L’universalisme républicain est parfois accusé de reposer sur une assise coloniale et raciste. Peut-il servir de référence à l’antiracisme ?

La collection « Le mot est faible » s’empare de mots dévoyés par la langue du pouvoir pour les arracher à l’idéologie qu’ils servent : École, Révolution... Au sein de cette collection, un nouveau volume dédié à la notion d'Universalisme pose une question épineuse : si tout antiracisme requiert une référence à un universel, l’universalisme républicain peut-il servir de référence, dès lors qu'il dénie son assise coloniale et raciste ? Non, répondent les auteurs, dans un propos sans doute dérangeant, conçu pour dresser l’étendard d’un autre processus d’universalisation, postcolonial et antiraciste.

La perspective polémique de l'ouvrage invite à en proposer un peu plus qu’un simple compte rendu. Nous faisons ainsi le choix de réfléchir avec lui à la situation présente faite à ces termes : universel et universalisme, mais aussi particulier et particularisme.

L'universel et le particulier

En 2009, dans Moments politiques, le philosophe Jacques Rancière rappelait qu’en matière politique de lutte contre les haines collectives, tout se joue déjà dans la description de la situation dans laquelle intervenir. Ces propos peuvent utilement être rapportés aux usages obsédants des termes « discrimination » et « universel » dans les discours politiques et médiatiques de notre époque. Ils y font l’objet d’un jeu d’inversion coupé d’une ligne dure à destination de clientèles sous servitude volontaire. Les auteurs nous invitent alors à examiner à la fois la manière dont ils essentialisent particularité et universel, et la manière dont nous pouvons nous extraire de ce jeu en redessinant la carte des indéniables discriminations intolérables qui suscitent la révolte: racismes Noirs-Blancs, racismes inter-Noirs et inter-Blancs, racismes interculturels et anti-migrants, sexismes, impérialismes et autres injustices sanitaires et climatiques.

Dans ce jeu, chaque « point de vue » adopté croit énoncer LA vérité de la société   . Or, cette opposition en « polarisations extrêmes »   gomme la réalité, en fixant d’un côté un universel, réputé un et indivisible   , indifférent aux racismes   , de l’autre côté, des discriminations pures, par conséquent particularistes, virant à la victimisation   voire au séparatisme   .

La « voix citoyenne » proférée par Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang   souligne fort bien que chacun décrit là une société européenne imaginaire, et que si on modifie ces notions floues en organisant un véritable échange entre elles   , de nombreux amalgames seront réfutés, concernant en particulier les études décoloniales ou l’antiracisme qui les meut. Autant dire que cette voix vise à « faire tomber quelques statues [réelles et théoriques] de leur piédestal »   . Elle incite à comprendre que les notions de particularisme et d’universalisme bruts et polarisés ne sont pas les seuls systèmes de pensée opérationnels disponibles   .

Un territoire abstrait

La cartographie dessinée rend en effet visible l’invention historique de ce territoire mental et politique à fonction performative   toujours en vigueur dans notre pays. Son découpage, qui s’étend au-delà de la question Noirs/Blancs, est balisé par des convictions jamais interrogées   , celles d’une opposition symétrique entre un universel de surplomb   et un particularisme de réaction. Les auteurs ont alors raison de demander à ceux qui emploient de tels termes : « de quel universalisme parle-t-on ? »   . Car ils sont persuadés « qu’il n’en existe qu’une seule forme ». De quel particularisme parle-t-on, dès lors que ceux qui s’en réclament sont persuadés que le particularisme existe en soi ?

Cette image abstraite du territoire est devenue une simple arme   . Elle ne conduit qu’à des renversements entre majoritaires et minoritaires   . Selon la position défendue, on refoulera, déniera, gommera ou occultera   les discriminations pour leur potentielle mise en péril de cet universel (quitte à les assimiler sous le régime de la ressemblance universelle de la marchandise), ou on révoquera en doute tout universel possible.

