Ces onze nouvelles mettent en miroir les Années folles et notre début de siècle, autour de personnalités ou de personnages aux prises avec l’amour.

Tous les titres de ces nouvelles sont composés d’une phrase à la première personne qui intrigue le lecteur et se révèle, à la lecture, comme une photographie dans la chambre noire. L’auteur a le talent de passer d’un destin à un autre, loin de l’enfermement de certaines écritures de soi, et mêle une forme d’érudition, ou du moins de goût pour l’histoire culturelle du début du XXe siècle, à une peinture très subtile du sentiment amoureux, entre angoisses des débuts et désenchantement de la fin. On retrouve ici toutes les qualités d’écriture qui lui ont valu le prix de la nouvelle de l’Académie française en 2015 pour son recueil Pas exactement l’amour.

 

Rigueur de la composition et finesse des détails

La nouvelle inaugurale, « Je n’existe plus », raconte la disparition sociale d’une actrice qui « faisait une voix » pour la publicité de la Xsara Picasso. Après avoir espéré faire de la postsynchronisation pour Arte – « j’aurais tout accepté, même un documentaire sur les pharaons » –, elle a terminé « chez GiFi et Taureau Ailé ». Cet humour porte un vent de révolte et d’insoumission paradoxalement revigorant : « Je n’ai aucun projet. […] Jusque-là, on m’a tout dicté (y compris mes grands rêves de comédienne, je ne suis pas dupe), alors j’ai décidé de ne rien entreprendre parce que ce serait encore et à coup sûr obéir à un ordre venu d’au-dessus, peu importe la nature de cet “au-dessus” (famille, norme sociale, fantasme ou délire collectif). […] C’est la première fois de ma vie que je suis libre. […] Théoriquement, il n’est pas permis d’arrêter. De sauter du train en marche. Ou alors on se tue. » Il faut une belle audace pour commencer ainsi un recueil et enchaîner avec « Je serai un grand mort », qui met en scène les relations du dadaïste Jacques Rigaud et de Drieu la Rochelle : « Un jour tu comprendras que ta plus grande trahison n’aura pas été de ne pas croire en moi ni d’écrire La Valise vide, mais de ne pas penser que je me tuerais bel et bien. »

Le mouvement est donné, celui d’une alternance rigoureuse entre le début du XXIe siècle et celui du XXe siècle. Les personnages, réels ou imaginaires, sont tous en quête de hauteur et d’émancipation ; ils tentent d’empoigner leur liberté. La cinquième nouvelle, intitulée « Je ne te plais pas », est la seule, au cœur du recueil, à ne pas utiliser la première personne, mais la troisième, pour décrire le difficile passage de l’adolescence à la vie d’homme, et la question épineuse et très contemporaine du consentement.

 

La géographie des sentiments

De Berck, où se situe la brûlure de cette première fois pour celui qui cède trop à ses pulsions, à Piquey où Jean Cocteau essaie de retenir Raymond Radiguet (« Mon ami. / Mon enfant. / Mon fils. / Mon plus beau ratage. »), en passant par le Lubéron, où un écrivain trentenaire et amnésique succombe au charme de Marthe, médecin de soixante ans définie par le titre, « Je n’ai pas besoin d’amour », et Roquebrune-Cap-Martin, où Eileen Gray vient revoir la villa où elle vécut avec Jean Badovici une idylle de dix ans, l’auteur nous entraîne dans des paysages qui sont aussi une manière de voir passer le temps. À Venise, Annemarie Schwarzenbach, témoin de la montée de la peste brune, est prise entre son désir d’Orient et son amour pour Erika, la fille de Thomas Mann : « J’aurais tellement aimé réussir à me contenter de son amitié… »

Qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel, le désir, avec ce qu’il libère en nous, est au cœur de ces histoires qui nous font rêver à une éternelle jeunesse, sans compromis ni compromissions. Mais il faut bien que jeunesse se passe, comme le constate le héros vieillissant de la dernière nouvelle, « J’y suis ». Ce titre énigmatique s’éclaire quand le lecteur apprend qu’il fut autrefois un jeune homme dont Roland Barthes était amoureux : « Ça m’a ému que Marceau parle de Roland que j’ai connu les deux dernières années de sa vie. J’avais vingt ans et j’assistais à son séminaire. Il me demandait parfois de l’accompagner rue de Rennes. Je restais un peu à l’écart. Il se trouvait là des gigolos. »

 

La mélancolie qui émane de ce livre est féconde et sensuelle ; elle donne envie d’en retenir des phrases, comme autant de variations sur la fameuse maxime de Chamfort : « En vivant et en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze. »