Serions-nous tous devenus des héros confrontés à de multiples défis ?

Comment comprendre la mise sur le même plan d’Arnaud Beltrame et de Johnny Hallyday, tous deux qualifiés de « héros » par Emmanuel Macron, et cela à peine à quelques mois d’intervalle ? Olivier Fournout propose de quitter la posture morale pour entrer dans la fabrique imaginaire de telles associations. Avec cette étude qui se situe au croisement de la sémiologie, des sciences de la communication et de l’anthropologie culturelle, il livre un panorama détaillé et méthodique des figures héroïques et héroïsantes qui diffusent et agissent à l’intérieur des imaginaires hypermodernes en structurant ses mises en récit (culture professionnelle et managériale, culture politique, culture créative, culture environnementale, culture publicitaire) ; il pose également les bases d’un projet anthropologique global qui ne méconnaîtrait pas nos dramaturgies sociales (l’analogie théâtrale est au centre du propos) et la fonction des imaginaires qui tissent entre eux les différents secteurs de l’activité humaine. Le projet ainsi dessiné appelle à réfléchir sur le « nouvel imaginaire – kaléidoscopique –  du capitalisme » et la structure profonde du soft power : « comment expliquer ce phénomène de grande ampleur qui veut que le cinéma aille si bien avec le business, le management, l’apprentissage de techniques de négociation et de management et la conduite de la guerre ? »  

 

L’héroïsme pour tous

Ainsi, l’étude revisite à nouveaux frais la fonction et les valeurs de l’imagination dans la culture occidentale moderne puis hypermoderne. La méthodologie, convaincante et systématique, est comparative : elle consiste à croiser et recouper ce que l’auteur appelle « les scènes et les contre-scènes » où l’on repère la même structure imaginaire : le travail, très documenté, met donc en résonance des manuels de managements, des livres de développement personnels avec une masse imposante de contenus fictionnels grand public (blockbusters, séries, portraits, blogs) ou encore des best-sellers comme ceux de Yuval Noah Harari, Donald Trump, Jacques Attali, figures emblématiques de notre société « héroïcomane » et à l’affût des « conduites gagnantes ». Fournout prend donc le contrepied d’un autre cliché, celui de l’homme sans qualité, autre figure structurante des imaginaires contemporains. Selon lui, il y a un « monde belliciste de luttes héroïques » qui vrombit « sous le capot » de cette modernité en apparence fade, désenchantée et technicienne.

L’imagination en tant que valeur et en tant que fonction sociales est donc passée au crible à travers l’un de ses paradigmes les plus modélisant : l’héroïsme qui, en hypermodernité, correspond au mythe de l’ « héroïsme pour tous ». Cette ultime mythologie de la modernité tardive décline la matrice héroïque comme « matrice de l’équilibre » : le héros hypermoderne est le héros de chaque instant ; sa tâche à la fois surdimensionnée et modeste consiste à dépasser et équilibrer les injonctions paradoxales démultipliées et intensifiées par le capitalisme tardif. Fournout les quadrille de manière sémiologique pour cerner le portrait de ce héros victorieux qui prend à bras le corps tous les « et en même temps ». Ainsi, ce nouveau héros paradoxal doit être doué dans les rôles sociaux tout en étant animé par une intériorité ardente (axe 1) ; savoir respecter le cadre de sa mission tout en étant divergent et en inventant ses propres règles (axe 2) ; supplanter les autres et exercer un leadership tout en coopérant avec autrui (axe 3).

La première partie de l’étude (Ch. 1, « Plus d’imaginaire, plus d’effet ») stabilise le cadre méthodologique en revenant sur différents travaux qui ont pointé la fonction relationnelle des imaginaires, convoquant aussi bien la philosophie (G. Bachelard, G. Simondon, E. Morin, L. Marin, J.-L. Marion, B. Latour), l’anthropologie (M. Godelier), la sociologie (E. Goffman, L. Boltanski et E. Schiapello), la sémiologie (R. Barthes, V. Grassi, A.-M. Christin), les sciences cognitives (M. Turner), les sciences de la communication (P. Musso, D. Bougnoux), pour ne citer que quelques unes des multiples références et théories mentionnées et qui, selon Fournout, ont contribué à une science du « modelage » sociétal par les imaginaires. L’auteur accorde une place de choix à Barthes et à son concept d’« homme structural » : « l’homme structural prend le réel, le décompose, puis le recompose ; c’est en apparence peu de choses. Pourtant, d’un autre point de vue, ce peu de choses est décisif car entre les deux temps de l’activité structuraliste, il se produit du nouveau (…) »   .

Le second chapitre (« La structuration des imaginaires collectifs ») prolonge les considérations méthodologiques en se concentrant sur l’analogie théâtrale, grâce à laquelle Fournout élabore sa théorie des scènes et contre-scènes (qui peut faire penser à l’esthétique combinatoire et modélisatrice d’Etienne Souriau), ouvrant sur une anthropologie dramaturgique du capitalisme tardif. Le théâtre constitue pour l’auteur une sorte de plateforme épistémologique qui lui permet de penser à la fois le monde abstrait des jeux de rôles et celui, concret, de leurs mises en pratiques multiformes et miroitantes dans l’activité humaine. Fournout propose de poursuivre le projet de Greimas, à savoir prendre la mesure « de la problématique sémiotique théâtrale et, plus largement, de la dimension spectaculaire de nos cultures et de nos signes »   .

