A l’heure d’Internet, la télévision est-elle moribonde ? Deux forts volumes de recherche font le point à la fois ses publics, son actualité et son adaptation au nouvel âge numérique.

La télévision et son public sont désormais l’objet d’une longue histoire, depuis les années 1950. Au moment de son déploiement dans le contexte de la France en reconstruction, la télévision réalisait ses émissions à partir d’une seule chaîne. La thématique politique de la télévision prétendait faire d’elle un nouveau moyen de « rassemblement » de la nation, procurant une expérience partagée autour de ses émissions, et forgeant une manière de lien social. Au tournant des années 1990, c’est encore à partir de ces présupposés historico-politiques que les ouvrages de recherche sur la télévision se calaient. Cependant la démultiplication de l’offre télévisuelle et les nouvelles possibilités de consommation des images ont entraîné de profonds bouleversements du paysage audio-visuel ; mais aussi des transformations pour le public, en quantité comme en qualité.

C’est de cela qu’il est question dans ces deux numéros de la Revue Réseaux (Paris, La Découverte), intitulés Télévision : Les publics et Télévision : industrie et programme, qui proposent un nouvel état de la recherche en ces domaines. Dès le départ, le comité de direction s’interroge sur l’évolution des méthodes et des résultats de la recherche sur la télévision, un temps abandonnée (notamment lors de l’explosion des réseaux sociaux, sur lesquels ils se sont jetés), puis réinvestie lorsque les regards sur la télévision se sont faits nostalgiques, avec de nouveaux angles d’analyse.

Désormais, la télévision du partage, de la construction de la nation et de l’unité de la famille n’est plus là. Elle a laissé la place à une télévision aux centaines de chaînes, aux émissions de niche, comme aux émissions de participation grand public. Bref, à une télévision qui procède par émissions de stocks (les productions autour d’un seul thème) et par émissions de flux (les séries et autres reprises d’une semaine à une autre). Reste à savoir quelle portée ces changements ont (et ont eu) sur les publics.

Loisir à domicile

Les contributions à Télévision : Les publics mettent d’emblée en avant l’idée selon laquelle, si d’immenses changements concernent les réseaux médiatiques, le public du petit écran témoigne d’une certaine résistance. La télévision est restée le premier loisir à domicile, et continue à être une ressource majeure pour s’informer sur l’actualité. D’une certaine manière, elle n’a pas perdu sa capacité à rassembler des téléspectateurs lors de moments importants, ainsi qu’en témoignent les annonces gouvernementales pendant le confinement. Finalement, le numérique a moins généré un éclatement de la consommation que de nouvelles stratégies de resynchronisation de l’écoute et une sorte de partage augmenté, né de la possibilité de commenter les programmes en ligne.

Pourtant, les bouleversements ont été considérables : exacerbation du principe de concurrence pour l’audience, multiplication des chaines thématiques accessibles par le câble ou le satellite, transnationalisation de formats de programmes... Si l’industrie de la télévision s’est largement déstructurée depuis les années 1980, qui elles-mêmes avaient constitué un moment de rupture important vis-à-vis du monopole public préexistant, elle continue de constituer un pôle de référence central. Le fait de la fragmentation de l’audience, accentué par l’arrivée dans les foyers de quantité de chaînes gratuites, n’a pas impliqué une manière de délaisser la télévision. Les nouvelles formes de débat public, ainsi que les assouplissements de l’expression à la télévision, ont peut-être contribué à la maintenir à un haut niveau d’audience.

L’information

A partir d’une gigantesque mais pertinente série de bibliographies, ces deux recueils tentent donc d’éviter les lieux communs concernant les publics et les industries culturelles. De fait, ils sont nombreux. Depuis le « c’est la fin des chaînes généralistes » jusqu’à « les jeunes ne regardent plus la télévision », leur spectre est très large. Concernant les publics, les données statistiques nuancent largement le constat d’une télévision hors ligne vieillissante. Elles montrent que les audiences des chaînes privées généralistes, par exemple, sont plutôt jeunes. La source la plus consommée pour suivre l’actualité reste TF1, talonnée par BFMTV.

Les enquêtes indiquent ainsi qu’une typologie minimale des « consommateurs » d’information oppose aux deux extrêmes : les très faibles consommateurs (un Français sur cinq) et les « omnivores », qui s’informent par tous les moyens en ligne comme hors ligne (moins d’un Français sur dix). À cela s’ajoute que seulement un tiers des Français, surtout des jeunes ont basculé vers un usage majoritaire des réseaux sociaux pour s’informer.

Et les auteurs de proposer une conclusion : « La télévision garderait donc un rôle de lien social malgré une désynchronisation possible du visionnage et l’explosion de l’offre terrestre et numérique ».

Relevés sociaux

Parmi les nombreux résultats proposés par ces deux volumes, il est ainsi montré que la télévision jouait un rôle central dans la vie domestique des classes populaires, et qu’elle confrontait à une certaine époque les familles populaires à une très grande diversité de contenus. Un exemple : l’audience d’une émission comme Apostrophe était constituée pour l’essentiel par les gros consommateurs de télévision, et donc par des téléspectateurs peu ou pas diplômés. Qu’en est-il aujourd’hui ? La centralité de la télévision demeure, dans les classes populaires. Les durées d’écoute y sont supérieures que dans les autres milieux sociaux. En revanche, les chaînes privées, diffusant des programmes très grands publics, dominent désormais largement l’écoute. De ce fait, ces milieux sont moins confrontés que par le passé à la programmation d’émissions culturelles plus ambitieuses.

