Le trouble dans le genre est aujourd’hui tel que toujours plus d’individus semblent disposés à changer de sexe. Claude Habib porte le regard du sens commun sur un phénomène social déroutant.

Changer de genre mais aussi de sexe est désormais reconnu, dans nos sociétés, comme une option légitime. La médecine en a aujourd’hui les moyens techniques et les demandes se multiplient. Il n’est presque plus d’obstacle à ce choix. S’engager sur la voie, lourde médicalement et coûteuse financièrement, de « la réassignation de sexe » pourrait bientôt ne plus dépendre que de la seule décision individuelle. Non seulement cette possibilité gagne en attrait, en particulier auprès de la jeunesse, mais la question du changement de sexe et de genre a aussi acquis, tout en restant un phénomène objectivement marginal, une place considérable sur les réseaux sociaux et dans les grands médias. Parce qu’elle bénéficie à la fois de l’activisme des militants qui en font une cause politique et de l’écho surprenant qu’elle rencontre au-delà de cette minorité, la question trans s’invite dans le débat public.

Claude Habib, professeur émérite de littérature à la Sorbonne, auteure, entre autres, d’une étude classique, Le consentement amoureux : Rousseau, les femmes et la cité   , prend ici à bras le corps une question qui, sauf les jeunes générations, déconcerte profondément. Rien ne semble, en effet, plus contraire au sens commun et à ce que les hommes de tous temps ont, jusqu’ici, admis en matière d’identité sexuelle et de relations entre les sexes. Au vu de l’ampleur prise par le phénomène, la question est la suivante : s’agit-il d’une vogue superficielle et idéologique qui, aussi étonnante soit-elle, sera passagère ou bien annonce-t-elle, au contraire, une révolution anthropologique sans précédent, susceptible de transformer en profondeur les manières de penser, sentir et désirer en matière de sexe et de genre qui ont toujours prévalu? Autrement dit, le transgenrisme constitue-t-il l’avant-garde d’une évolution irrésistible, nouveau grand front de lutte pour l’émancipation, ou bien est-il la manifestation la plus aberrante de l’individualisme subjectif caractéristique du temps présent ?

Poser la question ainsi ne va pas sans un certain courage de la part de l’auteure, qui ne croit pas à l’hypothèse révolutionnaire. La pression exercée par les militants sur les médias est en effet importante et, qu’ils y adhèrent ou qu’ils s’y plient, ceux-ci se rangent le plus souvent, aujourd’hui, aux impératifs du politiquement correct. Habib, elle, s’interroge librement sur ce phénomène social. Elle s’efforce d’en comprendre sans préjugés l’arrière-plan psychologique et sociologique. Elle ne ménage pas, certes, ses critiques à son égard, mais c’est avec sobriété et hors de tout esprit pamphlétaire. Le jugement qu’elle porte sur le phénomène est double. Pour commencer, l’auteure n’est nullement hostile par principe à la réassignation de sexe. Le trouble dans le genre est, rappelle-t-elle, une expérience universelle : elle s’observe dans la plupart des sociétés humaines connues. Elle prend ensuite acte de ce que ce trouble est, chez certains individus, si profond que le changement de sexe, puisqu’il est désormais possible, semble la meilleure solution à leurs souffrances psychiques. L’auteure est, à cet égard, fondamentalement libérale. C’est l’honneur de nos sociétés, affirme-t-elle, que de ne rien imposer aux individus en matière d’orientation sexuelle et d’être disposées à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour leur faciliter l’existence. En d’autres termes, elle reconnaît pleinement ce que Hegel appelait les droits de la subjectivité, dont la reconnaissance était, selon lui, l’une des caractéristiques majeures de l’époque moderne.

 

Une hubris de la subjectivité

En revanche, de même que, pour Hegel, ce côté de la réalité ne saurait dominer unilatéralement, mais doit se concilier avec l’objectivité de mœurs substantielles, Habib ne pense pas que les prétentions de la subjectivité puissent avoir, en cette affaire, le dernier mot. Elle s’interroge donc sur la multiplication des demandes de changement de sexe de la part d’adolescents, et même de tout jeunes enfants. Comment se fait-il qu’elle prenne parfois un tour contagieux, quand, par exemple, des individus d’une même école, voire d’une même classe, demandent en série à s’engager dans une transition de sexe ? Mais l’auteure ne scrute pas seulement l’imaginaire de ces jeunes, elle adresse également des critiques à l’idéologie des militants de la cause trans. C’est que ces activistes ne se contentent pas d’exiger que la société et les pouvoirs publics reconnaissent leur particularité et répondent à leurs besoins spécifiques. Ils voudraient encore que tous modifient leur conception de la réalité et que la société elle-même se transforme en se pliant à leur perspective particulière. C’est à cet état d’esprit tyrannique d’une minorité active, qui compte plus d’un succès à son actif, que Claude Habib réserve ses critiques les plus acérées.

