pour Olivier, même si la prétention de la médecine à élargir son action vis-à-vis d’autres aspects de la vie, au-delà de la maladie, est repérable plus tôt, c’est seulement quand l’hygiénisme commence à épouser une démarche scientifique avec le développement d’« approches populationnelles » que l’idée d’un évitement de la maladie par l’action médicale devient possible. La médecine prédictive participe toutefois d’un nouveau projet, qui s’écarte de l’hygiénisme et de sa volonté d’agir sur les causes de la maladie après sa reconnaissance et se dirige vers l’identification des tendances pouvant informer sur le sort du patient. Ce projet, visant à faire du sujet « sain » une cible de la science médicale, accompagne l’introduction d’une nouvelle pratique : les examens périodiques de santé.

L’activité de deux médecins anglais, Pearse et Williamson, est particulièrement exemplaire de ce désir de concevoir la santé comme un état définissable scientifiquement et foncièrement différent de la maladie. Delphine Olivier pointe bien les difficultés de cette entreprise : peut on dégager des lois qui gouvernent la santé ? Peut-on faire de la santé un objet scientifique ? Cette approche est éloignée aussi bien de Georges Canguilhem, pour qui, si la pathologie dépend des normes du vivant, la médecine n’est pas pour autant une science axiologique, que des philosophes naturalistes comme Christopher Boorse pour qui la connaissance objective de la santé n’est pas réalisable. 

Le développement d’une science de la santé est au cœur de l’expérimentation réalisée au sein du centre fondé à Peckham par Pearse et Williamson dans les années 1920 à 1950. Celui-ci avait pour but d’offrir un lieu où la réalisation d’activités variées pouvait bénéficier à la santé de ses usagers, recrutés et observés afin d’étudier leur comportement dans un environnement sans contraintes. Lors des consultations périodiques, le médecin pouvait déceler tout un ensemble de problèmes ignorés du patient et qui permettaient de douter de l’impression subjective de bonne santé. Ces expériences, qui ouvrent l’existence toute entière au regard médical, font preuve de l’extrême difficulté de définir la santé sans faire référence à la maladie.

La même ambition anime les examens de santé pratiqués au Life Extension Institute de New York, actif au début du XXe siècle, avec des patients qui étaient envoyés pour la plupart par des compagnies d’assurance-vie. Les intérêts économiques, les théories eugénistes, une certaine confiance en la science et en la modernité s’entrelacent dans cette quête de la prévention de la maladie et de la longévité. Delphine Olivier fait, là encore, ressortir la nature paradoxale de cette quête : la volonté d’aboutir à une connaissance globale de l’individu s’oppose à la conception du corps qui ressort des pratiques d’exploration mobilisées dans les examens périodiques. L’appréhension de chaque organe pris séparément épouse une vision mécaniste du corps qui réalise difficilement le projet d’une conception systémique de l’être humain.

On peut trouver dans ces projets du début du XXe siècle les germes de l’entreprise prédictive qui, depuis, caractérise un des horizons de l’action médicale. C’est au cours du XXe siècle également que se diffuse l’utilisation des carnets de santé, qui deviennent obligatoires en France en 1942. Ces documents, où étaient consignés les détails des visites médicales et relatées diverses observations, dépassent le cadre strict du soin. Comme le note Olivier, la mise en place de ceux-ci n’avait pas seulement pour objectif de suivre l’état de santé individuel mais bien de mettre ces informations au service de la recherche pour « visualiser » des tendances futures. En particulier, la conservation des informations issues des visites régulières jetait les bases d’une anticipation scientifique de la maladie. 

Dans les années soixante, aux Etats-Unis comme en France, l’idéal d’une médecine prédictive rencontre l’automatisation et les nouvelles technologies informatiques. L’ordinateur est considéré comme l’innovation permettant de concrétiser pleinement le projet d’une anticipation de la maladie. C’est d’ailleurs dans ce contexte que l’expression de « médecine prédictive » apparait et commence à se diffuser. Différemment d’une automatisation de la décision médicale, à laquelle visaient les systèmes experts par exemple, on demande ici à la machine un repérage automatique des déviations à la norme. Cette mobilisation des technologies, annonciatrice du projet d’une science médicale dirigée par les données, vise donc à mettre en lumière des nouvelles informations qui échapperaient autant au patient qu’au médecin.

