Loin de se limiter à un renoncement à l'action, la non-violence permet de fonder une nouvelle éthique de la résistance.

La non-violence, longtemps prônée face à l'oppression comme le mode de résistance le plus radical (à l'image de Gandhi, Martin Luther King, Angela Davis ou encore Frantz Fanon) est devenue, pour ses opposants soucieux de radicalité, synonyme de passivité. Ce serait un renoncement à l'action, comme un pis-aller face à la violence de celui qui frappe, qui viole, qui domine et qui rejette. Les termes eux-mêmes restent litigieux et l'on aura peine à dégager une définition unique : un mot blessant est-il violent ? Faut-il en venir aux coups pour exprimer sa haine ? Si le corps - on sait l'importance que Judith Butler apporte dans ses œuvres à la question de la violence envers les femmes – est objet de violence, il évoque aussi la violence d'État, des structures sociales et des représentations racistes. Dans un retournement pervers, l’État peut nommer violent le pouvoir contestataire d'un groupe de personnes, ou d'une manifestation pacifique. L’exercice du droit de réunion dans certains pays pourra être qualifié, par un procédé d’auto-justification, de « terrorisme », ce qui autorisera censure, coups, détention, tortures, emprisonnement ou exil...

Pour autant, ce que fait l'autre, ai-je le droit de le faire ? Au nom de l'autodéfense et de la préservation de soi ? Judith Butler interroge : « qui est le "soi" défendu au nom de la défense de soi ? » Si le soi que je défends, c'est seulement ma communauté, ma famille, ma religion, j'encours le risque de m'enfermer dans un groupe qui exclut ceux et celles qui ne me ressemblent pas. Une éthique de la non-violence est donc d'abord dénonciation de l'individualisme et critique de l’éthique « égologique ». Face à une « relationalité sociale » passant par le conflit, la colère et l'agression, la non-violence affirme la nécessité d'un « contre-réalisme » susceptible de déboucher vers un nouvel « imaginaire politique ». L'opposition à la violence n'implique pas seulement une critique de l'individualisme, mais aussi une réflexion sur les liens sociaux ou les relations sociales que la violence met à mal. Si l'on veut promouvoir la non-violence, il faut situer et comprendre les pratiques violentes, ainsi que les institutions, les structures, les systèmes qui la soutiennent. Une simple approche instrumentale comme celle de Walter Benjamin (Pour une critique de la violence) qui repose sur la distinction fin-moyens réduit la violence à un outil en vue d'une fin. En réalité, ce moyen devient lui-même peu à peu une fin en soi et la violence sa propre fin.

Au cours de son travail, Judith Butler met ainsi en question plusieurs présupposés : la non-violence n'est pas seulement une position morale mais une pratique politique et sociale. Elle n'exclut pas la rage, l'indignation ou même l'agression au sens que lui prête le Mahatma Gandhi (« force d'âme »). C'est un idéal qui peut s'exprimer dans des occupations illégales, des obstructions, des résistances corporelles, des campements, des rassemblements : la revendication se fait alors par la parole, par le geste et par des actions de réseau.