À quoi prétendent précisément les activistes trans au-delà de ce que leur reconnaît et leur accorde déjà la société ? Que leur reste-t-il encore à conquérir dont ils ne bénéficient pas encore ? Ce qu’ils exigent, les plus radicaux d’entre eux du moins, c’est d’être les seuls à décider, en leur for intérieur, de leur identité de sexe et de genre. Celle-ci devrait procéder d’un « autodiagnostic » et d’une « autodéclaration ». Selon eux, personne, pas plus l’État qu’un employeur ne devrait se mêler d’une affaire qui appartient à la plus stricte intimité et qui relève de l’accès à une « vérité intérieure ». Personne ne devrait donc avoir à justifier auprès d’autrui son choix en cette matière : il devrait être cru sur parole. Ce qui est ainsi réclamé, c’est que l’identité sexuelle ou genrée ne dépende plus que de l’identité prétendue, ressentie ou déclarée. Tout droit de regard extérieur sur cette décision devrait donc être aboli. Ainsi, un collégien ou un lycéen tenté par une transition de sexe devrait, à sa demande, pouvoir être appelé du jour au lendemain par un prénom de sexe opposé et le pronom correspondant. Nos sociétés ne sont aucunement sourdes à ces revendications, elles y répondent au contraire positivement. Ainsi, la dysphorie de genre n’est plus, dans certains pays, considérée comme une pathologie et, par suite, l’engagement dans le processus de transition y est dépsychiatrisé. Par ailleurs, des législations nationales et des règlements d’entreprise sont régulièrement modifiés pour leur faire place.

Ces exigences poussent le droit de la subjectivité à l’extrême. C’est en effet réclamer que l’identité sexuelle ou genrée des individus n’ait plus rien de biologique ni de social et ne s’ancre plus dans aucune réalité objective. Or, comme le fait valoir à juste titre l’auteure, en convoquant les philosophes Paul Ricoeur et Vincent Descombes   , il existe deux concepts d’identité qu’il convient de bien distinguer. Le premier est celui de l’identité logique, qui permet d’identifier une personne et de lui attribuer sans erreur possible des actes et des paroles. C’est l’identité attestée par la carte d’identité. Le deuxième est celui de l’identité expressive et correspond à l’idée que se fait de lui-même un individu, aux valeurs auxquelles il entend se conformer et rester fidèle à travers le temps   . Il s’agit d’un projet relatif à soi, qui ne saurait pour autant échapper au regard d’autrui : ce que fait un individu s’accorde-t-il bien à ses prétentions ?. Celui-ci n’en est donc pas seul juge. Il est bien entendu impossible, par définition, quelles que soient les transformations physiques et psychiques de la personne, de changer d’identité au sens logique. Mais l’identité sexuelle entre-t-elle dans l’identité logique ? De toute évidence non, puisqu’il est possible, aujourd’hui, de changer de sexe anatomique tout en restant le même individu. L’identité logique est compatible avec cette transformation physiologique, a fortiori avec le changement d’identité de genre en tant qu’identité expressive. Toutefois, comme le pointe Habib, le corps du transsexuel ne devient jamais vraiment, en dépit de toutes les interventions de la médecine, le corps du sexe d’adoption. Non seulement cette transition appelle un traitement médical tout au long de la vie, mais encore  ce traitement ne pourvoit pas l’individu de toutes les fonctions biologiques du sexe d’adoption :la femme transsexuelle, en particulier, reste inféconde. Par ailleurs, l’identité expressive de genre contient une inéliminable référence aux caractéristiques sexuelles, mâles ou femelles. Le masculin et le féminin, comme les termes mêmes l’indiquent, associent les significations et les valeurs qui les définissent aux données sexuelles naturelles : ils sont toujours définis conformément à une idée de ce que doit être l’homme en tant que mâle ou la femme en tant que femelle et ne s’émancipent jamais entièrement de ces attributs naturels, à la fois différenciés et complémentaires. En revanche, les manières de les prendre en compte varient considérablement d’une époque à l’autre, d’une société à l’autre.