 

La personnalisation de la médecine

Delphine Olivier montre dans la troisième partie comment, au cœur du projet prédictif, s’opère un déplacement vers l’individu, qui devient l’objet privilégié de la connaissance médicale et de l’action scientifique. Vers la fin du XIXe siècle l’individu n’était plus lui-même investi de la prévention de la maladie, l’entretien de la santé s’oriente progressivement vers un savoir extérieur, fondé sur la science. Cet intérêt pour l’individu s’exprime à plusieurs niveaux et à partir des certains concepts qui cherchent à appréhender la prédisposition des « hôtes » à développer la maladie. La curieuse expression de propétologie forgée par l’anglais Roger Williams renvoie à quelques-uns de ces tentatives de fonder une nouvelle science de l’anticipation. Si l’épidémiologie se fonde sur l’étude de groupes, la cible d’une nouvelle science prédictive est l’individu lui-même. Cette personnalisation de la médecine prédictive rejoint l’ambition d’une connaissance « totale » de l’individu dans sa singularité. 

Des domaines divers, de l’immunologie à la génétique, des connaissances pointent aussi vers l’unicité de l’individu et sa prédisposition particulière à certaines pathologies. Dans les années 1970, le projet d’une médecine prédictive commence à acquérir une légitimité scientifique et institutionnelle notamment grâce aux recherches de Jean Dausset et Jacques Ruffié sur l’impact de certains gènes (un variant HLA), dans certaines pathologies (la spondylarthrite ankylosante). Mais quand la prédiction se manifeste au sein des savoirs des sciences biologiques, l’objectif est une connaissance générale des mécanismes physiologiques et non pas l’étude de l’individu dans sa globalité ni dans sa propension au changement. Comme l’écrit Olivier : « Les variations interindividuelles, auxquelles Darwin avait déjà accordé un rôle majeur dans sa théorie de l’évolution des espèces par sélection naturelle, apparaissent alors comme une véritable question scientifique, sans que l’individu en tant que tel ne soit présenté comme un objet de recherche. »   . Le cas de Emanuel Cheraskin, analysé par Olivier, montre d'ailleurs comment le projet d’une médecine prédictive se développe en marge des connaissances scientifiques de l’époque. Les projets marginaux comme celui-ci, qui visent à la formulation d’une science de la santé, apparaissent alors comme les tentatives déchues d’une ambition qui emprunte ensuite d’autres voies. Les formes contemporaines de la médecine prédictive font l’objet d’une dernière partie.

C’est par certaines figures particulièrement impliquées dans des projets de médecine prédictive, qu’Olivier aborde les évolutions encourues à partir des années 2000. Leroy Hood notamment incarne une certaine rhétorique qui ressemble étrangement à celle qui anime le programme des examens périodiques de santé. Ces discours qui prônent la compréhension de l’individu, la quête du bien être et l’objectivation de la santé sont analysés par Olivier à l’aune d’un régime de promesses.

 

Les promesses finalement non tenues d'une science de la santé

L'écart entre ces promesses et la réalité émerge avec force tout au long de l’ouvrage. Cet écart se situe d’abord, dans la délimitation impossible de l’objet « santé ». Les outils prédictifs, loin de prendre pour cible l’individu sain et de remplir les objectifs d’une « science de la santé », sont destinés à des populations malades et à risque. La conscience de la maladie est bien présente chez les personnes subissant les pratiques de prédiction et s’enracine dans une prédisposition familiale qui les a parfois exposées à la pathologie et à la mort. Ensuite, la participation de l’individu à sa santé est freinée par l’externalisation de l’évaluation de son état – réalisée aujourd’hui par les technologies impliquées dans le quantified-self – et par la méfiance envers le ressenti subjectif. Enfin, l’idéal d’une appréhension quantitative mais « holiste » de l’individu témoigne d’une médicalisation de l’existence et d’une « extension du regard médical »   .

En embrassant les enseignements de Canguilhem et en particulier son utilisation de l’analyse historique, Olivier explique ces décalages entre la réalité et les promesses à partir des tentatives de la science de rationnaliser ce qui « résiste à la connaissance analytique ». Elle nous explique comment, en refusant l’abstraction du réel, l’ambition d’une science de la santé était destinée à échouer par la nature de ses objectifs ainsi que par les méthodes employées pour les remplir.

 

Cet ouvrage est passionnant à plus d’un titre. Dans un parcours balayant plus d’un siècle d’histoire, il arrive de manière convaincante à analyser divers projets à l’aune de l’ambition commune qui les anime : faire de la santé un objet de connaissance scientifique. Le choix d’approfondir le rôle joué par certains représentants du monde scientifique et médical permet d’incarner les propos et de mieux suivre la démonstration. Tout au long de cette dernière Olivier met en lumière deux dynamiques, dont on comprend bien la compénétration : l’écart entre ces projets intellectuels et les approches scientifiques de chaque époque et le décalage entre les idéaux qu’ils véhiculent et les pratiques médicales. La mobilisation de Canguilhem y est particulièrement originale et intéressante. Ce livre offre une critique solide d’un projet médical qui traverse les sociétés contemporaines et un formidable outil pour déconstruire une ambition qui semble finalement destinée à rester à l’état de promesse.