L’auteure se livre à une expérimentation réjouissante : la cohabitation de people et d’invisibles du 93 dans une propriété en forêt de Rambouillet.

Le « monument national » du titre n’est pourtant pas cette superbe demeure construite sur le modèle du Petit-Trianon, mais Serge Langlois, une gloire du cinéma, que le Festival de Cannes compte honorer pour ses 70 ans, sans parler du Président Macron et de sa femme Brigitte, qui ont décidé de l’inviter à l’Élysée pour l’occasion. Le confinement en décidera autrement dans ce roman savoureux qui se fait caisse de résonance de notre époque, et où l’auteure tire sur tout ce qui bouge, dans un jeu de massacre délectable, pour un lecteur qui n’en croit pas ses yeux et se régale de ces portraits souvent caricaturaux et de situations de plus en plus catastrophiques qui lui rappellent les couvertures de Paris-Match et les chaînes d’information couvrant les rebondissements des querelles des people : amour, gloire et beauté. Sans oublier l’argent, qui est souvent au centre des conflits, comme au temps de Balzac. Grandeur et misère de la célébrité.

 

Une construction habile

Les premiers chapitres alternent la vie de l’acteur vieillissant et de sa troisième épouse, Ambre, de trente ans plus jeune que lui, ex-Miss Provence-Alpes-Côte d’Azur, et celle de quelques personnages du Blanc-Mesnil, dont Cendrine Barou, qui travaille « au U. Le gérant disait “Super U”, mais elle ne voyait pas ce que le magasin avait de super. […] Les clients du U plébiscitaient les produits affichant la pire note au Nutri-Score, songeait Cendrine pendant que le tapis charriait, avec les emballages, des images de sa vie d’avant. En ce temps, elle privilégiait les épiceries fines, les producteurs locaux, les légumes biologiques », ce qui permet à l’auteure de rappeler l’univers des bobos de l’écoquartier décrit dans son précédent roman, Propriété privée (2019). Quand les deux mondes se rencontrent, au bout de quelques chapitres, dans la propriété de Rambouillet, se met en place une réjouissante partie de Cluedo qui combine la satire sociale et les références littéraires (au théâtre de Marivaux, qui articule les questions d’argent et les rapports entre maîtres et domestiques, comme aux romans policiers d’Agatha Christie) ou cinématographiques : comment ne pas penser à Parasite, le film hallucinant de Bong Joon Ho qui a remporté la Palme d’or au Festival de Cannes en 2019, et l’Oscar du meilleur film en 2020 ?

 

Une narration piégée

La narratrice est la fille adoptive de Serge et Ambre et a sept ans et demi. Joséphine est originaire d’Asie centrale, sa mère ayant renoncé à son projet d’adopter de petits Éthiopiens : « À l’école primaire, elle avait braillé à tue-tête une chanson exprimant combien ils souffraient dans leur contrée abstraite, loin du cœur et loin des yeux. […] Mais elle alla de déconvenue en déconvenue quand, promue ambassadrice de l’Unicef grâce à ses bonnes œuvres, elle découvrit que ce titre ne suffisait pas toujours pour se procurer les enfants qu’on voulait. » Cette petite fille a quelques troubles de l’identité, comme le lecteur le découvrira. C’est bien là peut-être le grand thème du roman, en écho à une question, l’identité nationale, qui tend à occuper toute la place dans le débat public et politique, et dont l’auteure n’a repris ironiquement que la moitié dans son titre, dont l’explication dit tout l’aspect dérisoire et lamentable : « Serge avait passé soixante ans. Fatigué que sa jeune épouse s’offre à lui avec une ardeur si intéressée, il avait reporté les yeux vers d’autres corps moins exigeants. Les mannequins venues et consentantes ne se racontaient pas d’histoires quant à leurs relations avec Serge Langlois. […] Elles étaient surtout désireuses de voir comment jouissait, sous leurs assauts, un monument national. »

 

La lecture de ce roman est un délice, car l’auteur mélange les références à l’Ancien Testament et les citations détournées de Lucrèce, les ficelles du thriller à un vocabulaire rare et choisi : topiaires, yearling, blépharoplastie, gnomon, attique, tout ce qu’il faut pour gagner au Scrabble… L’humour fait tout le charme de cette comédie sociale qui en dit long sur les rôles que chacun est amené à jouer dans une époque de plus en plus inégalitaire où la question de l’identité est piégée et explosive, et où les places assignées au plus grand nombre sont intenables, comme l’a montré la crise des « Gilets jaunes » : « Ambre prenait des photos pour Instagram. […] Cinq cent mille abonnés en moyenne avaient du bonheur à partager nos moments d’intimité. Enfoncés dans le Louis XVI, nos parents reprenaient du champagne. Ils savouraient la bienheureuse ignorance des dernières secondes avant le couperet. »