Il est possible de pousser plus loin que ne le fait Habib cette ligne d’argumentation. La question est ici de savoir si l’identité de genre des individus ne les regarde qu’eux, et eux seuls, dès lors qu’il leur faut occuper des places dans la société, tenir des rôles dans des institutions sociales. Si c’est, comme le prétendent les militants transsexuels ou transgenres, une affaire strictement privée, qui ne se décide légitimement que dans le for intérieur, on ne voit pas pour autant ce qui justifie que cette vérité privée ait, ipso facto, la valeur d’une vérité publique. Il est peut-être envisageable, en raison de ce que certains philosophes nomment le privilège de la première personne, que l’individu soit souverain en matière de ce qu’il est pour lui-même, mais cette identité pour soi ne saurait s’imposer comme son identité pour les autres et, a fortiori, son identité réelle, sauf à adopter une position parfaitement solipsiste. N’en déplaise au subjectivisme individualiste, le monde ne se réduit pas au monde pour soi et n’est pas même essentiellement tel. L’identité de genre n’est pas non plus intersubjective, comme le voudrait l’approche phénoménologique, car la représentation que l’on s’en fait doit se rencontrer avec une réalité instituée qui s’impose à toute subjectivité. Or, ce que revendiquent régulièrement les militants de la cause trans, c’est que l’identité de genre qu’ils s’octroient soit ipso facto admise par la société. Ils en viennent ainsi à exiger, sans s’engager même dans une transition sexuelle, d’être reconnus, en raison seulement de ce qu’ils ressentent ou désirent, comme des « femmes à pénis » ou des « hommes à utérus » susceptibles d’être enceints. Cette prétention à imposer le fantasme à la réalité est, de toute évidence, déraisonnable et, au vu de l’accueil complaisant qu’elle reçoit malgré tout, l’auteure en vient à se demander s’il n’existe pas désormais « un droit à l’aberration »   .

Réformer le langage et les représentations communes : la tyrannie d’une minorité active

L’activisme transgenre a investi le terrain du langage. Il entend le réformer non seulement en introduisant de nouveaux termes, mais aussi en révisant le vocabulaire commun en matière de sexe et de genre. Il tend ainsi à produire ce que Habib n’hésite pas à appeler une novlangue   . Il ne s’agit pas seulement de créer des mots pour désigner et rendre compte d’une expérience particulière, mais aussi de redéfinir le sens et l’usage du vocabulaire sexuel et genré dans son ensemble pour imposer une nouvelle vision du monde en ce domaine. Il est question, dans cette perspective, de substituer à la division binaire majoritaire entre hommes et femmes la classification, ouverte par principe, en LGBTQIA+, et de provincialiser, en quelque sorte, l’hétérosexualité comme forme prédominante des relations sexuelles. Il s’agirait, désormais, de s’émanciper du modèle hétérosexuel imposé par la société, pour laisser s’exprimer librement une prolifération des sexes, des genres et des sexualités. En outre, ces distinctions ne seraient que de simples repères pour décrire un continuum, car les identités de genre, loin de finir par se fixer, seraient essentiellement fluides. C’est dans cet esprit qu’un pronom neutre est aujourd’hui revendiqué et même adopté dans certains pays, en particulier dans le cadre scolaire pour ne pas préjuger de l’identité de genre des enfants et les laisser, jusqu’à ce qu’ils en décident par eux-mêmes, dans l’indétermination. De la même façon, un peu partout en Amérique du Nord, où un intense débat a eu lieu sur le sujet, les individus sont libres de choisir, dans les lieux publics, les toilettes ou les vestiaires selon le sexe qu’ils s’assignent. De cette façon, fait valoir l’auteure, nous assistons à « une invasion des espaces féminins » dans lesquels les femmes, strictement entre elles, pouvaient jusqu’ici se sentir en toute sécurité   . Ce qu’il faut donc bien appeler le lobby trans fait ainsi pression pour réformer en profondeur les représentations communes. Animé par ses intérêts particuliers, il cherche à imposer une révision en profondeur de ce que nous avons en partage et se fait, de cette façon, tyrannique.

Les arguments critiques que Claude Habib présente à l’encontre du discours trans militant et de l’opinion publique qui y adhère sont, en général, convaincants. Ses efforts pour rendre compte du phénomène social, de son écho considérable auprès de la jeunesse et des médias sont, eux, suggestifs, mais moins aboutis : ils restent de l’ordre de l’hypothèse. Quels sont donc, selon elle, les motifs ou les raisons de ce succès ? L’auteure fournit principalement deux explications. La première a trait à la désorientation actuelle de la jeunesse : dans un monde devenu singulièrement compliqué et incertain pour elle, le corps serait le dernier refuge de la souveraineté individuelle, de la maîtrise sur soi : « Le corps est ce qui reste, bastion imprenable de l’individualité »   . Dans une société prétendument composée d’individus entrant en relation les uns avec les autres sur une seule base contractuelle, dénuée en apparence de significations et de valeurs communes, le corps et le sexe apparaîtraient comme l’ultime terrain de la révolte et de l’émancipation, celui où les jeunes pourraient s’affirmer en s’opposant au monde adulte et à la société héritée. La deuxième explication porte, elle, sur l’écho considérable rencontré dans l’opinion publique, du moins dans les médias, par une question qui, à première vue, ne concerne qu’une petite minorité. C’est l’imaginaire prévalant des droits humains qui, selon Habib, en rend compte. Selon cette idéologie, les individus sont censés être entrés dans l’état social en apportant avec eux leurs droits naturels, toujours opposables à la collectivité. L’opinion publique de nos sociétés est, de ce fait, favorablement disposée à toute revendication formulée en termes de droits. Il en va de même pour les juges, auxquels les militants font régulièrement appel dans des procès en transphobie, puisque le droit naturel est au fondement de notre système juridique. Reste, toutefois, une interrogation : si le cœur de l’argumentation d’Habib est philosophiquement réaliste – le déni de la réalité des sexes est impuissant à la modifier –, alors pourquoi s’inquiéter de la contagion du phénomène trans ? Dira-t-on, ici, que l’on ne s’illusionne pas sans conséquences, qu’à s’entêter à vouloir modifier une nécessaire réalité, on complique ou on envenime le possible en matière de genre ?

