Les fonds d'investissement ont investi de nombreux secteurs, qu'ils gèrent en cherchant à générer un maximum de cash, avec des effets qui interrogent, un pouvoir très concentré et un poids croissant.

Cyprien Boganda, journaliste à l'Humanité, vient de publier L'empire du cash. Comment les fonds d'investissement rachètent le monde (Editions de l'atelier, 2022), un petit livre enlevé et où l'on trouve beaucoup d'informations sur ces fonds (d'investissement ou de placement), dont le développement très rapide interroge sur plusieurs points. Il traite successivement de leur origine, de leur manière de se comporter, qui défraie souvent la chronique, de leur fonctionnement interne et des relations qu'ils entretiennent avec le monde politique, ou encore des secteurs où ils se sont mis à investir dans la période récente, et finalement de leur poids et des risques qu'ils représentent pour l'économie mondiale.

Il a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter son livre. 

 

Nonfiction : Vous venez de publier un petit livre sur les fonds d’investissement. On les connaît surtout pour leur activité de rachat d’entreprises, généralement à base de LBO (rachat par endettement), et les restructurations qui s’ensuivent et défraient souvent la chronique. Mais qui sont-ils ? Qui leur prête l’argent ?

Cyprien Boganda : Pour le résumer avec un brin d’humour, on pourrait dire que les dirigeants de fonds d’investissement sont passés maîtres dans l’art de faire fortune avec l’argent des autres. Leur mode de fonctionnement est finalement assez simple. Ces firmes vont lever de l’argent auprès de riches clients – particuliers fortunés ou investisseurs institutionnels (banques, fonds de pension, compagnies d’assurance, etc.) – pour l’investir ensuite dans des entreprises, dont ils rachètent les actions. Puis, au bout de cinq à sept ans en moyenne, ils vont tâcher de revendre leurs participations au prix fort, pour réaliser une plus-value, qu’ils distribueront selon une règle de 80/20 : 80 % à leurs clients, 20 % pour eux. Les sommes en jeu peuvent atteindre des montants considérables.

Pour utiliser les termes en vigueur dans les milieux financiers, les fonds réalisent ce qu’on appelle des opérations de « capital investissement » (private equity en anglais), c’est-à-dire qu’ils investissent dans des entreprises généralement non cotées en Bourse.

Aujourd’hui, les fonds les plus importants sont américains. Blackstone   , le plus gros d’entre eux, détient près de 900 milliards de dollars d’actifs (entreprises de divers secteurs, immobilier, énergie, etc.) à travers la planète. Parmi les plus connus figurent également KKR, pionnier du LBO (rachat par endettement) et Bain Capital. En France, les plus gros sont Ardian et Tikehau. Cette industrie a vu le jour aux Etats-Unis, dans les années 1980, pendant la « révolution conservatrice » entreprise par Ronald Reagan (1981-1989) : à l’époque, les législations et fiscalités pesant sur le secteur privé se sont considérablement allégées, permettant l’essor du « private equity ».

 

Ils ont pris position dans des secteurs auxquels on ne se serait pas attendu, dont la profitabilité à court terme n’apparaissait pas évidente, comme la santé, mais aussi, ce qui reste moins connu, le logement. Que faut-il en penser ?

L’ascension des fonds d’investissement est, en effet, très spectaculaire. En quelques décennies, ils ont constitué un empire planétaire extrêmement diversifié, qui s’étend sur de nombreux secteurs : sport, immobilier, santé, infrastructures, etc. Ce qui est inquiétant, c’est qu’à chaque fois qu’ils prennent pied dans une nouvelle activité, ils importent leur vision du monde, imprégnée d’idéologie financière : les indicateurs de rentabilité priment sur tout le reste. C’est pourquoi je parle, dans le livre, de « marchandisation » du monde.

 

On a en effet le sentiment qu’ils pourraient investir n’importe quel secteur du moment qu’il leur paraît recéler des possibilités de retour rapide sur investissement, quelle que soit la manière de l’obtenir sans s’embarrasser d’aucune autre considération. Avec comme condition de ne surtout pas s’inscrire dans la durée, sans quoi on sera toujours rattrapé par l’une ou l’autre conséquence de ses actions…

