Nul besoin de rien céder. L'approche réductionniste et fonctionnaliste de la conscience est la bonne. Elle est selon Dennett métaphysiquement suffisante.

Les "beaux rêves" contre lesquels le philosophe américain de l'esprit Daniel Dennett argumente dans un recueil d'articles éponyme relèvent tous d'intuitions philosophiques profondes et partagées. Ils sont la manière dont nous nous représentons la conscience d'après la manière dont nous sommes conscients. Ainsi ils contaminent les réflexions des philosophes de la conscience et compliquent les travaux des neuroscientifiques. Sous la forme d'expériences de pensée troublantes ou d'objections plus ou moins dirimantes, ils semblent indiquer la limite que le réductionnisme scientifique ne doit pas franchir, à moins de se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine mentale.

Daniel Dennett s'amuse à citer un de ses collègues : "Dennett, c'est le diable." Nul besoin de rien céder. L'approche réductionniste et fonctionnaliste de la conscience est la bonne. Elle est pour lui métaphysiquement suffisante.

Les sciences de l'esprit, qui ont tout conquis, devraient-elle échouer à conquérir la conscience (à moins qu'il ne leur faille engager dans la bataille des forces gigantesques – on pense à la neurologie quantique naguère soutenue par Penrose) ? Dennett ne le pense pas. Il prête un certain nombre de rêves à ses collègues, nombreux, qui entendent faire de la conscience la "question difficile" de la philosophie de l'esprit.


Premier rêve : la conscience n'est pas un moulin

La conscience est compliquée, subtile, difficile. Et l'on en conclut : irréductible à une machine. Rien qui ne perçoive dans un moulin, constate Leibniz, et il ajoute que "si l'on ne peut concevoir comment naît la perception dans une machine grossière, qu'elle soit composée de fluides ou de solides, on ne le peut non plus d'une machine plus subtile, car même si nos sens étaient plus subtils, tout se passerait comme si nous percevions une machine plus grossière". Appelons cerveau cette machine délicate et scanner ces sens affinés  l'objection semble efficace.

Peut-on lui répliquer en dotant les rouages individuels de propriétés physiques inédites, les neurones d'une chimie de la conscience inconnue ? Le philosophe David Chalmers pense ainsi qu'une théorie de la conscience doit "prendre l'expérience elle-même comme un trait fondamental du monde, au même titre que la masse, la charge et l'espace-temps".

C'est une thèse séduisante, mais obscure : l'expérience est-elle propre à chaque neurone, et si oui comment se transmet-elle, de neurones en neurones, par des circuits classiques, pour former une super-expérience ?

Pour Dennett, l'approche fonctionnaliste est largement préférable. Qu'importe le comment, seul compte le résultat : l'habit fait le moine. Plus quelque chose ressemble à de la conscience, plus il a de chance d'être de la conscience.


Second rêve  : les êtres conscients ont ce "je ne sais quoi" qui les sépare de leurs zombis indiscernables

Pour nombre de philosophes, quelque chose peut parfaitement ressembler à une conscience, mais ne pas en être une. Quelque chose peut réagir comme une conscience, et ne pas être conscient, tel un  zombi qui sait marcher sans savoir ce que c'est que marcher. Cette distinction entre zombis et non-zombis est une expérience de pensée très répandue parmi les philosophes de l'esprit. Admettre qu'à comportement égal, cela fait une différence d'être conscient ou non, est une manière de réfuter le fonctionnalisme. Qui dirait le contraire ? Thomas Nagel a ainsi soutenu qu'on pouvait tout savoir de la manière dont une chauve-souris pense et perçoit le monde, mais qu'on ne saura jamais quel effet ça fait d'être une chauve-souris.

Mais si le zombi et le non-zombi adoptent toujours le même comportement, s'ils sont en tout point indiscernables, comment soutenir que l'un est conscient, l'autre non ? Par où passe la différence entre eux ? Dans quelle dimension non-physique diffèrent-ils ? Le zombiste est tenté de répondre : l'un est doté d'un point de vue sur ses propres processus, l'autre non.


Troisième rêve: ce que je sais au sujet de ma propre conscience, les autres ne peuvent pas le savoir

La transparence fonctionnelle du zombi peut être décrite comme un ensemble de fonctions coordonnées mais aveugles. Le problème de la conscience pourrait alors être réduit à un problème de point de vue. Or, la science de la conscience traite cette dernière en troisième personne, oblitérant ce qu'elle a d'irréductiblement subjectif. Il faudrait lui substituer une phénoménologie, science en première personne.

Entre une naturalisation excessive et une subjectivisation également exagérée, Dennett préconise une hétérophénoménologie, "qui peut (en principe) rendre justice aux expériences les plus privées et les plus ineffables sans jamais abandonner les scrupules méthodologiques de la science". Cette approche est-elle possible ? Dennett imagine que des martiens, dotés de systèmes sensibles et cognitifs différents des nôtres, entreprennent de nous étudier. Leur insensibilité supposée à la musique les empêchent-ils de comprendre ses effets sur nous et son importance ? Un phénoménologue répondrait : non, cependant ils ne sauront jamais ce que nous ressentons. Ce serait supposer qu'il reste, au terme de toutes les investigations scientifiques, quelque chose de résiduel et d'intransmissible.

