S. Tisseron et F. Tordo cernent des pratiques qui ont déjà cours et tentent d’imposer la cyberpsychologie comme une discipline dans le champ des psychothérapies reconnues en France.

Premier manuel de cyberpsychologie publié en France, Comprendre et soigner l’homme connecté est paru quelques mois après l’ouverture de l’École Française de Cyberpsychologie et de Cyberpsychologie clinique (créée en 2020) et la mise en place d’un Diplôme Universitaire (DU) à l’Université de Paris (2019-2020).

L’ouvrage est à la fois un manuel pédagogique et la première synthèse d’une discipline apparue en France dans les années 90. Il se présente en trois parties : une première - intitulée « enjeux et perspectives » - pose les bases conceptuelles de la cyberpsychologie, une seconde dresse la liste des types de psychopathologies liées à la cybernétique. Le manuel se termine par un recensement des psychothérapies étayées sur les différentes techniques qui sont à notre disposition.

Le premier manuel de cyberpsychologie

La cyberpsychologie a le souci des définitions. La discipline à proprement parler se présente comme « une psychologie qui s’intéresse à la compréhension des processus psychiques qui se développement et se transforment lorsque l’homme est en interaction avec des technologies » (p. 11). Les phénomènes pris en compte par la cyberpsychologie sont multiples et le périmètre de la discipline méritait donc d’être délimité. Elle s’intéresse bien sûr aux pratiques excessives de jeux vidéo (trop vite qualifiées d’addiction d’après les auteurs), mais elle prend aussi en compte l’intériorisation physique et psychique d’objets qui rendent possible une « personne augmentée ». Les différentes formes de violences numériques utilisant les moyens numériques relèvent également de la cyberpsychologie. C’est aussi le cas des pratiques sexuelles faisant appel aux machines. Et la définition de cette discipline nouvelle intègre aussi les psychothérapies étayées sur la pratique du jeu vidéo ou sur la présence d’un robot ou d’un avatar. Mais les psychothérapies qui ont recours à la communication en ligne (courriel, visioconférence) font également partie de son objet.

La révolution de l’empathie artificielle

Pour aborder ces différents phénomènes, la cyberpsychologie s’arme d’une batterie de concepts nouveaux – conçus à partir de « cinq concepts fondamentaux » que sont les émotions, la personne, l’« extimité » (qui pousse chacun à partager de façon plus ou moins importante son intimité), l’auto-régulation et le métissage entre l’homme et la machine. Le point saillant qui renouvelle les relations entre l’humain et le non-humain, expliquent les auteurs, est la capacité récemment acquise par les machines à simuler le partage de l’émotion. Cette empathie artificielle ouvre des possibilités inattendues en termes de projection et de transfert.

D’une façon générale, les écrans ont tendance à susciter ce que F. Tordo a appelé la « transparence digitale » en référence à la « transparence psychique » conceptualisée par M. Bydlowski à propos des femmes enceintes. Si certaines femmes ont accès pendant leur grossesse à des pans de leur vie inconsciente enfouis, les écrans quant à eux provoqueraient une transparence du sujet à lui-même. Cette plus grande perméabilité serait repérable à trois niveaux : le développement de « l’extimité » définie plus haut, la désinhibition numérique, et enfin la constitution d’un « Moi cyborg ». Ce concept inventé par l’un des deux auteurs (F. Tordo) désigne la fonction enveloppante et contenante d’Internet qui permet de rassembler le sujet et de lui conférer un sentiment d’identité.

La réalité virtuelle n’est pas néfaste en soi, loin de là. Le « virtuel » fait partie de notre relation aux objets, laquelle est toujours tendue entre un pôle dit de « relation aux objets virtuels » (ou ROV) et la perception de la réalité. Lorsque la relation à l’objet virtuel devient prééminante et que le sujet renonce à se confronter à la réalité, on parle de « relation virtuelle d’objet » (RVO). Le risque pour les relations humaines est alors de réduire son interlocuteur à une image préconçue.

