Gisèle Sapiro développe une analyse claire et nuancée face aux polémiques sur la « cancel culture » et sur la condamnation morale d’auteurs reconnus.
Dans Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, la sociologue Gisèle Sapiro entend traiter la question de la réception des œuvres d’un auteur dans deux configurations : soit que l’œuvre elle-même pose des problèmes moraux, soit que les actions de l’auteur soient moralement condamnables, auquel cas se pose la question de savoir comment ses œuvres doivent être considérées.
Cet essai est l’occasion pour l’autrice de mettre en œuvre des concepts qu’elle a pu développer dans La Guerre des écrivains, 1940-1953 et dans La Responsabilité de l’écrivain, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle). Elle analyse la relation qui unit l’écrivain à son œuvre selon trois types : une relation « métonymique », une relation « de ressemblance » et une relation de « causalité interne (intentionnalité) » .
Dans la première partie de l’essai, elle envisage successivement ces trois relations en autant de chapitres. Puis, dans une seconde partie, elle examine différents cas d’« auteurs scandaleux » avant de proposer dans sa conclusion une position nuancée. Sa thèse est la suivante : « on ne peut pas dissocier l’œuvre de son auteur·e car elle porte la trace de sa vision du monde, de ses dispositions éthico-politiques […] Il importe cependant d’analyser cette œuvre dans son évolution, en rapportant les stratégies d’auteur et les stratégies de création aux transformations du champ de production culturelle où elle s’inscrit et qui lui confère sa signification. » . En cela, on comprend que la thèse de l’autrice exige un travail sociologique qui requiert l’analyse du « champ » dans lequel l’œuvre existe .
Typologie des relations entre l'auteur et son œuvre
Le premier chapitre est consacré à l’étude de la relation métonymique qui unit l’artiste à son œuvre. Elle consiste à concevoir la fonction d’auteur « par l’ensemble des œuvres qui lui sont attribuées, et qui par conséquent lui appartiennent et lui sont imputables » . L’œuvre est donc une partie intégrée sous un ensemble étiqueté du nom de l’auteur. Réciproquement, le nom de l’auteur, conçu comme « désignateur rigide » , fait signe vers l’intégralité de son œuvre comprise comme un ensemble cohérent qui serait le résultat d’un projet créateur. Une telle compréhension « reconnaît […] le droit de repentir et de retrait » de l’auteur . Celui-ci peut donc revenir sur son travail pour en euphémiser les passages qui pourraient poser des problèmes moraux. Il est toujours « derrière » son œuvre et lorsque celle-ci est récompensée par un prix, c’est lui en réalité qui est distingué. Cette compréhension conduit à identifier un style de l’œuvre mais elle conduit également à la possibilité de scinder l’œuvre en plusieurs périodes comme c’est le cas dans les œuvres de Picasso, Wittgenstein ou Heidegger par exemple . La construction d’une œuvre relève ainsi autant des stratégies d’auteur que de celles d’autres acteurs comme les critiques, les éditeurs, les ayants-droits. On comprend ainsi que toute lecture complète d’une œuvre ne peut faire l’économie d’une enquête sur ce second type de stratégies.
Le deuxième chapitre examine la compréhension de la relation de l’auteur à son œuvre selon le concept de la ressemblance. Dans la première compréhension, le nom de l’auteur renvoyait à l’œuvre, il renvoie maintenant à la fois au style et « à la personne de l’auteur » . Cette compréhension met donc en valeur « l’originalité comme expression profonde de la personnalité de l’auteur » , ce qu’exalte le romantisme. Dès lors, en un raisonnement logique, Gisèle Sapiro explique que « si la personne de l’auteur se retrouve dans chacune de ses œuvres, alors la morale de l’œuvre renvoie à la moralité de son auteur » . Ainsi, lorsque la moralité d’une œuvre est mise en cause par un tribunal, la personnalité de l’auteur est examinée. A contrario, pour chercher à dissocier l’œuvre de l’artiste, la théorie d’une distinction entre auteur, narrateur et personnages est développée pour la fiction. Ce travail de fictionnalisation peut être l’objet d’un jeu, notamment dans l’autofiction. Elle permet surtout à l’auteur de se dissocier des idées défendues par ses personnages, même s’il peut ensuite lui-même jouer, dans l’espace public, d’une ambiguïté de ses propres positions. Ainsi, seule une analyse externe à l’œuvre permet de déterminer « le degré de ressemblance entre l’œuvre et son auteur » , qui peut varier. Les éléments externes à examiner sont « de deux ordres : d’une part, l’habitus et la trajectoire sociale, individuelle et collective, c’est-à-dire familiale, générationnelle et/ou nationale ; d’autre part les stratégies de l’auteur dans le champ de production culturelle, qu’il faut confronter aux stratégies intellectuelles ou esthétiques telles qu’elles se manifestent dans l’œuvre même (choix thématiques, formels, stylistiques, discursifs, etc.) » . Le rapport entre le champ et les dispositions éthiques et intellectuelles de l’auteur permet de comprendre les choix formels de ce dernier. Finalement, « la morale de l’œuvre renvoie aux dispositions éthico-politiques profondes de son auteur·e », celles-ci pouvant être « euphémisées ou sublimées » par la mise en forme créative. Et l’autrice de renvoyer aux cas de Heidegger qu’elle étudie au chapitre 5, ou à celui de Wagner.
