Dans ce nouvel ouvrage, qui s’inscrit dans une œuvre construite sur quatre décennies, Jacques Bidet s’attaque à l’enjeu de l’écologie.

Jacques Bidet est philosophe, spécialiste de l’œuvre de Marx. Depuis plus de quatre décennies, il œuvre à une refondation théorique fidèle à l’intention émancipatrice de Marx, qu’il appelle un « méta »   marxisme. L’enjeu est celui d’un savoir général, dont tout citoyen pourrait se saisir pour organiser son expérience et discerner les voies de l’émancipation. Le livre capitalise donc sur le travail passé, dont il rappelle les grandes lignes en Préambule. Les sociétés modernes sont caractérisées par une classe dominante (oligarchie) possédant deux pôles de domination (et non un seul) : les propriétaires des moyens de production (« capitalistes ») et ceux qui sont compétents en matière de direction des organisations.

Le marché et l’organisation sont deux formes rationnelles d’organisation, deux « modes de coordination »   caractéristiques de la modernité, mais qui peuvent être instrumentalisées au profit de la classe dominante. De là la structure conflictuelle de la modernité, entre une métastructure déclarée et promise, de rationalité, égalité et liberté, et une réalité vécue d’inégalités, d’injustices et de gaspillage. De là également une diversité de mots d’ordre critiques qui paraissent contradictoires mais n’ont en réalité qu’une saisie partielle des enjeux, tels que l’abolition du capitalisme ou la critique de la technocratie. De là enfin un « duel triangulaire » entre capitalistes, compétents et le « commun du peuple », nommé ainsi en référence aux travaux sur les communs à la suite d’Elinor Ostrom   .

On ne manquera pas de questionner l’absence de la fraternité, dans la trinité proposée. Elle s’explique par une fidélité de Bidet à Marx, qui voyait dans le capitalisme un processus de destruction des localismes. La « fraternité » renvoie en effet à la Nation, envisagée comme lieu principal de la lutte des classes, dans le monde contemporain. Elle est la plus belle et la plus terrifiante des choses   , à la fois lieu privilégié de l’institution du commun et de la cocitoyenneté, dans la seconde phase de l’histoire moderne, et patrimoine exclusif des « patriotes ». Au cours de la troisième phase de l’histoire, le néolibéralisme esquisse son dépassement en un État-monde. L’auteur distingue en effet l’État-nation (structure) et le système des Nations, pris dans un Système-monde ; entre l’État, les appareils d’État et l’Appareil de l’État. ONU, OMC et ONG préfigurent cette étaticité-monde, planétaire. Le racisme vient de là, non seulement du colonialisme passé ou actuel (même seulement économique) mais aussi d’une différence de traitement des populations au motif de leur couleur de peau, de religion ou de culture. C’est également dans ce contexte que doit se comprendre le parti de l’écologie, comme annonce d’une Nation-monde   . L’État-monde est l’institution étatique « ultime » – puisque s’étendant à l’échelle de la planète. Les écologismes du Sud Global sont une voix à écouter en particulier   .

Une critique de la bureaucratie et une ouverture convaincante sur l'écologisme

Disons d’abord tout le bien que l’on pense au sujet de ce livre. Jacques Bidet manifeste un souci de la théorie dans son plus bel habit : un travail sur des concepts ancré, qui ne se contente pas de s’inscrire dans des filiations sans les discuter, et qui tente de répondre à la question incontournable d’une saisie globale du monde, au service d’un savoir citoyen. La théorie est une « hypothèse » globale (Introduction), patiemment construite en s’appuyant sur les savoirs partiels – lesquels demeurent sans cela éclectiques. Ce projet est non seulement pleinement recevable, mais urgent. Rares sont les efforts de cette ampleur. Jacques Bidet cherche de plus à tirer les leçons de l’expérience soviétique, et il reste au plus près de l’expérience chinoise, qu’il aborde en dernière partie. L’auteur donne enfin à l’enjeu écologique tout le sens qu’il avait déjà lors du premier contre-sommet de l’histoire, organisé à Stockholm en 1972, sur une base aérienne désaffectée, à l’occasion de la Conférence des Nations-Unies sur l’Environnement   .

