Une approche d'histoire mondiale et comparée pour répondre à une question de philosophie politique : qu'est-ce qui définit un projet, une politique et une identité « de gauche » ?

L’historien israélien Shlomo Sand, auteur de nombreux essais ambitieux depuis le célèbre Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008), livre ici une réflexion qui dépasse largement le cadre du seul récit historique annoncé par son titre. Sa Brève histoire mondiale de la gauche relève tout autant de l’analyse politique et philosophique des idées relatives à la société et au gouvernement, aux dominations et aux révoltes, aux projets d’égalité.

Le ton de l’essai est d’ailleurs donné dès la phrase d’ouverture : « Je suis né à gauche ». Si cette phrase annonce l’enracinement personnel et biographique de l’interrogation historique, elle en suggère aussi l’actualité et l’enjeu véritable : qu’est-ce que signifie être (encore) de gauche pour un adulte des années 2020 ?

Une histoire de la gauche, un récit circonstancié de l’émergence d’un certain nombre d’idées « de gauche » – égalité, émancipation, liberté, anticolonialisme... – contribue à rendre compte de leur spécificité vis-à-vis des registres concurrents : la droite, le conservatisme, l’autoritarisme… Cette histoire est d’ailleurs bien connue. Tout l’intérêt de la démarche de Sand est d’y ajouter une dimension mondiale et comparatiste, qui projette parfois une lumière inattendue sur les évidences des récits nationaux.

Une histoire

Incontestablement, pour réaliser une histoire de la gauche, une armature conceptuelle est requise, de telle sorte que l’on sache ce qui est en question ou la fin visée. De quelle manière déterminer ce qui est à « gauche » ? Quelles qualités attendre d’un événement (une lutte contre l’esclavage, contre une domination, contre un gouvernement) pour pouvoir être considéré comme « de gauche » ? Qu’est-ce qu’une personnalité de « gauche » ? Autant de déterminations que l’auteur tente de conduire au jour afin de légitimer son entreprise.

Parmi ces pages de définitions, celle qui insiste sur la différence entre l’héritage des rapports de forces au long cours et la nomination « gauche » appliquée à ces mêmes rapports de forces pose la question fondamentale : elle incite à se demander si « gauche » peut définir un cadre spécifique qui pourrait ensuite être reproduit un peu partout dans le monde. Il convient aussi de se demander si, et comment, de telles idées dites de « gauche » sont devenues hégémoniques et ont imposé leurs valeurs dans ce monde.

Pour plus de précisions, l’auteur construit une série de séquences qui déploient l’examen de la « gauche » par son rapport complexe au « libéralisme politique », au « colonialisme », au « nationalisme ». A ces rapports d’opposition (mais pas seulement), Sand ajoute des séquences de conjonction, qui permettent de penser la « gauche » dans son rapport au « communisme », aux « luttes sociales », à l’« égalité »… Dans tous les cas, ces rapports sont traversés par des paradoxes tels que celui-ci : « les luttes sociales n’ont pas cessé et la rébellion citoyenne continue de secouer bien des régimes en place, mais cela ne se traduit ni par le renforcement des partis de gauche traditionnels ni par la création de mouvements de gauche dynamiques ».

Il fallait aussi rappeler d’où provient la dénomination même sur laquelle s’articule l’ensemble de l’ouvrage : c’est-à-dire le couple d’opposition gauche/droite. Et l’auteur de resituer l’origine de cette division dans la Révolution française (28 août 1789), la division historique entre droite et gauche s’étant produite dans le cadre architectural de l’Assemblée révolutionnaire, autour du pôle de sa présidence. Face à elle, entre les deux « partis », se situait encore un « centre ».

Une histoire mondiale

Passé le stade des genèses linguistiques, l’idée directrice de Sand est bien de réaliser une histoire mondiale de la gauche. Ce qui pose encore plus de problèmes théoriques au sein d’un récit au demeurant fort bien mené. Un premier enjeu est d’éviter toute mutation de la notion de « gauche » en une essence : elle est avant tout relative. En l’espèce, il importe de souligner que la naissance d’un tel concept ne concorde pas entièrement avec l’irruption des phénomènes qui lui correspondent. Ceux-ci sont en premier lieu ceux qui portent (ou porteraient) sur la valeur de l’égalité. Ce n’est donc pas sur le triptyque républicain français : liberté, égalité, fraternité (ou sûreté) que s’appuie Sand, quoiqu’il l’évoque fort justement, mais d’abord sur la valeur principale d’égalité. Il affirme : « L’égalité entre tous les humains est une notion centrale si l’on veut déchiffrer l’apparition de la gauche dans l’histoire ».

C’est ce critère qui rend possible une histoire de la « gauche » non seulement à l’échelle de l’Europe – où s’élaborent une grande partie des concepts – mais encore à l’échelle du monde – où les enjeux de l’égalité sont parfois saisis par des concepts d’origine européenne. Pour autant, on ne trouve pas cette notion d’égalité, élaborée et légitimée, dans toutes les luttes connues inscrites dans le monde ; alors que la liberté, même sous des définitions différentes, est présente de manière plus étendue. Mais dans le fond, c’est bien le principe d’« égalité » qui anime un certain nombre de luttes pour la « liberté », telles que la lutte contre l’esclavage, le servage et toute forme de dépendance. C’est donc là qu’a lieu la jonction entre la question de l’égalité, celle de la « gauche » et celle de la dimension mondiale de cette histoire.