La réalité empirique n’est-elle pas plus dynamique dans ses flux continus, ses brèches multiples et ses lignes de fuite ? Peut-on en interrompre les partages si on les fige en destin, chaque adversaire alléguant l’unité et l’indivisibilité de son camp ? Tout laisse à penser que cet usage des notions exhibe plutôt des enjeux ajointés à des pratiques politiques modelées sur la forme État. Chacun prétend détenir un savoir sur son objet (les discriminations ou l’universel) qui n’est rien d’autre qu’une dépossession de l’autre. Les rapports entre ces absolus deviennent mécaniques.

Par exemple, l’universel de surplomb   , actuellement dominant chez nous, réfléchit la critique à son égard en blessure mortelle infligée à LA cité (dont il masque les inégalités), à l’École (en se focalisant sur « le voile »)   , à l’Urbain (en s’aveuglant sur le type de gestion « hygiéniste et militariste » des espaces et quartiers)   , à l’Université (en brouillant le « décolonial » et le « wokisme » dans une véritable « mélancolie postcoloniale »)   ou à la Morale (en sanctifiant une sexualité, ou en s’inquiétant de l’émergence du féminisme)   . Pour l’universel de surplomb, toute lutte antiraciste devient communautaire.

Savoir penser les discriminations pour savoir penser l’universel.

« Et si cette polarisation extrême, fruit du radotage médiatique et de calculs politiciens, n’était qu’un rideau de fumée ? (...) Et si antiracisme et universalisme, loin d’être des entités irréconciliables, forces antagoniques de la tragicomédie du déclin français, traduisaient en réalité une seule et même exigence vis-à-vis de la République ? »   . Les auteurs appellent au dialogue   , à l’échange   , à la condition d’accepter de rectifier la réduction de l’altérité qui balise le parcours de la doxa universaliste, de l’« idéologie de l’universel » abstrait   . Et de repenser simultanément les particularités internes à cet universel – genres, cultures, langues, etc. – et la référence à l’universel – il en est de plusieurs sortes – comme transformables   .

En l’occurrence, contre l’universalisme abstrait du « récit national » français   éprouvé sous les vecteurs du rapport Noirs/Blancs ou de l'interculturalité – qui sont le support d’un anthropocentrisme et d’un type de racisme – il faut changer de regard. D’autant que le domaine de la culture classique réfléchit encore ce regard raciste (black face, traitement des photos de Noirs, sculptures racistes, propos racistes à l’opéra, littérature dénigrant les « sauvages » et prorogeant une figure antisémite...)   , surtout si on ne le contextualise pas. Ce changement devrait redessiner une réalité qui transformerait mutuellement l’image, universelle ou particulariste, que chacun se fait du monde. Ce dessin devrait croiser différentes échelles de conceptualisation (historique, sociologique, politique), reconduire les discours à leurs conditions d’énonciation, et changer la logique de l’interlocution en pensant des relatifs (sans relativisme) : il n'y a pas d’universel sans un particulier qui l’interroge, pas de particulier sans un fond d’universel dont il se détache. Tout particularisme finit par vouloir s’imposer comme un universel, et tout universalisme a tendance à récuser son interrogation par les particularités.

À ce niveau, les auteurs prospectent brièvement le processus qui a universalisé cette forme abstraite en France. Ils ouvrent la réflexion « sur les angles morts que notre bonne conscience insère dans le récit historique »   , sur une relecture de la formulation de l’universel classique trop univoquement assimilé à la gloire de la liberté et de l’abolition de l’esclavage occidental   alors que, s’il se formule contre les partages féodaux et aristocratiques, dès le XVIIIème siècle, il implique une certaine colonisation et de nouvelles formes de domination qui imposent de nouvelles catégories de partage. La domination qui accompagne l’universel classique consiste en un processus de naturalisation des hiérarchies sociales par le genre, l’opposition Nature/Culture, les mœurs et la racisation des colonisés. En ce qui concerne ces derniers, elle se concrétise par la mission civilisatrice de « l’homme blanc »   organisée par la raison coloniale, soutenue par le Code noir rédigé sous les ordres de Colbert   . Sur ce plan, elle inscrit la « sauvagerie coloniale derrière le voile de la mission civilisatrice de la France ». Autrement dit son « projet pour l’humanité »   n’est pas celui qu’on croit.

