L’univers littéraire des Chinois a des caractères très spécifiques qui tiennent à son système d’écriture. La comparaison avec la littérature occidentale permet de les mettre en évidence.

Ce petit ouvrage du sinologue Léon Vandermeersch, disparu l’an passé, fait suite à deux autres titres parus dans la même collection, Les deux raisons de la pensée chinoise, divination et idéographie (2013) et Ce que la Chine nous apprend (2019) – ce dernier ayant fait l'objet d'une précédente recension. Consacré à la littérature, le présent opuscule vient compléter, sur ce sujet, les ouvrages précédents. Pris ensemble, ils forment une somme qui vient couronner une carrière de recherche, et portent à la connaissance du grand public le savoir acquis au long d’une vie. Elle intéressera, bien entendu, les personnes passionnées ou simplement curieuses de la civilisation chinoise. Mais l’approche comparative qui est celle de Vandermeersch élargit la portée du propos : elle constitue, dans le cas présent, une contribution à l’anthropologie de la littérature.

Pour comprendre les spécificités de la littérature chinoise, relativement à la littérature occidentale, il convient, nous dit l’auteur pour commencer, de la rapporter à l’écriture dont elle est issue. Il existe deux grands types d’écriture : l’une est logographique, l’autre idéographique. La première repose sur une transcription graphique des signifiants vocaux de la langue parlée en ses deux articulations, d’abord au niveau des mots, ensuite – c’est notre alphabet – au niveau des sons. La deuxième crée des graphies, les idéogrammes, qui expriment directement, sans passer par les signifiants, des significations linguistiques distinctes de celles de la langue parlée.

 

Une langue graphique à vocation spéculative

Ces deux techniques d’écriture sont inséparables des usages pour lesquels elles ont été conçues. Notre écriture alphabétique est un système de notation de la parole ordinaire, constitué à des fins de communication. L’écriture chinoise répondait, elle, à l’origine, à une tout autre intention. Elle était intimement liée aux pratiques divinatoires, centrales en Chine ancienne.   Elle servait à composer, « de façon plus algébrique que discursive »   , des formules que l’auteur décrit ici comme « des sortes d’équations oraculaires »   . Elle répondait à une spéculation conceptuelle et avait, par conséquent, une portée cognitive.  

La divination était, en Chine, une affaire d’État, et pendant longtemps, l’idéographie qui transcrivait les oracles n’a donné lieu qu’à une littérature strictement administrative, soigneusement conservée dans des archives officielles. Ce n’est que beaucoup plus tard, avec les réformes introduites par Confucius (551 - 479 av. J.C.), qu’une littérature d’auteurs a vu le jour. Le plus célèbre des philosophes chinois a ouvert la voie à une écriture proprement littéraire par sa doctrine de « rectification des noms », qui l’a conduit à réaliser un immense travail de sélection et de réécriture de l’ensemble des archives royales. Il a ainsi défini de nouveaux canons linguistiques et littéraires qui devaient inspirer tous ses successeurs.

La technique idéographique, et les usages sociaux auxquels elle répondait, a conduit à une conception de la littérature bien différente de celle qui prévaut en Occident. Un auteur, Liu Xie (455-521), en a élaboré la théorie dans un ouvrage substantiel au titre exotique, Ciselures de dragons du génie de la littérature, qui, selon Vandermeersch, peut être comparé, pour la littérature chinoise, à la Poétique d’Aristote. Mais l’esprit qui anime ces deux littératures est fort contrasté. Dans la tradition aristotélicienne, la littérature est imitation et produit chez le spectateur ou le lecteur une catharsis, une purgation des passions. Dans la tradition chinoise, elle vise « la fusion avec la nature cosmique »   . L’archétype de la littérature occidentale est, chez les Grecs, la tragédie, puis, dans les Temps modernes, le roman. La littérature chinoise classique ignorait, elle, ces deux genres, et c’est la poésie qui en était la forme archétypale. « Alors que la littérature grecque est axée sur la condition humaine, la littérature chinoise l’est sur le sens cosmique des choses », précise Vandermeersch.   .

Par ailleurs, si les deux cultures connaissent le genre rhétorique, il est, en Occident, un art du discours oral, et, en Chine, un art de l’écrit pratiqué par des devins devenus scribes. La littérature touche ici à la politique. Les lettrés chinois étaient des fonctionnaires au service de l’idéologie d’État, que ce soit le ritualisme de Confucius ou le légisme de ses opposants. Disposant d’un monopole sur l’idéographie, langue savante, et méprisant la langue d’un peuple illettré, ils ont longtemps exercé une véritable « littérocratie »   .