Individualisme et égalité

La non-violence suppose un engagement pour l'égalité. La lutte menée pour s'opposer à la violence n'évite pas toujours que des vies soient plus valorisées que d'autres et soient défendues plus résolument alors que le droit de certaines à ne pas être blessées ou tuées n'est pas pris en compte : groupes anonymes de personnes abandonnées à la mort, à la pauvreté ou privées d'accès à la nourriture...« qu'est-ce qui explique l'inégalité avec laquelle les vies sont évaluées ?... Pouvons-nous formuler un imaginaire égalitaire qui fasse partie de notre pratique de la non-violence ? » L'égalité ne se limite pas aux individus et suppose de reconnaître l'importance des liens sociaux et de ce que l'auteur nomme l'interdépendance. De Hobbes à Rousseau ou de Kant à Marx, l'idée d’individu est interrogée dans son rapport à l'état de nature ou par son devenir dans le contrat social. À supposer que le conflit individuel soit inscrit dans l'origine naturelle de l'homme, ne finit-il pas par se résoudre dans la « puissance » commune (Hobbes) ? Cette idée de nature ne serait-elle pas un phantasme de compensation où la condition originelle est imaginée de façon rétrospective, comme une projection à partir d'un monde social déjà constitué et marqué par des relations de dépendance ? Il n'est pas sans signification que, dans de multiples représentations, l'humain soit déjà en tant qu’individu un homme et un adulte, sans dépendance parentale ou sociale. Toute relation d'altérité est niée et exclue dès le départ. « Cet homme est sorti de l'imagination de théoriciens libéraux en adulte accompli, dépourvu de toutes relations mais équipé de désir et de colère... dans un monde naturel préventivement dépouillé de toutes personnes autres que lui » ? La femme, aussi, à ce titre, est expulsée avant même d'être objet de conflit ou d'entrer en dépendance. Judith Butler met en question ce phantasme de l'autosuffisance supposant que l'histoire commence par une masculinité adulte et intemporelle. Personne ne naît individu et n'échappe à la dépendance originelle. Nous ne surmontons jamais celle de la petite enfance en devenant adultes. Cette dépendance se prolongera dans les structures sociales et matérielles. Accepter cette interdépendance, c'est accepter d'être vulnérables. C’est aussi nous permettre de revisiter notre approche de la violence, du conflit, de la « socialité » et de l'égalité en imaginant de nouvelles formes de vie politique, au niveau local comme à l'échelle de la planète.

« Tout au long de ce livre, je me déplace entre une conception sociale et une conception psychanalytique de l'interdépendance, préparant le terrain pour une pratique de la non-violence au sein d'un nouvel imaginaire égalitaire ». Dans cet imaginaire et cette éthique de l'égalité, toutes les vies se valent et toutes sont « pleurables », quand elles sont menacées, violées, tuées. Ce principe d’« égalité radicale de la pleurabilité » doit gouverner l'organisation de la santé, de la subsistance, du logement, de l'emploi , de la prison, de la guerre et de la vie civique ou affective. Il conduit inévitablement à un engagement politique pour une cause que d'aucuns, sans doute, qualifieront d'utopique.

La vie des autres

Quel est donc le ressort qui nous amène à préserver ou à sacrifier la vie de l'autre ou des autres, d'un groupe, d'une population ? Qui désigne une population comme vulnérable ou non ? Selon quel contexte ? N'est-ce pas là une position paternaliste ? L'auteur, s'appuyant sur les maximes relatives aux lois universelles que propose Emmanuel Kant, se demande si l'on voudrait vivre dans un monde dans lequel « les autres agiraient comme je propose d'agir lorsque je postule une série d'actes violents ». Dans ce cas, si j'imagine que l'autre pourrait mourir à cause de moi, l'inverse pourrait être tout aussi vrai. Même chez l'homme éduqué, nous rappelle Freud, le besoin de tuer (pulsion de mort) peut réapparaître dans le conflit entre l'amour et la haine. Judith Butler l'illustre par de nombreux exemples (pouvoir colonial, refus d'accueillir les immigrés, actions de la police contre les communautés noires...). Ce potentiel destructeur est toujours virtuellement présent dans le lien social, même si quelque chose nous retient de faire du mal quand nous sommes sous l'emprise d'un désir meurtrier. Sans doute, des « formes inconscientes de substitution » limitent la pulsion dans un jeu de miroir : l'autre se met à ma place sans m’engloutir.

« Les vies sont impliquées dès le départ les unes dans les autres... quelle que soit l'éthique que nous finissions par adopter, elle ne permettra pas de distinguer le fait de se préserver soi-même et de préserver l'autre ». Mélanie Klein, dans sa pratique psychanalytique, s'appuie sur la relation de dépendance mère/enfant pour montrer comment deux vies semblent attachées ensemble au point qu'anéantir la mère, pourtant le désir caché de l'enfant, mettrait en question sa propre existence. Cette dépendance, qui change de forme à l'âge adulte, préfigure le lien social qui nous contraint. Ce lien social, si insupportable soit-il, jusqu'à provoquer une rage meurtrière, doit être préservé pour éviter cette issue. « ... l'interdiction du meurtre devient le principe d'organisation d'une socialité ».