Une panoplie de pathologies

C’est dans ce champ que se déploie la panoplie des pathologies de l’homme connecté. Parmi ces pathologies, il faut faire un traitement à part à la plus exemplaire d’entre elles : celle des Hikikomori. Depuis les années 1990, entre cinq cent mille et un million de jeunes japonais – des garçons le plus souvent – se retirent dans leurs chambres pour se consacrer à des jeux sur Internet. La pathologie est attestée quand le retrait dure depuis plus de six mois. Parmi les Hikikomori, il faut distinguer les pathologies dites « secondaires » et celles qui viennent colmater une pathologie pré-existante – schizophrénie, trouble de la personnalité, phobie, etc. Les Hikikomori primaires doivent être attribués à la pression parentale – doublée d’une pression de groupe particulièrement pressante au Japon.

Ce phénomène serait globalement resté cantonné au Japon nous disent les auteurs. Pour eux, la tendance actuelle en France serait de surdiagnostiquer les addictions à la connexion. Bien souvent, cette étiquette est posée sur ce qui relève en réalité de pratiques excessives propres à l’adolescence. De même, il faut distinguer le « jeu excessif » et le « jeu problématique » dans lequel le joueur et sa machine constituent une « dyade numérique » où le premier perd sa capacité d’imagination. Bien sûr, l’utilisation des outils numériques perturbe le développement des jeunes enfants. Les phénomènes d’empathie pour des agents animés non vivants que l’on observe chez les enfants ne sont pas non plus sans interroger. Mais ces dérives ne doivent pas nous amener à rejeter la « culture des écrans » qui se développe en parallèle à la « culture du livre ». « Le XXème siècle » a été fort longtemps « technophobe » déclare S. Tisseron en une formule qui fait mouche. Mais les cultures des écrans et les cultures du livre ont leurs qualités et leurs limites propres et il serait plus juste de reconnaître que la récente culture des écrans favorise aussi l’interactivité, la sociabilité élargie, etc.

Des psychothérapies connectées

Le manuel accorde une place importante au recensement des psychothérapies. Des « encarts cliniques » montrent bien que pour pouvoir étayer une psychothérapie sur les technologies récentes, il faut partager une appétence pour cet univers. Pour que les jeux vidéo puissent devenir un médium facilitateur entre le patient et le thérapeute, encore faut-il que le thérapeute connaisse les personnages de ces jeux et qu’il puisse partager avec le patient des expériences « d’immersion » dans le jeu vidéo.

Ces pistes cliniques ouvertes par le recours aux technologies sont particulièrement convaincantes et séduisantes. Le lecteur conservera longtemps en tête ce court encadré clinique d’Olivier Duris sur un atelier thérapeutique par la médiation de jeux vidéo. L’atelier mis en place en hôpital de jour réunissait quatre adolescents présentant des Troubles Envahissants du Développement avec des crises de colère particulièrement fortes. Or non seulement les adolescents apparaissaient apaisés dans cet atelier où ils étaient concentrés et coopérants, mais ils avaient aussi inventé un rituel dans lequel ils attendaient calmement en file indienne avant d’entrer en une marche militaire, comme pour signifier le sérieux de leurs séances étayées sur des jeux vidéo.

Des pratiques à la théorie de la cyberpsychologie

On entend bien la puissance thérapeutique d’un partenaire sans humanité pour des sujets angoissés par l’intersubjectivité – et l’on pense en particulier aux sujets autistes. L’absence d’interférence humaine donnerait sa supériorité à l’avatar ou au robot regardé comme plus rassurant. On conçoit bien aussi que les différentes formes de relations en ligne puissent être une des manières de faire évoluer le cadre thérapeutique initial avec des patients dont le sentiment de permanence est fragile. A propos des psychothérapies en ligne, les auteurs font des constats qui donnent à réfléchir. La collusion de l’image du thérapeute et du patient sur l’écran des visio-conférences n’est pas sans effet, suggèrent-ils. De même, l’échange de regards est biaisé dans la mesure où chacun fixe l’écran et non la caméra elle-même.