 

La calligraphie, art chinois par excellence

De même que la Chine et l’Occident se distinguent par deux types d’écriture, de même ils se différencient par deux conceptions de la peinture. En Chine, l’art pictural apparaît pour la première fois sous forme de peintures sur dalles de pierre. En réalité, nous dit Vandermeersch, il ne s’agit pas à proprement parler de peinture, mais d’art graphique. C’est à une calligraphie que nous avons affaire, où « les images ne sont pas peintes mais exprimées par le trait purement linéaire de leur contour. »   . Par contraste avec le réalisme qui prévaut dans la peinture occidentale, l’artiste chinois entend « rendre par la nuance du trait de pinceau les nuances de sens des graphies »   . Cet art réalise ainsi une « fusion de la poésie et de la peinture »   .

Pour conclure son propos, Vandermeersch consacre quelques pages aux évolutions récentes de la littérature et de la peinture chinoises. Sous l’influence du bouddhisme puis de l’Occident, explique-t-il, l’idéographie, sans être tout à fait abandonnée comme dans d’autres pays d’Extrême-Orient, a été mise au service de la langue orale et convertie, définitivement avec la révolution culturelle du 4 mai 1919, en langue logographique : seule la forme des idéogrammes a été conservée. Aux deux articulations, phonétique et sémantique, qu’elle est désormais en mesure de transcrire, elle ajoute cependant une dimension originale, qu’ignore l’écriture alphabétique, celle de l’expressivité proprement idéographique. En matière de peinture, ce sont les missions jésuites qui, au XVIIIe siècle, ont introduit en Chine l’art occidental, son réalisme et, bientôt aussi, son tournant vers l’abstraction. En dépit d’une occidentalisation à tout crin, la peinture chinoise a conservé sa spécificité. Elle demeure « fille de la calligraphie », moins intéressée par le monde sensible que par l’idée. Un petit cahier central de reproductions illustre opportunément cette caractéristique « idéofigurative »   de la peinture chinoise.

Le petit livre de Vandermeersch est, comme les deux précédents, d’une grande richesse. Le propos y est, parfois, excessivement condensé et le lecteur aimerait, ici et là, des explications complémentaires. Il n’introduit pas seulement à la civilisation chinoise traditionnelle et à ses prolongements contemporains. S’y dessine aussi une anthropologie comparative qui, telle que la pratique l’auteur, n’est pas sans actualité en un temps de globalisation économique et de mondialisation culturelle sous domination occidentale et plus particulièrement américaine. Elle illustre cette réalité fondamentale : en dépit de transformations considérables, de la puissance de certaines influences extérieures, une civilisation ne renonce pas à ses caractères propres et, lorsqu’elle s’ouvre aux autres cultures et leur fait d’importants emprunts, c’est toujours avec le souci de les intégrer à sa perspective particulière, sans couper les liens avec sa propre tradition. C’est ce que montrent ici clairement les descriptions et analyses de l’auteur en matière d’écriture, de littérature et d’art pictural.

Plus abstraitement, Vandermeersch nourrit la nécessaire réflexion sur l’articulation de l’universel et du particulier dans le domaine social-historique. Faut-il dire, par exemple, qu’il existe une essence de la littérature, universellement partagée, et que les littératures particulières, nationales, tiennent à des propriétés individualisantes qui les différencient accidentellement les unes des autres ? À concevoir les choses ainsi, les traits qui différencient les littératures semblent contingents et secondaires. Mais ce n’est pas là ce qu’entend Vandermeersch lorsqu’il nous parle de « deux conceptions » distinctes de la littérature. Certes, il s’agit bien, dans les deux cas, de littérature, mais l’universel ainsi désigné n’est jamais qu’abstrait. L’éventuelle essence universelle de la littérature n’est pas appréhendable en tant que telle. Elle est sans effectivité. Si nous ne voulons pas, à juste titre, renoncer pour autant au principe d’unité anthropologique, ce n’est pas en cherchant à identifier un cœur commun à toutes les littératures existantes qu’il faut procéder, comme si les différences qui les distinguent ne tenaient qu’à des traits particuliers venant simplement s’y ajouter. Il convient bien plutôt d’établir des formules comparatives propres à exprimer les rapports entre les littératures réelles, aptes à les décrire, chacune dans sa totalité et sa cohérence interne, relativement les unes aux autres.