Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer interrogent les modalités de la participation « citoyenne » au « maintien de l’ordre » et produisent une synthèse du phénomène de l’auto-justice.

Directeur de recherche en sciences politiques au CNRS, Gilles Favarel-Garrigues travaille notamment sur les questions de violence, de déviances, de police et de justice en Russie. De son côté, Laurent Gayer est chargé de recherche au CNRS en science politique et étudie les mobilisations violentes en Asie du Sud. Après la direction du dossier « Justiciers hors-la-loi » dans la revue Politix en 2016 (auquel ce compte-rendu emprunte d’ailleurs le titre de l’introduction   ), les deux auteurs produisent ici une synthèse sur le phénomène de l’auto-justice.

Les notions d’auto-justice ou de vigilantisme, utilisées comme synonyme, recouvrent un certain nombre de pratiques collectives et coercitives, mises en œuvre par des acteurs non étatiques afin de faire respecter « l’ordre » et d’exercer la « justice ». La notion de justice s’entend ici principalement comme l’exercice du châtiment, mais évoque aussi parfois un idéal social. En ciblant les délinquants et déviants de la société, les vigilantes (les justiciers, ceux qui exercent l’auto-justice) s’investissent tout autant dans la lutte anticriminalité que dans le contrôle social   . Composé de six chapitres analysant autant de phénomènes distincts de l’auto-justice : le show, le lynchage, les tueurs de policiers, le phénomène de justice révolutionnaire, le « nettoyage » de la société et enfin les justiciers en uniformes, le livre ne propose pas une typologie des formes d’auto-justice, mais plutôt une analyse, renouvelée de la participation « citoyenne » au maintien de l’ordre. Inscrit dans la lignée des travaux de Max Weber et de Michel Foucault (notamment, mais sans pour autant résumer l’immense bibliographie pluridisciplinaire mobilisée par les deux auteurs) le livre montre ainsi comment l’auto-justice émane de « l’enchevêtrement du droit et des armes ».

Diffuser la peine

Par l’étude des réseaux sociaux et de la publicisation de la peine, Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer illustrent l’extension numérique de l’auto-justice. Que ce soit la traque d’un étudiant disparu lors de l’attentat de Boston, en 2013, la diffusion de rumeurs sur Snapchat à Bobigny, l’utilisation de Whatsapp pour se coordonner et définir les cibles au Salvador, ou encore la publication de photos des peines sur les pages Facebook des justiciers en Russie, au Salvador et au Pakistan : désormais les différentes formes de vigilantisme sont médiatisées et circulent sur internet.

Avec l’apparition des réseaux sociaux, le phénomène justicier s’est emparé des nouvelles modalités de publication des peines : la pratique du naming & shaming (le fait de nommer et d’accuser des individus publiquement sur Internet) permet une publicisation des accusés (et donc des coupables) à une communauté bien plus large. De ce fait, la simplification de la diffusion des rumeurs facilite de son côté les regroupements et les passages à l’acte. Lors de l’attentat de Boston en 2013, le FBI pratique le crowdsourcing (l’utilisation de l’intelligence et des connaissances d’un grand nombre de personnes), et mobilise des milliers d’enquêteurs amateurs sur reddit (site web communautaire de partage). Cela s’avère être une fausse piste, mais la famille de Sunil Tripathi, l’étudiant suspecté, subit la vindicte populaire. Cette mise en scène publique et numérique du vigilantisme est mise en relation avec la forme plus classique de l’auto-justice : le lynchage. Forme la plus célèbre, configuration publique par essence, la « loi de Lynch » repose sur l’action meurtrière d’une foule vengeresse. Le lynchage s’adosse à un système légal, il exprime « la volonté du peuple » tout comme les tribunaux révolutionnaires. Ces formes populaires – dans le sens du nombre d’individus mobilisés – de l’auto-justice se dotent d’une légitimité par le bien commun et la restauration du corps social face à une menace.

Nettoyage social

Si la « figure emblématique du justicier est celle d’un homme blanc, réactionnaire et xénophobe, protégeant ses biens et l’honneur des siens contre le fléau de la délinquance », notamment dans l’imaginaire collectif et les représentations médiatiques, la galerie des figures justicières est bien plus large que cela. Les deux auteurs puisent ainsi dans leurs terrains d’études les exemples qui permettent de démontrer la variété du phénomène et surtout sa diffusion à l’échelle mondiale. De plus, ils pointent également la convergence du phénomène vers la protection de la société et le « nettoyage » social   . Par exemple, les tueurs de policiers en Russie les désignent comme représentants d’une institution gardienne d’un régime injuste. On peut voir des dynamiques proches de cette dénonciation de l’institution dans la figure du « Bandit social » qui se substitue à l’État dans différentes communautés et applique de nouvelles règles au nom de la défense de la société, figure moderne de Robin des Bois   .