Il saisit bien la portée planétaire de ce mouvement, quand d’autres l’écartent et finalement le discréditent au motif par exemple que les votes des classes populaires ne se porteraient pas de ce côté-là (se portent-ils plus ailleurs ?…) ou que les rapports de classe, genre et race seraient trop peu mis en avant (les trois autres convergent-ils spontanément ?…). Il reconnaît le rôle critique des écologistes qui ne font qu’informer, tels les naturalistes et les écologues   ; ce qui est mieux fondé que les analyses qui se contentent de les stigmatiser comme « apolitiques ». Il ne confond pas le rôle des grandes ONG avec le « capitalisme vert », au motif par exemple qu’elles évoquent les « services écosystémiques ». Il prend au sérieux la « critique du productivisme », expliquant qu’elle ne se confond pas avec l’anticapitalisme au sens étroit du terme. En effet, la littérature écologiste est parsemée de critiques de la technocratie ou du productivisme, qui visent tant une certaine action de l’État que les régimes socialistes que Jacques Bidet caractérise comme la domination des « compétents », dont l’hybris propre est le « produire pour produire », dans une compétition pour la gloire et ses titres (être « le plus grand »).

Trop souvent, ce que l’auteur appelle le « marxisme commun » se contente de discréditer ces appellations, estimant dans le fond que les écologistes se trompent d’adversaire et ne « veulent pas voir » la main du capitalisme. Jacques Bidet retourne la politesse, en partie : le pouvoir-compétence ne tend-il pas à être occulté par le marxisme, qui en fait un tabou ; cela, parce que le marxisme lui-même en est issu ? On ne saurait mieux réintégrer la critique que Bakounine adressa à « l’école doctrinaire » des communistes marxistes. Ce pouvoir des compétents se manifeste dans les institutions publiques et privées, dans les pays développés ; il est toutefois hégémonique dans les premières, ou dans des pays tels que la Chine.

Ce que l'antiproductivisme aurait pu apporter à l'analyse

La démonstration comporte toutefois quelques limites dont l’exposé revient à montrer que la lecture des travaux écologistes devrait s’approfondir, pour en percevoir enfin toute la pertinence, trop souvent écartée d’un revers de la main par un marxisme qui se pose souvent en juge de paix, sans avoir fait le travail conceptuel que Bidet appelle de ses vœux et met en œuvre. La première limite est de voir dans le numérique le véhicule technologique de l’Etat-monde, position qui se rapproche des Accélérationnistes   , qui ne sont pas mentionnés, mais aussi de Gorz, d’une ruse de l’histoire, le capitalisme produisant les moyens de son dépassement   . Cette fascination marxiste pour le numérique se retrouve également chez Andreas Malm dont les appels à l’action directe sont encensés par Jacques Bidet, sans que leur direction ou leur nouveauté soit problématisée. En effet, l’appel au sabotage date des Luddites   , dont les écologistes se réclament souvent   , et dont Marx et les marxistes ont répétitivement affirmé qu’il se trompait de cible, en s’attaquant aux forces productives plutôt qu’aux rapports de production   . Ce qui relativise tant la nouveauté que le radicalisme. Cette position sans nuances sur le numérique interroge évidemment ce marxisme, même « méta », au regard de l’accusation de « productivisme », que l’on comprendra non pas comme « produire pour produire » mais comme une secrète admiration des accomplissements du capitalisme – qui sont donc reconduits aussi bien en théorie qu’une fois le pouvoir pris. Raison pour laquelle, côté écologiste, on conclura que décidément antiproductivisme et anticapitalisme sont deux choses différentes ; et qu’il y a donc plusieurs manières « d’accumuler », par l’organisation ou par le marché.

