La maîtrise sur le travail par les producteurs eux-mêmes, qui caractérise l'idée communiste, explique Sève, reste le principal moyen d'écarter les catastrophes que nous prépare le capitalisme...

En mars 2020, disparaissait Lucien Sève (il était né en 1926), un grand philosophe du marxisme qui fut aussi un militant actif au sein du Parti communiste français, dont il fut membre du Comité central. Il fit partie, à partir de 1984, de celles et ceux qui appelaient à une « refondation » de cette organisation politique, qu'il quitta finalement en 2010. A partir de 2004, il entreprend une œuvre d’ampleur, qui se déploie en quatre, et désormais cinq, volumes, dont le titre générique, Penser avec Marx aujourd’hui   , invite à reprendre les fondamentaux de la pensée de l’auteur du Capital, que le philosophe considérait encore et toujours comme l’auteur majeur de la critique radicale du capitalisme.  

Tout au long de cette tétralogie, Lucien Sève s’attache à montrer les multiples aspects de la pensée de Marx qui engagent à penser à nouveau à partir de Marx, en prolongeant ce qui était déjà en germe dans ses écrits, aux plans éthique, philosophique et politique. Dans la première partie du tome IV, parue à La Dispute en 2019, Lucien Sève entreprenait, dans le premier chapitre, de mettre en relief la complexité du dessein communiste au moment de l’essor du mouvement ouvrier au XIXe siècle, avant de procéder, dans le deuxième, à une mise à distance fort critique quant aux régimes qui se mirent en place en se réclamant du marxisme.

« Le communisme » ?Quel communisme pour le XXIe siècle ?, constitue la seconde partie, que l'auteur n'aura pas eu le temps d'achever, du quatrième et dernier tome de cette tétralogie. Elle ne contient qu’un seul chapitre numéroté troisième. Dans sa présentation, l’auteur indique les contraintes éditoriales qui le conduisirent à le publier séparément. Il expose aussi les raisons selon lesquelles, de son point de vue, le communisme redevient actuel.

 

L’actualité de la visée communiste 

A l’orée des années 1980 s’impose le discours idéologique qui accompagne et promeut ce qui est souvent défini comme le « tournant néolibéral » des sociétés occidentales. La chute du Mur en 1989 finit de jeter le total discrédit sur toute pensée critique anticapitaliste dont le marxisme en particulier, auquel est imputé l’échec de ce que beaucoup, y compris au sein de la gauche dite radicale, pensent avoir été le communisme en Union soviétique. Dans la première partie du volume IV, en de puissantes analyses, Lucien Sève récuse ce truisme. 

Dès le milieu des années 1990, s’exacerbent les contradictions du capitalisme, qui vont déboucher sur la crise financière de 2007-2008. C’est à partir de cet ébranlement, que ce qui était encore impensable les années précédentes, commence à cesser de l’être : on assiste à un retour de Marx, fût-il encore timide. D’une part, l’auteur veut voir une réhabilitation de la visée communiste en raison du nombre croissant de travaux dans le champ des sciences sociales dont l’objectif est de dépasser le capitalisme. D’autre part, il perçoit les jeunes générations éveillées à la conscience politique tourner leur regard vers le même horizon. C’est d’autant plus remarquable dans la mesure où, pendant toute une période, à partir des années 1980, toute référence à Marx, au communisme, était systématiquement invalidée, noyée dans le torrent d’anticommunisme des années 1980-1990. Face à une société de classes qui devient de plus en plus invivable, où s’accumulent dangereusement des problèmes éthiques et pratiques, le communisme au sens de Marx, nous dit Lucien Sève, est potentiellement la solution pour sauver le genre humain. Aussi le philosophe affirme-t-il que ce projet, trahi par le stalinisme, n’est pas derrière nous mais devant nous.

 

Quel communisme pour le XXIe siècle ? 

Ce chapitre troisième est alors schématiquement articulé en deux sous-parties. Dans la première, Lucien Sève fait la recension d’ouvrages d’auteurs tels qu’Alain Badiou, Yvon Quiniou, Isabelle Garo, Etienne Balibar, Michael Löwy, Pierre Dardot et Christian Laval, Jean Sève (son fils), Bernard Friot et Benoît Borrits. Il précise que cette sélection ne revêt aucun caractère exhaustif et cite du reste quelques autres noms. Dans la seconde sous-partie, le philosophe livre ses analyses relatives aux enjeux écologiques et anthropologiques auxquels doit aujourd'hui faire face le genre humain.

Quel est l’objectif de cette recension et pourquoi retenir ces auteurs ? Lucien Sève l’explique en une courte introduction. A ses yeux, ils s’inscrivent indubitablement dans le renouveau d’une critique de l’ordre dominant capitaliste et il lui parut nécessaire de confronter sa vision d’un « communisme marxien » avec l’idée que se font ces penseurs d’une société post-capitaliste. Sont évaluées la portée et les limites de chacune de ces contributions choisies. Cinq auteurs sur les dix font l’objet d’appréciations particulièrement contrastées. On note ainsi une préférence de Sève pour les travaux d’Yvon Quiniou, de Bernard Friot et, en revanche, des réserves envers ceux d’Alain Badiou, Pierre Dardot et Christian Laval. 

