Les sociétés évoluent constamment mais lentement, nous rappelle Xavier Vigna, qui nous incite alors à prendre davantage la mesure de la fraction conservatrice de la société que nous connaissons mal.
Pour comprendre la société, une sélection rigoureuse des faits significatifs et leur mise en relation et en perspective importent au moins autant que la multiplication des coups de sonde ou l'ampleur des données collectées. Retracer en guère plus de cent pages l'histoire de la société française de 1968 à 1995, comme le fait Xavier Vigna dans l'ouvrage qu'il vient de faire paraître, devrait permettre de s'en convaincre. L'épaisseur des ouvrages ne signale ni leur qualité ni leur intérêt, et nous aurions tort de négliger les petits livres !
Nonfiction : Vous venez de publier une histoire de la société française sur la période 1968-1995 en seulement une centaine de pages. Comment avez-vous procédé pour tenir cette gageure ?
Xavier Vigna : Ce livre est une commande de mes collègues Claire Lemercier et Claire Zalc. J’enseigne depuis de nombreuses années à mes étudiants cette période que j’ai aussi abordée dans mes recherches sur les mondes ouvriers. Ma démarche a été dictée par la manière dont je considère l’histoire sociale : soucieuse à la fois d’analyser les structures qui évoluent lentement et attentive aux évolutions plus rapides sous le feu de l’événement. D’où le choix de consacrer les trois premiers chapitres à des éléments qui remontent au XIXe siècle : l’évolution démographique et l’importance de l’immigration, la déchristianisation, le poids de la civilisation industrielle par exemple (s'agissant du premier chapitre), tandis que les deux derniers chapitres portent l’empreinte d’une conjoncture marquée à la fois par l’événement 68 et les conséquences sociales d’une crise économique, notamment la désindustrialisation. J’ai tenté ainsi une synthèse, en lisant beaucoup, mais qui ouvre des pistes, qui suscite de nouvelles recherches.
S’arrêter en 1995 laisse vingt-cinq ans de recul, c’est le temps minimum pour faire œuvre d’historien ? Du coup, cela met en évidence ce qui n’existait pas encore ou restait dans les limbes : les réseaux sociaux, la certitude du réchauffement climatique, la perte d’influence des partis de gouvernement, etc. Y voyez-vous un intérêt particulier, par rapport à une histoire qui engloberait la période actuelle ?
Je ne crois pas qu’il y ait un temps de recul minimal pour faire œuvre d’historien. Marc Bloch écrit L’étrange défaite à chaud et c’est un travail magistral. Je crois plutôt que la démarche importe, avec en particulier le souci de se déprendre de l’actualité et d’essayer de retracer des évolutions, de souligner des éléments cruciaux même s’ils sont moins visibles. En m’arrêtant en 1995, j’espère avoir évité un écueil téléologique par lequel tout convergerait vers la situation présente. De ce fait, le livre évoque tout ce qui se banalise pendant la période – je pense au téléphone –, mais des activités aussi qui tendent à disparaître, par exemple des petits commerces. Il consacre un développement au conservatisme parce que de larges segments de la société française sont attachés à préserver des modes de vie ou des traditions.
Vous montrez que des évolutions importantes de la période sur laquelle vous vous focalisez prolongent des tendances anciennes, c’est notamment le cas en ce qui concerne la démographie ou l’économie, comme vous l'évoquiez à l'instant, mais également la sphère de l’intime ou encore le travail, auxquels vous consacrez également, à chacun, un chapitre. Celles-ci ont depuis continué de produire leurs effets…
Oui, une des vertus de l’histoire sociale est de souligner la viscosité des sociétés, c’est-à-dire le fait qu’elles évoluent constamment mais lentement. Ainsi, la répartition de la population sur le territoire est en partie le fruit de l’industrialisation qui s’accélère dans les années 1880, laquelle précipite aussi un lent déclin de la paysannerie. De même, les unions avant le mariage dans les couples progressent pendant tout le XXe siècle, comme le travail salarié des femmes d’ailleurs. On est là face à des évolutions de très longue durée et qui se prolongent en effet après 1995.
