Suivant une inspiration philosophique et bouddhiste, Alexandre Jollien expose un art du bonheur au présent qui congédie l’angoisse sans chercher à la combattre.

Dans ses « Cahiers d’insouciance », Alexandre Jollien parle de son angoisse sans cacher qu’il ne peut pas desserrer l’étau dont elle l’étrangle quand il se bat avec ses TOC.

De pensées obsédantes autour de la mort de ses proches en craintes absurdes ou hypocondriaques, tantôt recherchant la paix intérieure jusqu’à l’ascèse tantôt songeant à l’hic et nunc du bonheur, Alexandre Jollien explore les voies philosophiques de la guérison de l’angoisse.

Peut-être excédé par le caractère finalement irrépressible de cette angoisse qui trouve toujours le moyen de ressurgir, il en vient à l’idée qu’il faudrait « guérir de l’idée de guérir ». Car « il est des blessures qui demeurent jusqu’à la mort. » Lesquelles ?

Le refus du combat

Jollien, atteint d’une infirmité motrice cérébrale, a vécu pendant 17 ans dans une institution : toute son enfance et son adolescence. Il a souffert de cet enfermement. Sans épiloguer sur son lot, assez lourd, de souffrances, on comprend qu’il a dû lutter, peut-être même dès ses premiers instants de vie étranglés par le cordon ombilical.

Pourtant, d’emblée, les Cahiers d’insouciance témoignent de son refus du combat : « Quel manque de tendresse envers soi et les autres que de croire que la vie tient d’un combat acharné. ». « Nulle tranquillité ne se fabrique, ne s’arrache aux forceps », poursuit-il plus loin. D’ailleurs quand il écrit ce journal d’un philosophe, il ne l’arrache pas à ses mains défaillantes : il le dicte, tout simplement.

Jollien n’est pas sans chercher à « lâcher prise », pour employer une terminologie très actuelle. On sait que les voies de ce lâcher prise sont éminemment individuelles : aucune technique ne vaut pour tous.

Lui voudrait écarter les passions humaines, ainsi que ce qu’il appelle l’illusion dualiste, à savoir la distinction soi / autre. Se fiant manifestement à cet autre « mode de connaissance »   qu’est l’expérience mystique, surtout bouddhiste, il considère en effet que l’univers est un tout et l’ego un leurre.

Mais cette conception du monde, du soi et de l’autre, n’est pas sans être, aussi, une lutte, un combat ; contre ses passions, contre son ego…

Sous le signe du bodhisattva

La figure du bodhisattva, un sage qui, ayant atteint l’état d’éveil, reste néanmoins parmi les humains pour les aider, est récurrente dans le livre. C’est un personnage qui n’aurait finalement plus qu’une ou deux amarres à lâcher pour basculer dans la félicité. Il peut apparaître comme une figure de l’idéal, en ce sens quelque chose d’assez naïf, mais il peut aussi représenter celui qui en rêve, et même assez bien le représenter.

Etonnamment, Jollien, peut-être lui non plus pas très loin de larguer les amarres, peut rêver d’être pris en charge en clinique. En d’autres termes, de lâcher prise ?« Au milieu de mes quintes passionnelles et des manques, je rêve parfois de débarquer dans une clinique privée : "Voilà vos pantoufles et le programme du jour, du sur-mesure ! Donc monsieur Jollien, 18 heures, psychiatre, 20 heures, séance avec un bodhisattva de la tendresse puis tisane, quinze minutes de zazen et au dodo. Ne vous inquiétez de rien ! Nous sommes là. Tout est sous contrôle !" »

Il écrit qu’en ces lieux, il arrivait à ses camarades, ainsi qu’à lui, de hurler de joie. Une forme d’expressivité dont il déplore le peu de possibilité… en ville.

Le bonheur, aujourd’hui et hier

Jollien insiste sur le bonheur comme actuel : le bonheur, c’est maintenant, « nous avons déjà tout », dit-il. Ne devons-nous pas penser au contraire, et sans excessive nostalgie, que le bonheur, c’était d’abord hier ? Car les fils qui nous lient au présent, les fils du bonheur comme du plaisir, prennent leurs racines dans notre passé. Dans ce qui nous a plu, même dans les contextes les plus difficiles. N’est-ce pas alors à reconnaître inconditionnellement ce bonheur du passé, en se défaisant des rancœurs et des déceptions que nous en avions gardé, qu’il est possible d’accéder à cette « joie inconditionnelle » que Jollien appelle de ses vœux ? Rien n’exclut d’ailleurs qu’il l’ait connue en institution, où l’expérience extatique elle-même, n’étant certes pas la norme, est néanmoins favorisée par les longues convalescences ou l’immobilité.

L’angoisse, quant à elle, n’est que le cerbère qui bouche malencontreusement la porte de ce désir toujours issu du passé, même le plus douloureux. Cette angoisse n’est qu’une illusion, qui ne mord pas plus que les concepts et face à laquelle il est parfois plus judicieux de s’insurger que de vivre avec comme si on pouvait guérir de vouloir guérir. Pour quoi faire si on peut, parfois, plutôt guérir de ses angoisses comme on guérit de vaines illusions ? « Rugir en lion, dévorer, neutraliser l’angoisse à son origine ! », hurle Jollien, dans un accès d’anti-lâcher prise. Pourquoi pas ?