Ainsi, Lucien Sève porte-t-il un intérêt marqué aux apports d'Yvon Quiniou chez qui il souligne la grande connaissance de l’œuvre de Marx, le souci et la rigueur d’analyse théorique ; la définition précise de catégories comme celle du prolétariat d’aujourd’hui ; la démarche matérialiste-historique portant sur les conditions nécessaires et objectives (économiques, sociales, politiques) permettant de dégager le chemin vers le communisme. Cependant, Lucien Sève eût apprécié que celui-ci mît plus l’accent sur les méfaits civilisationnels générés par le capitalisme et, par conséquent, qu’il en tînt compte dans la nécessité d’aller vers le communisme. Lucien Sève regrette ainsi le peu de place qu’Yvon Quiniou réserve aux questions stratégiques. 

Le philosophe salue chez Bernard Friot le travail mémoriel en faveur de trois ministres communistes dont l’action politique, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, instaura la Sécurité sociale (Ambroise Croizat), le statut de la fonction publique (Maurice Thorez) et la nationalisation du gaz et de l’électricité (Marcel Paul). Bernard Friot voit dans la mise en place de ces dispositifs un déjà-là communiste et le début de la révolution communiste du travail. Lucien Sève adhère aux thèses de ce penseur et militant dont les recherches le mèneront à élaborer des propositions concrètes. Le cœur de celles-ci est la maîtrise du travail par les travailleurs eux-mêmes et, par-là, de leur sort. Cela passe par la « socialisation salariale de la valeur », à partir des principes fondamentaux de la Sécurité sociale. Le salaire passe de la qualification du poste à celle de la personne – à l’instar du régime des fonctionnaires dont le revenu est découplé de l’activité – et par la copropriété d’usage des moyens de production. Sont visées la fin du marché du travail, une évaluation et une validation autres que celles soumises aux critères capitalistes de ce qui vaut. On notera au passage, le regard positif que porte Lucien Sève sur les ouvrages de Benoît Borrits louant la grande connaissance que ce dernier a des SCOP. Il montre la similitude de vues tout en relevant les différences d’approches stratégiques entre ces deux auteurs.

En revanche, Lucien Sève se montre plus distant avec la pensée d’Alain Badiou. Il reconnaît la stature intellectuelle de celui qui fut le premier à réhabiliter « l’hypothèse communiste ». Il n’en demeure pas moins qu’à ses yeux, Alain Badiou tombe dans le même travers d’une analyse historique qui accrédite l’idée selon laquelle ce qui fut essayé en URSS stalinienne et les pays de même régime était un supposé communisme qui se solda par un échec. Lucien Sève critique l’impasse qu’il fait sur les conditions qui rendent possible, historiquement, le passage au communisme, à telle enseigne qu’il convoque Lénine lequel, écrit-il, sut voir en 1921 l’état d’immaturité de ces conditions en Russie. Lucien Sève relève chez Badiou une certaine méconnaissance de Marx et dénonce sa persistance à refuser toute critique du maoïsme. Il reconnaît l’indiscutable apport du penseur à la remise en vigueur de l’idée communiste, mais idée insuffisamment élaborée selon lui et souffrant d’un manque de prise en compte d’une indispensable actualisation historique. En rester au stade idéel comme le fait Alain Badiou, poursuit-il, conduit à ne pas penser le communisme comme mouvement réel

Plus appuyées sont les réserves formulées à l’encontre des alternatives proposées par Pierre Dardot et Christian Laval. Ils font partie de ceux qui, suite à la crise de 2007-2008, cherchent des pistes post-capitalistes mais ne se situent pas dans une optique communiste marxienne. Lucien Sève se montre très critique quant à la mouvance, floue, aux sources assez hétéroclites du concept de « commun », cheval de bataille des deux auteurs, densément développé dans leur livre Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle. Il pointe chez eux un contresens de la lecture de Marx. Partant, il critique le concept de Commun que les deux auteurs s’attachent à ne pas vouloir confondre avec le communisme qu’ils assimilent à une forme d’étatisation quand Marx avait en ligne de mire le dépérissement de l’Etat. Il voit chez eux une faiblesse théorique lorsqu’ils omettent que le capitalisme est par essence une société de classes reposant avant tout sur un mode de production. Cette absence de prise en considération conduit Pierre Dardot et Christian Laval à ne voir que les effets dévastateurs du capitalisme sans en analyser les causes, à ne considérer que l’unique appropriation des choses, l’exploitation de l’homme restant un point aveugle de leurs développements.

