Pierre Fasula offre une lecture du roman de Musil qui répond à la question philosophique traditionnelle de la vie juste.

Dans L’homme du possible, Pierre Fasula montre que le chef d’œuvre inachevé de Robert Musil, L’Homme sans qualité, traite à la fois de littérature et de philosophie, puisque ce roman campe des personnages dont l’existence est une réponse possible à la question, traditionnelle en philosophie, de la vie juste, tant dans la dimension singulière et personnelle que collective.

L’intérêt de recourir au roman pour réfléchir à cette question de la vie juste est de montrer « l’entrelacement des dimensions morale, sociale, culturelle et politique », là où une séparation de ces différentes sphères de l’existence humaine ne pourrait proposer qu’une réponse simplifiée – voire simpliste – à cette question. En effet, la quête de la vie juste de la part d’un personnage, à travers le roman, permet de prendre en considération ses relations à sa famille, sa profession, son environnement social, dimensions de l’existence sur laquelle la philosophie ne réfléchit souvent que de façon abstraite ou très théorique.

A cet égard, L’Homme sans qualité ne défend pas une thèse propre. Le roman produit pour l’auteur « une clarification de certains problèmes philosophiques ». Il n’y a pas seulement dans ce roman de la philosophie, mais ce roman peut être considéré comme philosophique, puisque ce livre produit « une clarification de la question de la vie juste et des tentatives de réponse, qui est analogue à une clarification philosophique ».

Les quatre premiers chapitres suivent le fil de l’histoire, et le dernier réfléchit à la question de l’utopie chez Musil, pour qui elle est une expérimentation mentale sérieuse, à la différence de ceux pour qui l’utopie est avant tout une construction impossible. L’irréalisabilité n’est pas une caractéristique intrinsèque de l’utopie, car la réalisabilité de l’utopie est liée au temps : ce qui n’était pas réalisable peut le devenir, ce qui l’était peut ne plus l’être.

Du sens du possible au principe de raison insuffisante

Au cœur de la construction du roman de Musil se trouve la distinction entre deux types d’hommes : les hommes du possible et les hommes du réel. Les premiers ont le sens du possible, c’est-à-dire la capacité à « penser tout ce qui aurait pu aussi bien se produire ou exister, par rapport à ce qui s’est réellement produit ou a réellement existé, et de ne pas accorder plus d’importance à la réalité qu’à ce qui est possible ». Et comme l’affirme l’auteur : « le sens du possible n’est pas une solution au problème de la vie juste. Au contraire, le problème de la vie juste est l’expression de ce sens du possible, au sens où le problème de la vie juste naît de cette pensée que l’on pourrait en toute circonstance faire indifféremment telle chose ou telle autre ».

Dans la présentation romanesque de son premier chapitre, consacré à la question « comment dois-je vivre ? », Pierre Fasula décrit certains aspects de la vie d’Ulrich, le personnage principal du roman, qui l’amènent à se poser cette question, en particulier, la désaffection pour son métier et son pays, son sentiment d’avoir face à soi une pluralité de possibilités sans raison pour en choisir une plus que les autres et son indifférence face à la vie. Dès le chapitre 4 de la première partie du roman, est introduite la réflexion sur « le sens du possible », qui caractérise Ulrich, et qui a pour conséquence de faire « apparaître comme faux ce que les hommes admirent et licite ce qu’ils interdisent, ou indifférents l’un et l’autre ». Autrement dit, ce sens du possible permet la remise en cause de la hiérarchie, tout aussi bien que la capacité d’envisager ce qui est interdit, ainsi que l’indifférence à l’égard de cela, dont atteste le choix d’Ulrich, au début du roman, d’habiter un château – ce qui, socialement, ne se fait pas, ou ne doit pas se faire. Son père, contrairement à lui, a le sens du réel et il « considère non seulement comme licite mais aussi comme digne d’admiration […] le monde social et politique de l’Empire austro-hongrois, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, dans lequel chacun a sa place et doit la tenir ».

Cette contradiction permet aussi que se manifeste avec force ce sens du possible : c’est un état dans lequel la valeur des choses a perdu l’évidence qu’elle devrait avoir. Quand les hommes ne partagent plus l’évidence du bienfondé d’un ordre ou de la légitimité d’une institution, ils en conçoivent la « raison insuffisante » qui catalyse l’exercice du sens du possible de ceux qui le possèdent. Ainsi Musil décrit-il l’état de l’Empire comme existant sans raison d’être :

« c’était un État qui ne subsistait plus que par la force de l’habitude, on y jouissait d’une liberté purement négative, dans la conscience continuelle des raisons insuffisantes de sa propre existence et baignée par une grande vision de ce qui ne s’est point passé, ou point irrévocablement du moins, comme par l’haleine des océans dont l’humanité est sortie ». Comme le souligne l’auteur, « l’absence d’estime de soi s’exprime dans le sentiment d’une existence sans véritable raison d’être, au sens où les événements qui font la vie du pays et ses caractéristiques sont sans véritable raison d’être. Certes, évènements et caractéristiques ne sont pas sans raisons : on peut toujours indiquer pourquoi tel ou tel événement se produit, ou pourquoi la vie prend telle ou telle forme. Mais ce sont des raisons insuffisantes, de sorte que, pour les habitants de l’Empire, leur existence pourrait tout aussi bien être autre, s’il n’y avait la force d’inertie de l’habitude ».

Ulrich et les habitants de l’empire vivent dans la conscience continuelle des raisons insuffisantes de leur existence.