Le troisième chapitre, le dernier de la première partie, envisage le rapport de l’œuvre à l’auteur selon l’intentionnalité entendue comme « causalité interne ». Ce chapitre met en tension une approche finaliste de l’action que l’autrice lit chez Sartre et qui engage la responsabilité de l’écrivain et une approche bourdieusienne selon laquelle le « sujet de l’œuvre n’est pas l’individu mais le champ dans son ensemble » . Dans les procès littéraires, l’œuvre est considérée comme le résultat de l’intention de l’auteur. Cependant, ce qui compte réellement, ce n’est pas tant la moralité de l’auteur que celle de l’œuvre qui « charrie son lot de représentations collectives » qui peuvent conduire à des interprétations qui échappent au contrôle de l’artiste.
Cette première partie de l’ouvrage conclut sur les limites des différentes conceptions qui lient l’œuvre à son auteur. On notera en particulier celle qui concerne la ressemblance. En effet, « la ressemblance morale prend souvent des formes masquées […] ouvrant un espace de jeu interprétatif entre l’auteur, le narrateur et ses personnages ». Quant à l’intention (causalité interne) « elle se heurte aux effets de l’œuvre, qui s’autonomise de son auteur dans le processus de réception » . Il n’est donc pas possible de comprendre unilatéralement le rapport de l’œuvre à l’auteur.
Analyse de cas d'« auteurs scandaleux »
La seconde partie de cet essai traite de différents cas, qui sont classés en trois types : « les abus d’autorité » dans le chapitre 4, les « engagements compromettants » dans le chapitre 5 et enfin celui de Peter Handke en se demandant s’il est « un apologiste du mal ». Le principe organisateur de cette partie est donc celui des actes commis par l’auteur, que ce soit l’œuvre elle-même qui pose des problèmes moraux et/ou les actions de la vie de l’auteur qui soient elles-mêmes condamnables moralement. Gisèle Sapiro explique notamment ce choix par l’idée de dresser un panorama des réactions que ces œuvres et/ou ces actes ont suscitées. L’objectif de cette méthode est d’apporter un regard nuancé sur le jugement qui peut être fait de l’œuvre à l’aune de son rapport avec l’auteur.
Le chapitre 4 porte sur les cas d’abus d’autorité, il est très critique vis-à-vis des deux auteurs concernés : Polanski et Matzneff. Par-delà la critique de leurs actions, il s’agit de défendre une « éthique de responsabilité de l’écrivain et des instances de production et de diffusion qui régulent le champ » . À ce titre, les récompenses ne sauraient être attribuées à un auteur dont les agissements sont répréhensibles (et condamnés juridiquement) sauf à contribuer à « perpétuer un système qui ferme les yeux sur les abus » dont de jeunes personnes sont victimes, en particulier des jeunes filles. Dès lors, se pose la question de savoir si les métiers de la création devraient être régis par un code de déontologie. Se pose également le problème de « l’échec du mouvement féministe historique à rendre dicible et audible » le récit des victimes d’abus sexuels . Le fond du problème réside dans la violence symbolique qui légitime la violence physique.
Le chapitre 5, sur les engagements compromettants, aborde notamment plusieurs cas : celui de Blanchot, de Grass, de Man, de Jauss, de Heidegger ou encore de Maurras. Dans ces différents cas, les rapports que les auteurs entretiennent avec leurs engagements compromettants moralement et politiquement, en particulier celui de l’antisémitisme voire du nazisme, « vont de l’opportunisme à la culpabilité, avec, entre les deux, la honte ; et du cynisme à la sincérité, avec, entre les deux, la mauvaise foi au sens sartrien » . Cette différence de stratégie a des implications sur la lecture de leur œuvre. Sur ce point, il est à noter que Gisèle Sapiro s’oppose à l’idée de « censurer – “annuler“ – les œuvres » de ces auteurs parce qu’une telle opération « entraînerait un refoulement semblable aux interprétations épurées de toute référence biographique ». Il faudrait plutôt « les interroger de ce point de vue, sans toutefois les y réduire, puisqu’elles sont aussi le produit du champ académique ou littéraire », et ce afin de contribuer à « l’histoire intellectuelle et culturelle mais aussi au travail d’anamnèse » sur la réception de l’œuvre . En effet, si une œuvre est oubliée, comment la responsabilité historique peut-elle exister ?