À quoi s’ajoute que si la colonisation et l’esclavagisme des Noirs – du moins la traite européenne, puisqu’elle n’est pas la seule   – a pris fin dans certaines structures, et se trouve désormais dénoncée par l’État   , la colonialité n’a disparu ni dans les sociétés, ni dans les mentalités, ni dans les rapports économiques   .

De la nécessité d’un universel postcolonial et antiraciste

En somme, pouvons-nous continuer à décrire la situation française à partir d’un vocabulaire figé ? Ne nous est-il pas impossible de nous reconnaître dans cette description parce qu’elle ne témoigne ni de ses partages, ni des luttes entreprises pour la reconnaissance des violences historiques et sociales racialisées, même si, dans ce livre, plutôt restreintes à la question Noirs/Blancs ? Si les propos développés ne sont sans doute pas évidents, ils ont le mérite de ne pas nous laisser tranquilles, à quelques réserves près.

Parmi les plus aisées à évoquer, il y a l’idée selon laquelle la panthéonisation de Joséphine Baker pourrait ne passer que pour une caution donnée aux « résistants »   ; celle selon laquelle il ne serait pas inutile de déplacer la fresque de Hervé Di Rosa déposée à l’Assemblée nationale   , ainsi que la sculpture de Fabrice Hyber   . On pourrait souligner que nul n’a l’air de s’en prendre plus pertinemment aux œuvres racistes en tant que telles   . Comme peu citent quelques œuvres publiques antiracistes (Saint-Nazaire, Nantes, Bordeaux). Cette ignorance fatale pousse de même les universalistes abstraits à renvoyer la pareille (ainsi lors du saccage de l’œuvre consacrée à Abdelkader, à Amboise en 2022).

Parmi les propositions les plus déroutantes à discuter, il y a cette idée d’un universel existant « trahi »   , « jamais atteint »   , « fossilisé »   , à réviser (sans révisionnisme), alors qu’à nos yeux c’est un autre processus d’universalisation qu’il faudrait promouvoir. Alors, la relecture des philosophes critiques de la fiction universaliste classique (Montaigne, Diderot, Montesquieu…)   devient fructueuse. Force est donc bien de comprendre qu’on ne peut lutter contre les racismes sans référence à un universel, mais surtout, en parlant à la place des « effacés »   , car cela conduit à substituer la compassion – mais la pensée victimaire n’est pas toujours la pensée des victimes – ou des aveux de culpabilité à la politique.

Enfin, une question : quel sujet pourrait donc réaliser cet universel postcolonial et antiraciste visé dans l’ouvrage ?

Selon les auteurs, qui que ce soit, il devrait d’abord tisser un autre récit historique en (re)lisant Édouard Glissant, Aimé Césaire, Frantz Fanon, James Baldwin, Souleymane Bachir Diagne et les femmes-écrivains qui portent la parole des dominées : Suzanne Belair, Marie-Rose Toto, Maryse Condé, Marie Vieux-Chauvet, Tania de Montaigne, Jessica Oublié… Ce réseau de références devrait faciliter le tissage d’un autre récit historique.

Il devrait ensuite se rallier à deux règles au moins : un « art du dialogue »   , et une pratique de la « réparation »   , ce qui n’est pas sans évoquer le vocabulaire de l’artiste Kader Attia ou d’autres.

Il devrait enfin retracer le conflit contre l’uniforme et manifester l’égalité susceptible de construire une République   dont le projet dépasse l'idée de Droits culturels et l’idée de démocratie – qui ne sont pas évoquées. Une République antiraciste universaliste, rompant avec les crises identitaires en visant une société mosaïque((p. 10), fluide((p. 10, 14)) et, aimerions-nous ajouter, apaisée, dans un universel concret toujours singularisé   par une multiplicité de personnages critiques criant pour sortir du silence des vaincus.