Les vigilantes accordent une place toute centrale à la gestion du monde social et de ses communautés. Dans la lignée du travail de Michel Foucault qui montre que les sociétés modernes peuvent se définir comme des sociétés « disciplinaires », mais que cette discipline ne peut pas s’identifier avec une institution ou un appareil d’État précis   , les auteurs analysent les acteurs privés qui exercent une discipline sur les individus marginaux. De fait, ce sont surtout à l’encontre des classes sociales défavorisées que les violences et la répression autojusticière s’exercent. Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer montrent ainsi que c’est en Amérique du Sud que l’ambition de nettoyer la société par la violence est la plus présente, comme au Brésil où s’ébauche cet art de la terreur et ses modalités de fonctionnement. Les auteurs parlent alors d’une « matrice brésilienne du nettoyage social ». Entre 1988 et 1990, ce sont près de 5 000 enfants et adolescents pauvres qui auraient été assassinés dans les grandes villes du pays. En Asie du Sud, se développe ainsi le terme de Encounter, un euphémisme désignant une fusillade prétendument fortuite dans laquelle des criminels trouvent la mort et des policiers des blessures superficielles. À la frontière du Brésil, en Colombie, cette peur prend également un aspect « hygiéniste » et cela se traduit par une hantise du désordre social, de la souillure et de la contamination, mais également une défense de l’ordre établi contre une menace subversive. Les syndicalistes sont alors pris pour cible dans un limpieza (nettoyage) social. L’enchevêtrement du capital et de la coercition transforme l’auto-justice en un ordre paramilitaire précipitant le pays dans le capitalisme néolibéral.

La place dans l’appareil institutionnel

Max Weber avait analysé en 1919 comment l’État revendique l’exercice de la violence légitime   , il pourrait alors sembler contradictoire de constater que le phénomène justicier – qui, quelle que soit la cause défendue, se fédère autour de la « dénonciation du système judiciaire, de ses lenteurs, de ses arguties, des droits excessifs des accusés et des condamnés ou la clémence des peines » – s’intègre dans les processus étatiques. De fait, le phénomène du vigilantisme était déjà intégré dans les réflexions sur la justice et le maintien de l’ordre en pointant les relations ambiguës que ces groupes entretiennent avec l’État – notamment dans le livre de Didier Fassin sur la justice   (le troisième de sa trilogie sur les institutions de contrôle social : police, prison et justice   ) – il n’avait pas encore bénéficié d’un ouvrage entièrement consacré à ses modalités. Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer montrent ainsi comment les justiciers, les foules, les vigilantes et les groupes d’auto-justice cherchent toujours l’assentiment des autorités susceptibles de valider leurs sanctions. Ils montrent également, dans une dynamique inverse, comment les groupes russes bénéficient de subventions gouvernementales pour soutenir le développement de la société civile.

Les auteurs vont également à contre-courant des analyses du policier en infraction et hors du cadre professionnel comme l’archétype du justicier. Ils pointent ainsi l’aspect collectif du phénomène, son cadre organisé et inséré dans l’appareil d’État. Ils développent alors le concept de « travail policier punitif » emprunté au journaliste Ernest J. Hopkins   . Par ce terme, ils balaient la conception d’une dérive individuelle de policiers et pointent la possibilité pour les justiciers issus des forces de l’ordre de se couvrir par des écritures juridiques et d’en rendre compte auprès d’instances conciliantes. Ils réinsèrent ainsi pleinement le vigilantisme dans la longue durée et montrent la liberté d’action permise au cœur des États et de leurs institutions. À la conclusion de ces encounters d’Asie du Sud (ces fusillades prétendument fortuites dans lesquelles des criminels trouvent la mort) se trouve la justice. Et si les scandales judiciaires offrent certains garde-fous, les tribunaux sont aussi le moment d’une recommandation des bons usages, de la définition d’une checklist du cadre légal à mobiliser en cas d’exaction, et donc, à terme, une réaffirmation du cadre légitime de l’exercice de la force extra-légale. Une analyse qui est dans la pleine lignée des travaux de Michel Foucault expliquant comment les pouvoirs « privés » seraient encore des appareils d’État spéciaux   .

 

À partir de cette variété d’exemples, de Russie, d’Asie du Sud et d’Amérique latine, Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer concluent en évoquant le cas de la France. Ils expliquent ainsi comment les évolutions sécuritaires en cours ne sont pas seulement une dissémination du pouvoir de punir vers de l’auto-justice et du vigilantisme, mais qu’elles traduisent également une réaffirmation du monopole étatique sur la violence extra-judiciaire. À coup de dispositions exceptionnelles, la société disciplinaire se construit ; une société disciplinaire dans laquelle l’auto-justice n’est pas une anomalie, mais bien une des modalités.