Sans être un écrivain-voyageur, l’auteur s’appuie sur ses nombreux séjours en Chine, qui ne l’éloignent jamais du deuil fondateur de toute son œuvre.

Tout commence par un message très romanesque, trouvé dans un biscuit, un fortune cookie servi dans un restaurant du 13e arrondissement, où vit le narrateur : « Au secours ! Je suis prisonnière dans le quartier chinois. » Ce prologue, un signe de la vie, entraîne le personnage dans une quête où s’enchaînent les énigmes et les fausses pistes, qui passent par une Chine à laquelle on ne comprend rien, dans un espace que l’on pourrait résumer par le titre d’un film de Wim Wenders : si loin, si proche.

Un « roman chinois » après le roman japonais Sarinagara (2004)

Le titre déroutant de Sarinagara venait d’un haïku de Koyabashi Issa : « Monde de rosée / c’est un monde de rosée / et pourtant pourtant. » Philippe Forest y proposait d’autres haïkus, qu’il présentait comme des traductions du japonais, alors qu’il s’agissait d’extraits de poèmes occidentaux, assez célèbres à ses yeux pour qu’il n’indique pas le nom de leurs auteurs. Il remarque avec amusement qu’il les a retrouvés cités dans des recueils de véritables haïkus japonais. Cette anecdote plaisante donne bien le ton de ce roman qui se présente parfois comme une sorte de récapitulation de toute l’œuvre de Philippe Forest, grand lecteur et adepte des citations sans nom d’auteur, comme dans Crue (2016) par exemple. Le lecteur trouvera dans ce nouveau livre l’évocation de la photo qui a servi de point de départ à ce roman où l’auteur imaginait une nouvelle montée des eaux à Paris, dans un récit apocalyptique et désespérant, proche de la science-fiction.

Une méditation sur les signes, le vide et l’absence de sens

L’auteur s’appuie sur les nombreux séjours en Chine qu’il a effectués depuis une quinzaine d’années, comme romancier ou comme universitaire. On le suit dans ses déambulations à Shanghai, Nanjing ou Beijing, dans ses lectures, dans sa quête des signes (on se souviendra que Roland Barthes décrivait le Japon comme « l’empire des signes »). Pour Philippe Forest, il s’agit plus exactement d’énigmes sans solution, sinon de chemins qui ne mènent nulle part. Il assiste à une représentation des marionnettes de papier du Pi Ying Xi, le théâtre d’ombres chinoises, qui donne son titre au roman, et qui provient de rites funéraires ancestraux. Il nous fait découvrir un auteur officiel, Lu Xun, et son frère, Zhou Zuoren. Il nous fait participer, avec humour et nuances, à tout ce qui se joue de censure et d’autocensure dans les colloques auxquels il intervient, et rend hommage à ses hôtes chinois et à leur connaissance de la langue et de la littérature françaises. Il s’arrête sur le paradoxe qui fait de lui un auteur reconnu sans être pour autant vraiment un auteur connu.

L’œuvre changeante et superbe d’un écrivain inconsolable

« Pour qu’une histoire se termine – et même si elle doit recommencer ensuite – il n’y a pas d’autre moyen que de l’écrire. Du moins, sans y croire totalement, je n’en connaissais pas de meilleur. On se raconte à soi-même ce qui fut. Afin de le comprendre. En tout cas, afin de comprendre à quel point reste et restera à jamais incompréhensible ce que l’on avait vécu. » Tout le livre ramène, d’aussi loin que l’on parte, à L’Enfant éternel (1997), le premier roman de l’auteur, où il raconte la mort de sa fille Pauline, à quatre ans, d’un cancer. Ce deuil initial traverse toute l’œuvre de Philippe Forest, qui ne croit pas à la consolation et encore moins à la résilience. Autour de l’absence de sa fille, il construit un monument littéraire d’une beauté saisissante. « On rêve et l’on sait que l’on rêve. Et si l’on se réveille, c’est encore à l’intérieur d’un autre rêve. On s’enfonce au plus profond d’un univers que l’on ne connaît pas, que l’on ne comprend pas et au sein duquel, cependant, on reconnaît tout ce que l’on rencontre. Pareil à un palais des glaces où c’est toujours sa propre image qui se trouve démultipliée par les miroirs parmi lesquels on passe. »

Il faut lire ce roman qui s’interroge sur le sentiment à la fois étrange et familier du « déjà vu », et témoigne du talent singulier de Philippe Forest, dont l’écriture puise de mille manières à la source intarissable du chagrin, en se renouvelant à chaque livre.