Défense d'un examen critique externe des œuvres
Finalement, dans sa conclusion, à la question « Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? », Gisèle Sapiro répond « oui et non » . Oui, parce que l’œuvre échappe à son auteur, dans son processus de création qui doit être lié à l’espace des possibles et des pensables. Mais surtout, elle lui échappe dans sa réception. Que « l’horizon d’attente » des lecteurs change n’est pas en soi un problème parce que cela permet de « déceler l’expression d’une vision du monde raciste, antisémite ou sexiste tolérée, voire prisée dans la conjoncture » où ces œuvres ont vu le jour .
Une réponse négative est finalement apportée à la question-titre du livre parce que l’œuvre « porte la trace de la vision du monde [de l’auteur], de ses dispositions éthico-politiques » , comme nous le citions au début de cette recension. Pour autant, les œuvres moralement problématiques ne doivent pas être censurées, exception faite de celles qui incitent à la haine raciale et au sexisme en tant qu’elles sont sanctionnées par la loi. Toutefois, le droit positif n’est pas nécessairement juste, il n’est que l’expression légale des normes d’un État donné, à un moment donné. Il faut donc que les œuvres soient l’objet d’un débat public. Il y a finalement une asymétrie : les œuvres ont une certaine autonomie et ne doivent pas être censurées, sauf exception stricte. Elles sont l’objet d’une lecture interne et d’une critique externe. Dès lors, les actes de leurs auteurs pèsent sur elles : si l’auteur a eu des engagements moraux répréhensibles et a fortiori s’il a commis des actes délictueux, son œuvre sera réinterprétée parce qu’elle n’est pas complètement indépendante de son auteur quoi qu’il en dise. L’œuvre s’interprète dans son évolution et ses reprises comme dans le champ dont elle dépend. Cette position a le mérite de ne pas abandonner les œuvres aux critiques purement morales parce qu’elles doivent être comprises dans leur époque et que la lecture interne n’est pas sans pertinence. Quant à l’œuvre qui, en elle-même, ne poserait pas de problèmes moraux mais dont l’auteur serait moralement condamnable pour d’autres actions, elle pourra exister (être lue sans censure), parce qu’elle n’appartient pas seulement à son auteur mais au champ pour sa création, et au public pour sa réception. Pour autant, elle sera examinée dans une perspective critique externe.
Le mérite de l’ouvrage de Gisèle Sapiro est multiple. Dans une langue claire, il propose le traitement d’une question qui se trouve à la croisée de la morale, de l’épistémologie des sciences humaines et sociales, de l’histoire des idées. Sa première partie apporte un éclairage théorique qui constitue une entrée dans l’œuvre de Gisèle Sapiro sur l’engagement des écrivains. À ce titre, elle peut sembler parfois rapide, mais elle propose une compréhension distincte du rapport de l’auteur à son œuvre tout en montrant les limites de chacune des compréhensions proposées. La seconde partie s’appuie sur un important travail de recension des différentes interprétations et des positionnements des auteurs dans leur champ. On peut regretter que cette partie ne s’appuie pas davantage sur les élaborations théoriques de la première partie afin d’expliciter les positions théoriques de l’autrice. Cependant, elle mène des distinctions qui permettent de tracer une voie entre les défenseurs d’une lecture purement interne des œuvres et ceux qui soutiennent l’idée d’une censure annulant des œuvres qui posent des problèmes moraux. Elle montre que les débats passionnés que suscitent les œuvres et les auteurs gagneraient à être mieux fondés afin de dévoiler les enjeux et les intérêts cachés de certaines positions. Entre la position esthète qui exclut les œuvres de toute analyse et de tout jugement moral et la position qui soutient que l’œuvre doit être jugée à l’aune de la moralité de son auteur, Gisèle Sapiro propose donc une analyse critique et engagée.
Cet essai invite ainsi celles et ceux qui transmettent les œuvres (les éditeurs, les critiques) comme celles et ceux qui les étudient à opérer un examen critique de leurs activités. Au fond, cet ouvrage est un appel à la responsabilité des uns et des autres et dessine ainsi une épistémologie de la recherche en sciences humaines et sociales qui ne sépare pas l’abstraction théorique de la concrétude des effets moraux et politiques d’une œuvre, qui inscrit également la compréhension d’une œuvre dans l’époque à laquelle son auteur appartient et dans laquelle il est engagé. Ce travail peut sembler externe à l’œuvre étudiée, mais l’essai de Gisèle Sapiro montre qu’il n’en est rien. Comprendre une œuvre sans faire ce travail, c’est risquer de méconnaître l’œuvre elle-même parce qu’elle est informée par l’engagement existentiel de son auteur.