Tout à fait. Leur court-termisme, appliqué à des secteurs aussi vitaux que la santé ou le logement, peut avoir des conséquences dévastatrices. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ces fonds garantissent à leurs clients des taux de rendement défiant toute concurrence, de l’ordre de 20 % par an, d’où la nécessité de dégager beaucoup de « cash » très vite. Aux Etats-Unis, ils ont commencé à coloniser le secteur du logement aux lendemains de la crise des subprimes de 2007-2008. Les fonds d’investissement ont fait leurs emplettes sur le marché immobilier dévasté par l’éclatement de la bulle. En 2012, Blackstone dépensait par exemple 100 millions de dollars par semaine pour racheter à la chaîne des maisons qui, pour la plupart, avaient été vendues aux enchères après avoir été saisies à leur propriétaire. Des ONG ont cherché à savoir comment vivaient les locataires des maisons détenues par les fonds. Dans leurs rapports, ils pointent plusieurs effets pervers : hausse annuelle vertigineuse du montant des loyers (souvent deux fois supérieure à la moyenne constatée sur la même zone), explosion des expulsions, frais exorbitants, etc. Dans mon livre, je cite le témoignage de Maricella, une mère de deux enfants, qui raconte le calvaire qu’elle a vécu dans sa maison de Sacramento (Californie). En à peine trois ans, son loyer a grimpé de 400 dollars. Faute de travaux de maintenance, sa douche a commencé à pourrir et sa clôture était dans un tel état qu’elle renonçait à faire jouer ses enfants dans le jardin…

En France, l’emprise des fonds sur le marché de l’immobilier est beaucoup moins forte. Ce n’est pas le cas, en revanche, de la santé. Le grand public a découvert, à l’occasion du scandale Orpea, qu’un fonds d’investissement (Mirova) était actionnaire minoritaire du groupe. Mais il n’y a pas que les EHPAD. Les cliniques privées françaises sont devenues la proie des fonds anglo-saxons, à l’instar du groupe Elsan, poids lourd hexagonal accueillant 2,2 millions de patients, dont KKR est l’actionnaire de référence. Vous disiez que la profitabilité à court terme du secteur n’apparaît pas « évidente », ce qui est vrai. Mais il faut garder à l’esprit que la France présente pour les investisseurs un avantage presque unique au monde : chez nous, c’est la Sécurité sociale qui finance 80 % des soins médicaux. Autrement dit, lorsqu’un fonds rachète une clinique, c’est un investissement sans risque, puisque la quasi-totalité de son chiffre d’affaires est « subventionné » par les contribuables…

 

De plus en plus, les fonds offrent aussi du crédit aux entreprises, en concurrençant les grandes banques, voire des services d’ingénierie financière ou autres, et cherchent à élargir leur collecte de fonds en offrant des services de gestion de fortune accessibles à partir de seuils abaissés. Pourriez-vous en dire un mot ?

C’est effectivement l’un de leurs axes de développement. Les fonds cherchent désormais à concurrencer les établissements bancaires sur leur terrain, c’est-à-dire le financement direct de l’économie. Pour le comprendre, il faut revenir un peu en arrière. Dans la foulée du krach des subprimes, le Comité de Bâle, réunissant autorités de supervision bancaires et banques centrales, a cherché à accroître la solidité des banques. Ces dernières ont dû augmenter leur niveau de fonds propres (l’ensemble de leurs ressources) par rapport à la totalité de leurs prêts ; c’est ce qu’on appelle le ratio de solvabilité. Devant ces nouvelles exigences réglementaires, les banques ont préféré réduire le volume de prêts accordés aux entreprises, laissant le champ libre aux acteurs pratiquant le « shadow banking » (finance de l’ombre), comme les fonds d’investissement, non soumis aux mêmes contraintes.

Des géants comme Blackstone ou Apollo ont commencé à lever des milliards de dollars de fonds de dette privée, prêtant aux entreprises à des taux parfois très élevés. Aujourd’hui, certains de ces géants concurrencent directement les banques de détail (dans les prêts aux PME, par exemple) et les banques d’affaires (financement de LBO…). Leur intérêt est évident : plus ils se diversifient, plus leur attractivité augmente aux yeux de leurs clients, qui y voient de nouvelles sources d’enrichissement. Les fonds sont-ils en passe de devenir les nouveaux créanciers du monde ? Il est trop tôt pour le dire. Cependant, sur le terrain boursier, Blackstone a déjà damé le pion à certains géants bancaires : en mars 2020, la valeur totale de ses actions (69,2 milliards de dollars) a dépassé celle de Goldman Sachs et Morgan Stanley.

 

Outre le fait qu’ils recrutent désormais fréquemment d’anciens hommes politiques pour leur carnet d’adresses et notamment leurs contacts à l’international, ils mènent par ailleurs des actions de lobbying importantes à destination des pouvoirs publics, où ils plaident en faveur d’avantages fiscaux et/ou pour l’obtention de nouvelles possibilités d’étendre leurs activités. Pourriez-vous en donner quelques exemples récents concernant la France ?