Éthique et politique de la non-violence

Cette relecture du lien social fournit un cadre pour concevoir une égalité sociale qui ne repose pas sur la reproduction de l'individualisme et permet de dénoncer le phantasme d'une mesure possible de la pleurabilité. Toute vie est « également pleurable », toute vie mérite un futur, dont la forme ne peut être décrite ou prescrite à l'avance. Affirmer l'égalité de la vie, c'est revendiquer « une cohabitation en partie définie par une interdépendance qui estompe les frontières du corps individuel ou qui travaille cette bordure pour en dégager le potentiel social et politique ». En évoquant Frantz Fanon sur la colonisation ou Walter Benjamin sur la « violence du droit », en faisant référence aux drames qui touchent les migrants, au racisme et aux guerres, Judith Butler montre que la violence « agit comme une exacerbation des inégalités sociales », celles-ci supposant de distinguer des vies pleurables, ayant de la valeur et des vies impleurables ou jetables.

Pendant la Première Guerre mondiale, Freud s'interroge sur les liens paradoxaux qui rassemblent une communauté et les puissances destructrices qui peuvent la briser (opposition entre Éros et Thanatos). Comment mettre fin à la violence et à cette tendance à la destructivité, se demande-t-il avec Nietzsche dans leurs échanges de lettres au cours des années qui précèdent l'arrivée de Hitler au pouvoir ? Favoriser les liens d'amour dont parle Freud pour vaincre la pulsion de mort ne suffit pas, car l'amour est ambivalent, susceptible d'osciller vers la haine. Mieux vaut donc assumer et intégrer cette ambivalence « comme une partition interne qui appelle une orientation et une pratique éthiques. Seule une pratique éthique qui connaît son propre potentiel de destructivité aura une chance d'y résister ». Dans cette lutte contre les forces de destruction et contre ce que Judith Butler appelle « la fascination anthropomorphique pour le pouvoir tyrannique », seule une partie de notre nature organique nous incite à la solidarité et au pacifisme. Encore faut-il pour cela – condition nécessaire - que tous accèdent à une véritable éducation culturelle, de nature à engendrer un refus de la guerre. Freud imagine ainsi une « démocratisation du jugement critique » fondée sur des sentiments de solidarité qui se retournerait contre toutes les forme d'agression à même de menacer la vie. « Certes, l'agression et la haine demeurent mais elles sont désormais dirigées contre tout ce qui affaiblit la possibilité d'étendre l'égalité et met en péril la persistance organique de nos vies indépendantes ». C'est pourquoi nous devons rester des « créatures politiques ».

Dans la postface de l'ouvrage, Judith Butler interroge la notion de vulnérabilité souvent liée à la représentation que l'on donne de la violence. Les populations dites vulnérables – femmes objet de féminicides par exemple - mobilisent à juste titre soin et protection (care) mais cette approche s'oppose-t-elle suffisamment aux formes structurelles de violence qui assignent ces populations ? Vulnérabilité, revendication et résistance ne sont pas à opposer mais à lier dans cette lutte contre une violence qui ne cesse de dissimuler son nom véritable et veut se défendre contre toute forme de contestation (personnes de couleur, migrants, sans-abri...). La non-violence est une ruse dans la mesure où elle fait reconnaître la vulnérabilité et la nécessité de réparer les liens sociaux.

En cohérence avec son parcours précédent, où elle prenait d'abord fait et cause pour les femmes violées et tuées, Judith Butler, tout en conservant cette problématique, élargit ainsi son champ de réflexion en examinant toutes les autres formes de violence. Érudit mais accessible et illustré de nombreux exemples, l'ouvrage a le mérite de combiner harmonieusement l'outil psychanalytique et l’analyse politique, sans hésiter à dénoncer la violence d’État. Au moment où les États Unis s'interrogent sur le fonctionnement de leur démocratie, Judith Butler, avec le style concret et parfois familier qu'on lui connaît, nous invite, avec lucidité et sans naïveté, à poursuivre un combat pour plus de solidarité et d'égalité.