Dennett répond à cette objection en évoquant la manière dont un magicien nous abuse. Il accomplit un tour de carte basique, mais explique que c'est un tour de cartes parlantes. Personne ne pense vraiment que les cartes lui chuchotent le résultat à l'oreille, mais personne ne pense non plus que ce tour est basique. Les gens s'attendent tellement à détecter un truc de niveau élevé qu'ils n'essaient pas de détecter un truc de base. De la même façon notre propre conscience nous abuse, surjoue un mécanisme de haut niveau. Nous n'en savons pas plus que le martien qui sait tout.


Quatrième rêve: Marie la scientifique et la surprise des couleurs

Locke distinguait entre qualités premières, physiques et indépendantes, et qualités secondes, nées de la rencontre entre un sujet et une réalité physique. Beaucoup de philosophes de l'esprit, qui ont rebaptisé ces dernières qualia, les jugent irréductibles aux premières. Le rouge en tant que longueur d'onde, signal nerveux, activation de neurones spécifiques n'est pas ce rouge qui m'évoque la vitesse et la sécurité, celui qui me rappelle ma première voiture. Les qualia sont ce que je ressens, la façon dont les choses m'affectent. Ils sont la manière dont les choses ont pour moi une valeur intrinsèque. Dennett se plait à citer ce que lui a dit  l'un de ses éminent collègue : "Mais Dan, les qualia sont ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue."

Mais croire que les qualia sont irréductibles, c'est imiter ces américains naïfs qui pensent que la valeur de toutes les monnaies résident dans leur convertibilité, à l'exception de celle du dollar qui est, elle, intrinsèque.

On peut tester la pertinence de ces qualia en utilisant l'expérience de pensée de "Marie la scientifique", que Dennett considère comme une remarquable "pompe à intuitions". Soit Marie, qui a toujours été isolée du monde et placée face à un écran noir et blanc. Elle est malgré tout devenue une spécialiste de la couleur. Elle sait tout ce qu'il est scientifiquement possible de savoir sur la couleur. Sera-t-elle surprise ou émerveillée la première fois qu'elle verra du rouge ? Ce rouge déclenchera-t-il un qualia inédit dans sa conscience ?

À tous ceux qui sont tentés de répondre oui, on peut opposer le fait suivant. Quelqu'un qui n'a jamais vu de triangle peut parfaitement imaginer un triangle, à partir de la définition qu'on lui en donne. N'est-ce pas le cas aussi pour le rouge, même si cette fois la définition compte un milliard de mot ? En droit, tous les qualia semblent réductibles.


Cinquième rêve: le théâtre cartésien

Fodor formule de manière astucieuse notre rêve le plus tenace : "Si ma tête héberge une population d'ordinateurs, il vaudrait mieux qu'il y ait quelqu'un qui en soit responsable ; et, Dieu merci, il vaudrait mieux que ce soit moi." Voici dévoilé dans ses grandes lignes le théâtre cartésien. S'il y a de multiples programmes, il vaudrait mieux qu'il y ait un programmateur. Contre cette thèse, Dennett déploie une intuition très forte : on peut substituer à la notion de contrôle celle de célébrité. Être conscient, c'est comme avoir accédé à la célébrité ou être momentanément le plus populaire. La thèse cartésienne impliquerait un roi qui tantôt gouvernerait dans l'ombre, tantôt favoriserait un certain conseiller, tantôt serait renversé – n'oublions pas à quel point la conscience est changeante et ce qui est conscient, variable. Dennett propose de substituer à ce lourd appareillage politique son intuition de la célébrité : être conscient, c'est comme passer à la télé.

Dennett reprend à son compte l'intuition d'un des pionnier de l'intelligence artificielle, John McCarty, qui écrivait en 1957 : "Si l'on conçoit le cerveau comme un pandémonium – comme une collection de démons – peut-être est-il possible de considérer ce qui se produit à l'intérieur des démons comme la partie inconsciente de la pensée, et ce que les démons se donnent à entendre les uns aux autres, comme la partie consciente de la pensée."

La question que pose Dennett est alors : "Warhol a-t-il décrit un monde logiquement possible", quand il a parlé d'un monde où chacun aurait son quart d'heure de célébrité ? Autrement dit, les célébrités éphémères ne risquent-elles pas de s'annuler les unes les autres ? Pas si la notoriété s'accompagne d'apprentissage : les célébrités qui répètent le plus sont sans doute celle qui ont le plus de chance de repasser à la télé. Mais surtout, il ne suffit pas de passer à la télé, comme ce malheureux écrivain qu'évoque Dennett, invité alors que San Francisco est détruite par un tremblement de terre. Seules importent les conséquences, car "le Soi est massif, concret et visible dans le monde, pas seulement distribué dans le cerveau, mais répandu dans le monde".

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