Dans l’Hexagone, les intérêts du private equity sont défendus par France Invest, un lobby qui a ses entrées à l’Elysée et à Bercy. Au cours de mon enquête, plusieurs sources m’ont confié que France Invest avait joué un rôle dans l’élaboration de la « flat tax » (impôt à taux unique), l’une des mesures fiscales les plus décriées du quinquennat d’Emmanuel Macron, qui diminue la taxation des revenus du capital (dividendes et plus-values). Par ailleurs, l’une des grandes ambitions des fonds est de capter une partie de l’épargne des Français : ces derniers investissent une fortune en assurance vie, mais hésitent à placer cet argent sur les marchés financiers. En novembre 2019, France Invest a obtenu une première victoire : un décret permet aux épargnants de placer directement leur argent dans des fonds de private equity, moyennant un ticket d’entrée élevé (100 000 euros en règle générale). Pour France Invest, il ne s’agit que d’une première étape. Comme me l’a expliqué un des piliers du secteur, l’objectif est que n’importe quel épargnant puisse investir dans un fonds… en dépit des dangers de ce type de produits. 

 

On accuse souvent les fonds de jouer un rôle dans la fragilisation du système financier à travers les opérations risquées qu’ils mettent en œuvre avec très peu de capital. Vous évoquez dans le livre la titritisation des financements à effet de levier. Pourriez-vous là aussi en dire un mot ?

Il faut peut-être commencer par rappeler ce qu’est un financement à effet de levier. Le LBO (leveraged buy-out) consiste à acquérir une entreprise avec de l’argent qu’on ne possède pas. Schématiquement, les fonds repèrent une société qu’ils convoitent (« la cible »), la rachètent en s’endettant auprès d’une banque, puis tentent d’améliorer sa rentabilité pour la revendre à un autre propriétaire et réaliser une plus-value. Lorsque tout fonctionne comme prévu, la dette est remboursée par les flux de trésorerie générés par l’activité de la « cible ». Dans un environnement de taux d’intérêt très bas, ce type d’opérations a connu un succès fulgurant : en dix ans, le volume des rachats par endettements dans le monde a plus que doublé, passant de 250 milliards de dollars en 2010 à près de 600 milliards en 2020. Cette année-là, malgré le Covid, plus de 3 000 entreprises ont été raflées. Le problème, c’est qu’il s’agit d’un jeu dangereux : à trop endetter les entreprises, vous risquez de les mettre dans de graves difficultés. En France, on a connu plusieurs fiascos, comme celui de Vivarte. Dans le livre, je raconte en quoi le destin de ce fleuron du textile incarne les ravages de la financiarisation : l’entreprise a été laminée par les fonds qui ont en pris le contrôle dès 2004 et l’ont lestée d’une dette colossale, qui a conduit à sa liquidation judicaire. 

Mais au-delà des cas particuliers, la course à l’endettement pose un problème systémique. Au cours des dernières années, les financiers se sont essayés à un sport à hauts risques : la titrisation des prêts à effets de levier. Le terme de titrisation a fait irruption sur la scène médiatique à l’occasion de la crise de 2007-2008. Au début des années 2000, les banques américaines se débarrassaient des crédits hypothécaires dont elles ne voulaient plus en les revendant à d’autres, après les avoir transformés en produits complexes et notoirement opaques, les CDO (collateralized debt obligation), mélangeant différents niveaux de risques. Le problème, c’est que l’opération a disséminé les risques dans l’ensemble de l’économie : lors du krach de 2007, le fragile édifice a volé en éclats, contaminant de nombreux acteurs de la finance.

La titrisation ne concerne pas seulement les prêts immobiliers : en réalité, on peut titriser n’importe quoi, y compris les prêts aux entreprises endettées. C’est ce qu’on appelle le marché des CLO (collateralized loan obligation), qui frôlait les 1 000 milliards de dollars en circulation à l’été 2021. Ces produits sont tout aussi opaques que les CDO : en réalité, plus personne ne sait qui possède quoi. D’une certaine façon, la bulle des LBO ressemble à celle des subprimes, pour deux raisons : mêmes niveaux d’endettement vertigineux, d’une part ; même dissémination du risque à travers la titrisation, d’autre part. Peut-on en conclure que la bulle des LBO éclatera de la même manière ? Personne n’en sait rien. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la dette mondiale obligataire des entreprises a atteint des niveaux très élevés, qui pourraient créer de sérieuses difficultés aux plus fragiles en cas de récession ou de remontée des taux.