Au terme de ses lectures, Lucien Sève considère-t-il que les critiques adressées à ces auteurs constituent des points d’insurmontables divergences ? Bien au contraire. Les approches différentes, les points de controverses ne sauraient être des freins à la souhaitable émergence d’une culture partagée du post-capitalisme. Il prône la fin du manque d’unité qui caractérise les militances sans que soit nécessairement gommée la diversité de leurs approches. L’essentiel est de travailler sur ce qui unit et non pas de s’arc-bouter sur ce qui serait marginal. Cela suppose au préalable que les contributeurs ayant pour visée le dépassement du capitalisme, cessent de s’ignorer les uns les autres. Lucien Sève en appelle à ces convergences parce que le capitalisme, fût-il miné par ses contradictions, ne disparaîtra pas de lui-même tant est grande sa capacité à se maintenir malgré des effondrements fragmentaires. Or, pour les raisons qu’il expose ensuite, il importe de sortir au plus vite de ce système.

 

Le communisme : une urgente nécessité

Lucien Sève dresse un bilan de la situation générale laquelle, à ses yeux, justifie l'avènement du communisme. Quelle en est la raison fondamentale ? L’auteur l’annonce sans ambages : le capitalisme mondialisé conduit rapidement la planète et le genre humain à des catastrophes. 

Parmi les thèmes traités (la grave situation de l’écosystème, l’équivoque du  « productivisme », le nécessaire couplage de l’écologie et du communisme, les menaces contre le genre humain et le transhumanisme), nous concentrerons ici notre attention sur « La destitution du travail » et « L’exténuation de la citoyenneté ». Parlant de la première, le philosophe évoque le caractère contradictoire du capitalisme. Emancipateur après le servage, il est en même temps source d’aliénation. Cette contradiction engendra des luttes sociales ayant débouché, jusque dans les années 1970, sur de notables avancées au profit du monde du travail, aujourd’hui remises en question par un ensemble de fortes attaques programmées et structurelles : intensification de l’exploitation par la diminution de la part des salaires dans la valeur ajoutée, conditions de travail dégradées, déshumanisation des rapports sociaux dans l’entreprise. Vain est le dessein de vouloir encore humaniser le capitalisme comme ce fut possible à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les conditions d’alors ne sont plus existantes.

Quant à « l’exténuation de la citoyenneté », Lucien Sève met en exergue les principaux traits qui caractérisent le dessaisissement de plus en plus marqué du citoyen de ses libertés démocratiques fondamentales, une dépossession accrue et nécessaire au capital pour maintenir son procès de valorisation. Le pilotage de l’économie par le seul taux de profit bafoue la démocratie. Le recul de la citoyenneté au travail va de conserve avec celui de la vie démocratique dans la Cité. Lucien Sève dénonce l’amoindrissement du pouvoir des assemblées, l’accroissement de l’influence des lobbies, le non-respect de choix par referenda des citoyens. Lucien Sève pense-t-il au contournement du résultat issu des urnes le 29 mai 2005 à propos du Traité constitutionnel européen en France ou encore au Traité de Nice ratifié par l’Irlande lors d’un deuxième référendum en 2002 après une première consultation rejetée en 2001 ?  

La maîtrise sur le travail par les producteurs eux-mêmes est porteuse d’une réelle citoyenneté au sein de l’entreprise – laquelle doit être refondée – et dans le champ social en général à travers une démocratie sociale et économique, de même qu’elle conduit à une nouvelle forme de socialisation, respectueuse de l’humain et à redéfinir notre rapport avec la nature dans le souci d’un équilibre écologique à préserver.

D’aucunes, d’aucuns pourraient penser à l’issue de la lecture de ce livre que Sève reste trop dans la critique et ignore de fait la dimension politico-stratégique voire programmatique. Dans la présentation de son livre, celui-ci s’attache à définir les limites dans lesquelles s’inscrit son propos. D’une part, il déclare ne pas vouloir tomber dans l’utopisme annonçant le devenir du genre humain à la nouvelle époque du communisme radieux. D’autre part, il ne traite pas des problèmes d’ordres économique, sociologique, juridique, politique et finalement éthique, qui se posent ici inévitablement, comme relevant de discussions de spécialistes de ces disciplines. Il s’en tient rigoureusement à la réflexion historico-critique relative à la visée communiste marxienne.

En paraphrasant Marx et Engels dans L’idéologie allemande, nous sommes tentés de dire que pour qu’il n’y ait pas de mystifications dans les réponses, encore faut-il qu’il n’y en ait pas dans les questions. La grande rigueur intellectuelle du philosophe disparu plaide largement en ce sens. A défaut de fournir des « solutions », du moins Lucien Sève s’attache-t-il, dans ce dernier livre et l’ensemble de cette tétralogie, de poser à nouveau les questions fondamentales quant à la pensée de Marx, au communisme, à l’aune de la situation d’aujourd’hui.