Dans ce cadre, j’accorde une importance toute particulière au travail, qui est des principaux ordonnateurs de la vie sociale. Cela permet de souligner par exemple le poids croissant des employés, ou d’interroger la reconfiguration d’une autre classe sociale, cruciale mais fort mal connue, la bourgeoisie.
Des bouleversements accélérés sont intervenus dans la foulée de 1968, montrez-vous, mais qui donnent l’impression de s’être parfois essoufflés, avant de renaître peut-être sous d’autres formes. Mais qui ont aussi suscité de fortes résistances, car les tenants de l’ordre, de l’autorité, de la propriété et des traditions n’ont pas désarmé, au contraire, même si les contours et peut-être surtout les motivations de ces acteurs, sans doute globalement majoritaires, restent peu analysés… Comment appréhender ce phénomène et comment y remédier ? Quelles pistes pourraient-elles être empruntées pour cela ?
Je vous remercie d’avoir relevé cet aspect du livre. J’ai en effet voulu souligner combien la société française avait été traversée en profondeur par 1968. Si on lit les travaux de sciences sociales, on a l’impression d’une France sur la brèche, d’une population toute engagée dans de puissants mouvement sociaux, uniformément féministe et déjà avec une forte conscience environnementale. Or, je rappelle que les consultations électorales sont le plus souvent remportées par la droite pendant la période. Cela devrait nous inciter à regarder cette fraction conservatrice de la société, que nous connaissons fort mal. C’est compliqué parce que les personnes satisfaites de l’ordre des choses ne se mobilisent guère, ne suscitent donc pas l’intérêt des médias ou des pouvoirs publics, et dès lors n’apparaissent guère dans les archives publiques. Je dirais volontiers, au risque d’apparaître un peu provocateur, que pour regarder cette « société de droite », il faudrait d’abord quitter la région parisienne ou les grandes métropoles régionales, s’intéresser à des pratiques banales, à la vie quotidienne. On sait par exemple que les événements familiaux ont été de plus en plus photographiés ou filmés et des centres de plus en plus nombreux conservent ces archives. Il y a là, je crois, des ressources gigantesques, mais qui sont à ma connaissance sous-utilisées pour interroger le conservatisme d’une partie de la société française. Ce n’est qu’une piste parmi tant d’autres. Mais je suis convaincu que pour saisir la réalité de la société française de la période, il faut connaître bien davantage ces réalités conservatrices.
La crise met ensuite sous tension, montrez-vous, une part importante de nos institutions sociales, avec l’installation du chômage de masse, la remise en cause de l’Etat social, les craquements du système scolaire et la crise des banlieues, qui ne touchent pas tout le monde de la même manière. On pourrait se dire qu’on a là les prémices d’une fragmentation sociale qui n’a depuis fait que se renforcer, comme d’aucuns en posent le diagnostic. Seriez-vous d’accord avec cette analyse ?
Le livre refuse la bipartition entre les supposées « Trente glorieuses », catégorie que je récuse complètement, et la crise économique qui démarrerait à partir du choc pétrolier. En réalité, la désindustrialisation, qui commence dès les années 1950 sur certains territoires, sape progressivement la cohésion de la classe ouvrière et par là, en effet, inaugure une fragmentation sociale : avec des régions (et pas seulement les banlieues des grandes métropoles), des groupes sociaux de plus en plus fragilisés et relégués. Par ricochet, une institution aussi centrale que le système scolaire, à laquelle on assigne d’instruire et de former un nombre croissant d’élèves, entre en crise.
Ce qui vaut sans doute la peine d’être souligné, c’est la profondeur chronologique de ce processus : si cette piste interprétative est exacte, le phénomène a commencé sur certaines portions du territoire national depuis une soixantaine d’années et a donc affecté au moins deux générations, parfois trois. C’est donc un mouvement considérable. Or je n’ai pas l’impression que cette réalité sociale soit au cœur de l’agenda politique pour utiliser une litote.