Dans son dernier ouvrage, Régis Meyran met en garde contre le regain de vigueur des réactions et des replis identitaires, et en appelle aux idéaux des Lumières.

De l’identité, Husserl disait, dans Recherches logiques, qu’elle était absolument indéfinissable. Le moins que l’on puisse dire est que ce caractère ne constitue pas un obstacle à son utilisation, dès l’instant où celle-ci s’inscrit sur le terrain politique et cherche alors à dire quels sont les caractères que nous décrivons, à tort ou à raison, comme communs et qui, inexorablement, nous distingue des autres. C’est surtout à partir de la seconde moitié du XXe siècle que son invocation est devenue envahissante, concomitamment au réveil des singularités collectives dont la légitimation impliquait qu’elles soient fondées sur des réalités substantielles. Le droit à la différence va ainsi traduire le droit de chaque peuple à affirmer sa spécificité culturelle. Si ce slogan a été favorablement reçu, c’est qu’il entrait en résonance avec les préoccupations des ethnologues, lesquelles tendaient à réfuter l’évolutionnisme, profondément anti-égalitariste, et à instaurer l’Autre (c’est-à-dire celui qui n’appartient pas à la civilisation occidentale) en sujet de l’Histoire, reconnaissant ainsi l’égale dignité de toutes les cultures.

 

Identité émancipatrice et identité close

Dans ce contexte idéologique, les revendications identitaristes ont rencontré un large assentiment, notamment au nom de la tolérance. Exprimées par des groupes ethniques ou des nations, elles n’obéissent cependant pas toutes aux mêmes motivations. Il peut s’agir d’affirmer une identité incertaine, de défendre une identité menacée, de libérer une identité opprimée, de retrouver une identité perdue. C’est cette diversité que Régis Meyran, dont la formation d’anthropologue est ici d’un grand secours, décrit avec clarté et rigueur. Son modèle, parfaitement heuristique, distingue une conception ouverte de l’identité et une vision close des appartenances. Dans cette dernière, on essentialise la différence culturelle qui devient une obsession pour les idéologies qui ne perçoivent l’individu qu’en tant que membre de sa communauté originelle. Obsession qui méconnaît le fait que nous possédons une pluralité d’identités significatives dont nous ne pouvons nous priver sans risquer de renoncer à ce qui est le plus spécifiquement humain : l’affirmation de notre différenciabilité individuelle. Il est d’ailleurs permis de se demander si la notion d’identité ne doit pas tout simplement être récusée s’agissant de sa dimension collective.

Si R. Meyran ne conclut pas explicitement dans cette direction, il ne fait guère de doute que, pour lui, les caractéristiques culturelles sont plus nominales que substantielles. Mais il arrive, précise-t-il, que la prise en compte de l’identité permette d’améliorer le sort des individus, voire le fonctionnement de la démocratie libérale, lorsque les droits des minoritaires viennent, sans les concurrencer, s’ajouter aux droits individuels et sociaux   . On doit même insister, face à la crise du modèle d’intégration à la française, sur le potentiel émancipateur des demandes collectives de reconnaissance, tout particulièrement lorsqu’elles sont congruentes avec les luttes sociales. Aussi la mobilisation de concepts tels qu’identité raciale ou intersectionnalité peut-elle utilement éclairer les situations dans lesquelles les revendications légitimes des minorités sont ignorées.

Les pages que l’auteur consacre aux critiques postcoloniale ou décoloniale (soigneusement distinguées, contrairement à ce que font régulièrement les intellectuels conservateurs) évitent aussi bien le rejet que l’apologie. Aussi R. Meyran, tout en les situant dans une logique anticolonialiste, souligne-t-il les dangers d’une essentialisation des cultures ou d’une séparation de celles-ci en ontologies incommensurables   . Mais, comme l’indique le titre, c’est à la tentation du repli, aux « identités figées », qu’est consacré l’essentiel de son propos.

 

Vers un monde schmittien ?

Une grande part de l’intérêt de l’ouvrage réside dans la description des moments et des mécanismes qui rendent si prégnantes, aux Etats-Unis comme en France, les obsessions identitaires. On aurait tort de limiter celles-ci aux groupes minoritaires tentés par le communautarisme. L’analyse des postures adoptées par les nationaux-républicains occupe prioritairement l’auteur. Car c’est de là que viennent essentiellement les paniques identitaires que R. Meyran observe depuis fort longtemps : il a codirigé, avec Laurence de Cock, un livre éponyme, lequel succédait au Mythe de l’identité nationale et, un peu plus tôt, aux Pièges de l’identité culturelle (avec Valéry Rasplus).

Qu’est-ce qu’une panique identitaire ? Pour comprendre cette notion, il convient de partir de celle de panique morale, telle que définie par Stanley Cohen en 1972 : « Une forte préoccupation de l’opinion publique, mesurable par des sondages, vis-à-vis d’un groupe dont le comportement est perçu comme une menace pour les valeurs de la société ou pour l’existence même de cette société »   . La panique identitaire en est un type particulier : il s’agit d’une « peur collective de l’effondrement d’une société ou de la civilisation, fondée sur un récit exagéré ou faux, viral ou volatil, structuré par des politiques et des médias, qui met en scène un affrontement imaginaire entre des membres de l’identité nationale et un ennemi prototypique »   .

R. Meyran en fournit cinq exemples   : l’affaire du burkini de l’été 2016, celle des migrants du métro La Chapelle en mai 2017, la dénonciation de l’islamogauchisme (automne 2020), la querelle autour des « ABCD de l’égalité » (rentrée 2013) et, enfin, les actuels mouvements antivax, antimasques et antipass (ce dernier exemple nuit quelque peu à l’homogénéité de la série dans la mesure où, si un ennemi prototypique est bien visé, il n’illustre pas, à notre sens, la défense de l’identité nationale).

A travers ces croisades menées par des entrepreneurs identitaires (et, ici, la référence aux travaux d’Howard Becker et, plus généralement, à l’interactionnisme symbolique, est bienvenue), on s’achemine vers un monde au sein duquel la distinction, due à Carl Schmitt, entre ami et ennemi, devient prédominante. R. Meyran s’en inquiète, et on ne saurait lui donner tort. Il en appelle aux idéaux des Lumières et à une conception vigoureuse de la démocratie dans laquelle le dialogue conflictuel se substituerait à la haine et à la violence que propagent les tenants des identités closes.