A partir du chapitre 3 (« La structure de l’héroïsme hypermoderne »), l’auteur entre dans le détail de la « matrice de l’héroïsme » ou « matrice de l’équilibre », en détaillant la grille sémiologique qu’il va mettre à profit dans l’étude de différents objets : le héros hypermoderne interagit dans un récit saturé d’inconciliables, ce qui rejoint le posthumanisme de « l’homme-dieu » décrit par Harari dans Une brève histoire de demain ; ce qui se décline dans toute la littérature managériale et de développement personnel : « le pli de la réussite consiste à magnifier des oppositions pour mieux faire ressortir le chemin qui les surmontera. Cette rhétorique n’est pas l’exclusivité du management et du développement personnel. Les intellectuels et scientifiques qui s’expriment dans l’espace public ont aussi cette propension. Ils feront ressortir une délicate ‘ligne de crête’ entre les précipices. Il faudra dépasser un "clivage", se tenir à distance de ‘deux bulles d’irréalisme’, de ‘deux utopies’ (…) » (p. 76). L’injonction au dépassement des contraires se nourrit des contradictions et des « collages » que l’hypermodernité fait littéralement déborder, comme cela a pu être montré par Morin, Rosa, les situationnistes et les post-situationnistes… Bref, le héros hypermoderne pousse le maniement du paradoxe aux confins de l’exacerbation et de la virtuosité.

 

Des défis du quotidien aux défis transcendants

Fournout élucide ensuite (chapitre 4, « Les défis pour tous ») comment ces défis constituent la toile même de l’environnement dans lequel nous devons interagir, du sport au bureau, du loisir à la santé. Cette nouvelle anthropologie culturelle du dépassement implique la notion de « role model », une modélisation profondément ancrée dans la culture américaine et le management qui voudrait que la réussite repose sur la capacité d’identification du sujet travaillant, créant, produisant, consommant, à un « modèle positif ». La saturation concurrentielle jusque dans les moindres situations de la vie courante donne dès lors la « prime à la controverse », au détriment de l’objet de la controverse, en versant, comme le remarque Fournout, dans une logique de consumérisme de la renommée et de gaspillage ostentatoire : « là où, cependant, le bât blesse, c’est qu’à un moment la logique de l’héroïsation finit par générer une société d’égos surdimensionnés en guerre les uns contre les autres qui font reculer toutes les autres valeurs de la République. »   .

Les chapitre 5 (« La mort pour tous ») décrit la manière dont ces scénarii héroïques, aussi multiformes que structurellement répétitifs, entretiennent un lien anthropologique avec la mort et nous informent sur la manière dont notre société intègre à ses imaginaires le « jeu avec la mort », et cela jusque dans les imaginaires professionnels (chapitre 6, « L’avenir du travail ») qui fusionnent par exemple le role model de James Bond et celui de l’employé de Wall Street ou de la City. Et la manière dont cette nouvelle figure de héros civilisationnel, victorieux de deux guerres mondiales et de soi, emblème du capitalisme libéral, à la fois sujet et objet des industries de l’imaginaire, trouve son point d’effervescence dans Internet et les réseaux sociaux « multi-rôles », « multi-contact », qui à la fois démultiplient les capacités d’agir et les engorgent d’impasses : ce dernier développement de la structure « pousse la matrice de l’équilibre jusqu’au déséquilibre, dans l’énergie du paradoxe »   .

L’imaginaire héroïque a besoin de défis quotidiens mais aussi de défis transcendants, c’est en cela que le défi écologique (chapitre 7, « Sauver la planète ») se substitue à l’ancien lien mystique qui unissait le chevalier à une cause supérieure, divine et absolue. Opposant des forces disproportionnées, maximisant l’incertitude et le sentiment du fatum, « sauver la planète » décrit le scénario de la « montée en tragédie » de l’héroïsme hypermoderne, car « le catastrophisme est propice à l’héroïsme »   . Et cette ultime poussée vers l’absolu emporte avec elle un dernier paradoxe, sans doute le plus cruel : la structure héroïsante est à la fois égocentrique et altruiste, elle enjoint de sauver le monde… tout en se sauvant soi.

L’étude se termine sur un chapitre dont le titre même, « les quatre corps du héros », indique l’ambition de l’auteur qui s’intéresse, à travers les imaginaires, à la question de la souveraineté. L’analyse détaillée du film de Spielberg, Lincoln, démontre bien comment notre époque a exténué le régime esthétique et comment celui-ci a pris le dessus sur le régime historique ou encore politique, à travers la figure de l’acteur-héros : « l’acteur de cinéma devient l’historien »   . Lincoln est, en tant que personnage historique, « avalé » (sic) par la fonction acteur, qui est elle-même avalée par sa récupération managériale et utilitariste.