Ce qui ne convainc pas en revanche, c’est l’hypertrophie des définitions – correspondant à une démarche qui dresse des catégories, énumère, généralise des tendances. On s’étonne de voir agréger sous la catégorie de « cyberpsychologie » des phénomènes aussi disparates que ceux présentés dans ce manuel. Le seul point commun entre ces phénomènes semble être la volonté des auteurs d’affirmer l’avantage que l’on peut trouver avec certains patients à ne pas rejeter d’emblée une pratique dans laquelle ils trouvent des bénéfices.

Une discipline fascinée par la technicité

La terminologie pâtit d’une technicité qui contraste avec le schématisme des découpages opérés dans le réel : le « Moi Cyberborg » serait cette prothèse psychique pour le patient qui se substitue à celle du « Moi peau » introduite par le psychanalyste D. Anzieu dont l’autorité est souvent invoquée. L’« exendosomatisation » associe l’idée d’« exosomation » à celle d’« endosomatisation ». Les « ROV » deviennent des « RVO », les « JV » (jeux vidéo) mettent à l’honneur la « RV » (réalité virtuelle) et risquent d’encourager l’« extimité », voire la conception d’une « dyade numérique ». Que dire aussi de l’importance des images dans cette langue où le « Moi » est doté d’une « surface » qui peut s’« étendre » à quelque chose d’aussi impalpable que « la technologie ». Le langage de la cyberpsychologie semble imiter son objet par son goût de la technicité et par la prééminence accordée au visuel.

Sans doute la relation au psychothérapeute peut-elle être effectivement transformée du fait de l’interférence d’une réalité virtuelle, ne serait-ce que sous la forme des courriers électroniques ou d’appels sur Zoom. L’observation méritait d’en être faite, mais est-ce en juxtaposant des phénomènes aussi épars que le « transfert latéral », le « transfert diffracté », le « transfert par vicariance » et le « transfert spectral » qu’on appréhendera mieux les effets de la technologie sur le transfert ? Chacune des définitions de ces relations thérapeutiques (les « transferts » en question) emprunte en réalité à un cadre conceptuel propre. Les auteurs semblent avoir négligé que tes taxinomies ne peuvent pas procéder par juxtaposition de concepts issus de cadres différents. Leur intention est manifestement d’opérer une synthèse réconciliant des théories aussi éloignées que celles des Thérapies Cognitico-Comportementales (qui ont formé F. Todoro), de la psychanalyse (de S. Tisseron qui se réclame de D. Anzieu), de la théorie de l’attachement, de la théorie de l’empathie, etc.

Un manuel syncrétique

La démarche ici ne consiste ni à rassembler les différentes catégories en un ensemble cohérent comme cela avait été le cas dans le Manuel de psychiatrie (H. Ey), ouvrage de référence de toute la seconde moitié du XXème siècle. Elle n’adopte pas non plus une perspective d’histoire des idées permettant de rattacher les différents courants exposés à leurs contextes et à leur temps. En d’autres termes, c’est toute la culture du livre – opposée par S. Tisseron à la culture des écrans – qui manque à la conception de ce manuel. Il est à craindre que sur ce plan aussi, l’ouvrage ait trop voulu ressembler à son objet.

Il est vrai que le cadre conceptuel exposé dans la conclusion de Comprendre et soigner l’homme connecté est particulièrement sommaire. La thérapie y est conçue comme « un espace » (de nouveau cette langue plus imagée que précise) « dans lequel une personne en souffrance trouve chez son interlocuteur l’écoute et l’écho lui permettant de faire siennes ses expériences personnelles de lui-même et du monde » (p. 236). La volonté de synthèse laisse place au confusionnisme, au point que pour nommer ce « processus de différenciation », les auteurs puissent envisager des concepts aussi différents que ceux de « subjectivation », « appropriation subjective », « mentalisation » et imaginer une psychologie du 21ème siècle élargie à « la psychologie de l’homme en interrelation avec l’ensemble du monde, connecté ou non » (p. 238)La discipline rassemble indistinctement des tendances contemporaines, des psychopathologies, des psychothérapies, l’essentiel étant de faire en sorte que ce nouvel objet affiche la modernité de ces psychothérapeutes et de concevoir à leur usage de nouveaux termes, des mots et encore des mots...