Cette perspective offre une solution plus satisfaisante à l’étude mondiale de la gauche que d’autres histoires politiques à l’échelle du monde, qui font de la « gauche » une force enracinée dans une idée d’origine européenne, qui conditionne alors un seul modèle de réflexion. La subtilité de Sand est de déconnecter deux aspects : le vocabulaire et les luttes. D’une part, le vocabulaire dont se sert la « gauche » se constitue effectivement dans un centre européen – et les noms européens s’enchaînent : les « niveleurs », Rousseau, les Jacobins, les Égaux, les utopistes, Proudhon, Marx… D’autre part, les terrains de lutte débordent largement l’Europe : le colonialisme, les nationalismes, la problèmes liés à la construction de l’État, le fascisme, les dictatures ou les prédations économiques sont autant de terrains de lutte qui impliquent à la fois la relation des Européens au monde, et l’émergence aux quatre coins du monde de conflits indifférents aux idées européennes.

De gauche ?

C’est donc avec une prudence théorique attentive aux faits que Sand s’aventure dans ce domaine complexe, en concevant un ouvrage ouvert et pédagogique qui livre d’abord une excellente synthèse des recherches sur les gauches dans le monde. L’exhaustivité n’étant ni possible ni même souhaitable, il privilégie des nœuds centraux, des mouvements qui ont influencé l’histoire, des personnalités importantes et des événements marquants.

Sur le plan théorique, Sand retient deux points de départ de cette histoire : la Grande Rébellion anglaise du milieu du XVIIème siècle et la philosophie révolutionnaire de Jean-Jacques Rousseau. Si le choix peut paraître arbitraire, il demeure efficace pour poser les problèmes qui concernent l’ouvrage, et donc d’abord les problèmes de vocabulaire qui structurent l’ouvrage (à commencer par la notion d’« égalité »).

Au terme de cette histoire mondiale, un imaginaire politique de gauche a réussi à se forger. Il recouvre des appréciations qui portent sur le Peuple, l’État, la Révolution, la propriété... Comment, dès lors, éviter de projeter sur le passé cet imaginaire, nécessaire sans doute aux luttes présentes, mais dont l’usage anachronique incite à déformer l’image des luttes du passé pour les remodeler à l’image des luttes du présent ?

En bon historien, Sand fait remarquer que des termes comme « communisme », « capitalisme », « libéralisme », « collectivisme »... sont récents, et d’ailleurs sans doute trop généraux pour dire exactement ce qui est en question lorsqu’on les emploie. De ce fait, il est préférable de faire référence aux luttes et aux actions des citoyennes et citoyens, des peuples, pour penser la « gauche ». Une définition précise pourrait donc, selon ses termes, être celle-ci : la « gauche » se caractérise par l’action consciente et organisée visant à influer sur les rapports sociaux et économiques.

En un mot, être « de gauche » pourrait se traduire par : refuser de considérer que les rapports sociaux et économiques sont figés, le résultat d’un destin, ou une fonction d’une nature humaine. Ce serait par conséquent saisir l’action politique pour contester toute fixité et viser une autre organisation possible de la société. En un mot, ce serait comprendre que les humains ne sont pas juxtaposés et enfermés dans des déterminations stables et absolues, mais sont en rapports les uns avec les autres, en des rapports (de domination ou d’amitié) qui demeurent labiles et donc susceptibles d’être remaniés.

Des luttes

Au vu de la situation contemporaine, doit-on se laisser aller à la mélancolie ? Sand frôle parfois ce type d’émotion lorsqu’il porte son regard sur les heures de gloire de la gauche. Mais lorsqu’il en vient à faire allusion à la crise sanitaire que nous vivons encore, pour se demander si elle va déboucher sur une crise civilisationnelle, le problème de « la gauche » retrouve toute son actualité. Si on ne peut résorber le présent dans le passé, il rappelle que d’autres crises sanitaires (pestes, grippe espagnole...) ont eu des effets sociaux et politiques considérables. Par exemple, l’hypothèse d’un rôle joué par la peste noire dans la désagrégation du servage ne peut être négligée.

Quelles tendances contemporaines le SARS-CoV-2 serait-il à même de provoquer ou d’accélérer, qui produirait des transformations sociales et politiques ? Ni l’historien, ni le philosophe ne sont des devins. Pourtant, ajoute Sand : « Il est peu probable que la pandémie actuelle fasse dévier les grandes orientations économiques ». Laissons-lui la responsabilité de ce propos. Plus sérieusement pourtant, il termine l’ouvrage en précisant : « Ne nous y trompons pas ! La fracture idéologique, et peut-être mentale, que connaît la gauche depuis la fin du XXème siècle n’a aucunement ralenti les vagues de protestations populaires ». De gauche ?