De même, c’est par les femmes qu’est venu le changement de comportement des seniors face à la télévision. Par rapport aux autres publics, en effet, les femmes ne sont pas réfractaires à l’adoption des innovations technologiques. Le processus s’est déroulé en trois étapes majeures. D’abord, les enfants adultes qui ont quitté le foyer deviennent incitateurs tant en ce qui concerne les technologies, que sur les nouveaux programmes accessibles. Ensuite, les mères sont plus ouvertes aux suggestions que les pères, elles convertissent progressivement leur époux. Enfin, donc, les pères s’y mettent.

La réception

La question de la réception de la télévision pose problème, tant du point de vue théorique que du point de vue des enquêtes. Les auteurs ont raison de rappeler que la notion de « réception » est complexe à manier, et qu’elle est susceptible de critiques quant à son intérêt et à son efficacité. D’une certaine manière, il est vrai, les recherches portant sur la réception (de la télévision, comme des œuvres d’art) ont été longtemps conduites à partir d’un modèle uniforme : celui de la domination sans échappatoire. Or, de nombreuses études montrent que cela ne fonctionne pas ainsi. Si la domination culturelle existe, incontestablement, elle n’implique pas que les classes populaires adoptent nécessairement tout ce qu’on leur présente et se trouvent par là même dominées. Il y a des moments où elles en jouent. Il faut sortir de la posture sociologique surplombante, qui faisait juger les attitudes de réception à partir d’un regard placé sur la pointe de la pyramide sociale.

Pour autant, convient-il de renoncer à l’étude de la réception ? Certainement pas. Reste à surmonter des difficultés méthodologiques que les articles détaillent les uns après les autres. L’observation participante, par exemple, permet-elle de modifier un peu la perspective ? Ce n’est pas certain. Du moins cela pousse-t-il les chercheurs à discuter entre eux des axes de leurs recherches. Le risque majeur étant finalement l’invention d’un public-fiction. Un article portant sur le jeune public de séries de télévision, comme Hélène et les garçons, le montre fort bien, en pointant le fait que les enquêtés ne répondent pas la même chose lorsqu’ils sont dans telle ou telle classe : à l’école primaire, on peut dire aimer cette série, alors qu’au collège, sous le regard des autres, on ne peut plus passer pour quelqu’un de puéril.

Bien sûr, on pourra objecter à quelques-uns de ces travaux les difficultés conceptuelles qui font qu’on définit peu « télévision », « petit écran », « public », etc. De fait, ces notions sont poreuses et multidimensionnelles. Ce sont évidemment les chercheurs qui ont à leur charge de préciser les limites des notions et les enjeux des usages dans les comptes rendus de travaux.

Libérer les ondes

Le second volume, Télévision : Industrie et programmes, approfondit ces questions par le biais de l’économie, de l’analyse de la structure des filières de la télévision durant l’époque de l’extension du domaine audio-visuel. Sachant que la télévision conserve un poids social énorme, il était intéressant de dégager les éléments structurels du fonctionnement de la principale pratique du temps libre des Françaises et des Français. Quatre restructurations majeures ont bouleversé ce domaine, aboutissant à la fragmentation-recomposition juste citée ci-dessus. La multiplication des chaînes gratuites et leur thématisation s’est doublée d’une réorganisation du paysage audiovisuel. Puis se sont élaborées des stratégies de programmation, avant que ne se déploient des externalisations de la production, non sans modifier les tâches des personnels.

L’examen du cas du groupe TF1 donne aux lecteurs les moyens de concrétiser les propos tenus. TF1 est passée de chaîne en groupe, tout en conservant son pouvoir de marché. Si TF1 a gardé le leadership sur l’audiovisuel, c’est désormais dans le cadre d’un groupe qui tente d’allier à la force de frappe de la première chaîne gratuite généraliste, des chaînes plus spécialisées et des espaces inter-média.

Une autre exploration concerne le passage des télévisions à l’âge des formats. Le format est défini comme la trame générale d’un programme, appelé à être adapté localement, à un tournage dans un nouveau pays, tout en reprenant l’intrigue, les rebondissements, les personnages-clefs... Ainsi vont les adaptations de formats d’un pays à un autre : La roue de la fortune, Le juste prix, par exemple. Ce sont autant telle ou telle émission que les séries qui font l’objet de telles reprises.

Simultanément, des processus d’externalisation de la production télévisuelle se déploient. Mais l’auteur d’un article consacré à ce thème explique fort bien que les mouvements de ce type ne sont jamais terminés. Dans de nombreux cas, de nos jours, des sociétés de production extérieures sont réintégrées dans le giron des grands groupes. L’explication renvoie au fait que pour se lancer dans la course à des séries de qualité, il faut à la fois mobiliser des équipes et des moyens, et pouvoir compter sur la capacité d’investissement des grands groupes.

Il reste, pour finir, que ces travaux de recherche déployés dans le second volume, surtout les derniers consacrés à l’économie des médias, ne négligent pas la part du spectateur ou téléspectateur. Dans ces mouvements, l’enjeu demeure de garder le téléspectateur à la fois sur les chaînes et sur l’antenne. Ainsi, un dernier article interroge la manière dont les chaînes construisent une continuité de présence des spectateurs dans leur grille par des habillages dynamiques. Par exemple : annoncer le programme à suivre et accompagner des téléspectateurs afin de conditionner leur consommation. La sophistication de cet accompagnement est très bien étudiée, à partir d’un travail sur la captation de l’attention des spectateurs désormais sursollicités. La stratégie de captation s’opère par des séquences mêlant graphisme, images et sons, par exemple par incrustation d’éléments dans les images afin de préparer le récepteur. Par certains types de procédés, le téléspectateur est amené à commencer à consommer un nouveau programme avant la fin du programme précédent.