Une seconde limite vient alors de l’ordre stratégique dans la conduite de la bataille. Jacques Bidet nous dit que le pouvoir populaire doit s’allier avec le pouvoir-compétence contre le pouvoir-capital, au motif que le premier « est moins étranger à ceux sur qui il porte »   ; de là ensuite le démocratiser. L’auteur admet que la Chine soit une dictature mais admire son « efficience »   . La double « polarité » de la domination (capital/compétence) se trouve ainsi relativisée ; et « le tabou » pointé à juste titre se trouve rétabli. Dommage. La perspective écologiste a plus souvent maintenu l’équilibre entre les deux. Ceci passe par une vision du marché qui ne soit pas caricaturale. Celui-ci n’est pas seulement la loi du profit et de la concurrence de tous contre tous mais (métastructurellement) un droit au pluralisme des modes de vie. Il s’agit là d’un autre genre de discussion que celui envisagé par le « centralisme démocratique » qui sert implicitement de modèle à la démonstration de Bidet, et dont les partis de gauche radicale eux-mêmes ne font pas la preuve de la pertinence, au vu de leurs incessantes recompositions. Si l’alternative proposée par les compétents est le modèle chinois, alors on comprend que les peuples ne suivent pas Jacques Bidet dans ses priorités stratégiques.

C’est une autre manière de comprendre tant la critique marxienne de l’État et de ses appareils (« moins d’impôts ! ») que les hésitations des Gilets Jaunes, dont l’ombre plane sur certains développements de l’ouvrage. La leçon est plutôt que des alliances avec l’un ou l’autre des deux grands pôles de domination sont possibles, suivant les cas ; d’ailleurs c’est bien la position réelle de Bidet lui-même, ou de Cédric Durand mettant en avant l’utilité (potentiellement) sociale des GAFAM. C’est en fait une position socialiste de longue date, qui consiste à ne pas critiquer les forces productives, mais seulement les rapports de production, au motif que les premières pourraient être mises au service de l’émancipation, point justement que l’écologisme conteste, comme l’a fort bien montré Alain Lipietz voici déjà quelques décennies   . Bidet, dans le fond, conteste les deux mais échoue à les articuler. Pour cela, il faudrait disposer d’une critique des choix technologiques qui soit technologiquement informée, et pas seulement d’une analyse des rapports de production.

La ruse de l'histoire finalement reconduite

L’absence de critique du numérique débouche sur une absence de critique des forces productives, dans le fond, ou du moins l’enjeu n’est-il pas problématisé. C’est la troisième limite, que l’on retrouve classiquement dans les approches qui relèvent du « marxisme commun » – troisième « point aveugle » que Jacques Bidet ne souligne pas, en dépit de l’insistance parfois exagérée de l’écologisme à cet endroit. Les écologies du Sud données en modèle implorent-elles une numérisation rapide, par exemple ? On serait en peine de le montrer. Derrière la numérisation et l’étaticité-monde au devenir inexorable, « troisième époque de la modernité », se glisse le Grand Récit du Développement dont Jacques Bidet déclare qu’il est hors-sujet   , alors qu’il est facile de montrer qu’il est justement l’objet des critiques des écologies du Sud.

Du coup, quelle est la teneur de la « rationalité » mise en avant ? Si elle prend au sérieux les « écologies du Sud », alors elle doit rompre profondément avec ce qu’elle était jusque-là dans les travaux antérieurs de l’auteur ; or ce point n’est pas problématisé. Rappelons que, dans sa Théorie générale, Jacques Bidet identifiait la rationalité avec le gain de temps   et l’écologie comme un simple problème d’externalité négative   . « Provincialiser » ce qui est présenté comme la rationalité moderne   , tant sur le plan économique qu’organisationnel, conduirait peut-être à jeter un autre regard sur la question des « cosmologies » et sur le supposé « idéalisme » des approches « culturalistes »   . Ces remarques invitent à lire un peu plus en avant des auteurs trop vite éconduits car s’éloignant sans doute excessivement du « marxisme commun » qui constitue malgré tout le gros des références de l’ouvrage.

Bref, pour conclure, voici un ouvrage marxiste qui ouvre (enfin) largement sur l’écologisme, bien qu’il n’en prenne pas (encore) toute la mesure. À lire de toute urgence.