Habib attire l’attention, à juste titre, sur une contradiction qui divise les féministes contemporaines. Pour le féminisme des années soixante et soixante-dix, selon la très célèbre formule de Simone de Beauvoir, on ne naît pas femme, on le devient. En d’autres termes, les manières d’être, de penser et de faire d’une femme ne sont pas des données naturelles, mais des réalités culturelles : ce sont des constructions sociales. En revanche, chez celles des néoféministes qui ne séparent pas leur combat de celui des LGBT, le sentiment intérieur d’être de tel sexe et de tel genre est irrépressible, plus fort donc que toute construction sociale   . Par conséquent, les trans semblent bien plutôt confirmer que contester les stéréotypes sociaux de genre : ils ne demandent pas à être hommes ou femmes différemment, mais à se conformer aux normes genrées par le moyen d’une transformation corporelle. Ce ne sont plus, alors, les représentations et les normes sociales qui font la femme, et qui, parce qu’elles sont instituées, sont susceptibles d’être défaites et remplacées par d’autres. C’est le corps qui, désormais, peut être transformé, du moins pour partie, pour venir se conformer aux modèles existants de genre. Toutefois, ce renversement de perspective ne vaut que pour les personnes trans qui effectuent réellement une réassignation de sexe. Or, si l’on en croit l’auteure, elles sont, parmi toutes celles qui se présentent aujourd’hui comme telles, devenues minoritaires. La plupart des personnes dites trans sont donc, apparemment, le siège d’un écart extrême entre le psychique et le physique. Elles incarnent, semble-t-il, comme le fait valoir Habib, un dualisme entre l’âme et le corps plus radical encore que celui de Descartes, où nulle glande pinéale n’assure encore entre eux une liaison.

Nous avons donc affaire, en réalité, à deux questions bien distinctes, celle des transsexuels, qui transforment leur corps conformément à leur identité expressive de genre, et celle des transgenres, qui adoptent simplement les manières de penser, sentir, désirer et faire caractéristiques du genre opposé à celui dont la nature leur a fait don. Concernant les transgenres, les analyses d’Habib devraient être complétées par une enquête d’anthropologie comparative. Les anthropologues sont en effet beaucoup moins susceptibles que nous ne le sommes d’être surpris par ce qui, aujourd’hui, survient en cette matière dans nos sociétés. Il conviendrait donc de se décentrer en effectuant le détour par ces sociétés très différentes des nôtres dans lesquelles les ethnologues ont régulièrement observé des assignations de genre contraires aux attributs naturels de sexe. L’auteur en cite en passant deux exemples   , mais c’est un travail de fond, déjà entamé au demeurant, qui est ici indispensable pour appréhender plus clairement le pouvoir instituant de ce que Castoriadis appelait « l’imaginaire social », sa marge de manœuvre à l’égard de la nature et la plasticité de cette dernière entre les mains de l’esprit humain. Ce qui semble cependant étranger aux sociétés premières ou traditionnelles, c’est la prétention illusoire de l’individu à opposer la subjectivité de son monde privé aux institutions communes. On pourrait aussi reprocher à Habib de s’attacher trop exclusivement aux identités substantielles de genre sans prendre en compte la conception relationnelle, structurale, des genres développée par Irène Théry   . Enfin, elle fait aussi l’impasse sur la théorie psychanalytique de la bisexualité, qu’elle soit conçue, par Fliess, comme constitutive biologiquement de tout individu ou, par Freud, comme conflit psychique entre des pulsions contraires.

L’essai de Claude Habib est, d’une manière générale, fort stimulant et il est on ne peut mieux venu dans un espace public envahi par les plaintes et les revendications d’une minorité très combative. S’il ne clôt certainement pas la discussion raisonnable sur le sujet, il fait entendre une voix, celle du sens commun, qui est aussi, probablement, celle de la majorité silencieuse à son propos.