Pour comprendre comment certains hommes, à l’exemple d’Ulrich, en viennent à se poser la question de la vie juste, l’auteur montre que pour Musil, il faut ressentir ce qu’il appelle le « principe de raison insuffisante ». Selon ce principe, « dans sa vie personnelle comme sa vie publique et historique, l’homme fait exception au principe de raison suffisante, c’est-à-dire que ce qu’il fait et ce qui se fait autour de lui n’est sans doute pas sans raison ni cause, mais ces raisons ne sont pas pour autant des raisons suffisantes, justifiant qu’on agisse ainsi et pas autrement ».

Là où certains ne remettent jamais en cause, même sur un plan strictement théorique, les modèles de vie à vivre proposés par une société, et semblent adhérer complètement à ces valeurs, d’autres comprennent que si on peut vivre spontanément comme la société semble l’attendre de nous (en partageant telle valeur, telle foi ou tel enthousiasme), par exemple, il n’est pas exclu qu’une autre façon de vivre soit possible – et même meilleure. Le sens du possible est ainsi corrélé au principe de raison insuffisante. Et, effectivement, le roman pose la question : quand est-il pertinent de demander à ce que la vie et le monde dans lequel elle est menée soient fondés sur une raison suffisante ? parfois cette exigence s’impose, parfois pas. Cela ne s’impose pas dans le cadre de la vie du père d’Ulrich. Mais si la majorité des personnes de l’Empire ont une conscience continuelle de l’insuffisance des raisons de vivre de telle ou telle manière, la question a un sens : « Il faut que la vie ait perdu son évidence pour qu’ait un sens la question de la raison suffisante de la conduite de la vie individuelle ou collective ».

Pierre Fasula rapproche assez précisément cette réflexion de certaines remarques de Wittgenstein sur la cécité à l’égard de certaines situations et en tire la conclusion qu’« il n’y a pas de problème quant au sens de vie pour celui qui ne voit pas de problème et qui serait pourtant incapable de dire quel est ce sens, si on le lui demandait. De la même manière, il n’y a pas de problème quant à la justification ultime de l’existence pour celui qui ne voit pas le problème, alors même qu’il serait incapable de dire quelle est cette justification si on le lui demandait – à supposer qu’il y en ait une ».

Les expériences, les statistiques et le progrès

Le chapitre II livre des réflexions sur les conceptions de la conduite de la vie qu’Ulrich est censé avoir eues antérieurement au temps du roman : une vie conçue à l’image d’une série d’essais, d’expérimentations, d’hypothèses (proches de la philosophie de Dewey) qui a pour résultat de changer la vision de l’existence d’Ulrich quant à l’homme et aux grands hommes. Dans le roman, pour Ulrich le monde apparaît comme un immense laboratoire où on expérimente les conduites de vie. Les expériences de vie d’un individu ne sont plus vraiment les siennes dans la mesure où elles sont devenues impersonnelles, mais Ulrich « n’y voit pas matière à déploration qu’à perfectionnement ». Comme l’écrit Musil :

« La comparaison du monde avec un laboratoire lui avait rappelé une de ses vieilles idées. La vie qui lui aurait plu, il se l’était représentée naguère comme une vaste station d’essais où l’on examinerait les meilleures façons d’être un homme et en découvrirait de nouvelles. Le fait que cet ensemble de laboratoire travaillât un peu au hasard, que toute direction générale, toute théorie d’ensemble fissent défaut, était une autre question. »

Cette caractérisation rapproche Musil du philosophe Dewey, qui accorde aussi une grande place à l’expérimentation dans les affaires humaines.

Musil décrit les trois essais passés d’Ulrich pour devenir un grand homme : héroïsme, sainteté et génie qui échouent tous trois et aboutissent à lui faire reconnaître le rôle de l’homme moyen. Ulrich au fur et à mesure du déroulement de son existence ne méprise plus l’homme moyen au nom de la génialité, mais souligne les vertus de cette vie moyenne de l’homme moyen. La notion d’« homme sans qualités » liée aux statistiques.

Dans un passage du roman, au poste de police, Ulrich fait une expérience particulière : ses caractéristiques sont renvoyées à des catégories impersonnelles (nom, prénom, âge, profession, couleur des yeux, forme du visage) qui permettent de faire ders statistiques, si bien que la valeur que l’individu accorde à son nom et même à son visage semble disparaître. Est ainsi renouvelée la conception de l’individu. Et de manière générale, selon Musil, la psychologie permet de reconnaître tout ce qu’il y a d’impersonnel dans ce qu’on appelle la personnalité : les lois de son devenir, l’influence de l’entourage, ses structures, autrement dit « les lois de la personnalité ».

Si on ajoute à cela l’utilisation de l’anthropométrie et plus largement celle des statistiques, il ne reste alors plus rien de la conception traditionnelle de l’individu. Cela aboutit à un progrès dans la connaissance de l’individu : la modification de l’idée que l’on se fait du moi et de la personnalité, et pour l’individu, la modification de l’idée qu’il se fait de lui-même, de ses caractéristiques, autant physiques qu’intellectuelles et morales. Ainsi, la désindividualisation de l’homme par les lois scientifiques établies sur des statistiques, combinée par ses échecs répétés dans le projet de devenir un grand homme en viennent à changer la vision qu’Ulrich se fait de l’homme et à réévaluer la conception qu’il se fait de l’homme moyen.

Toutefois, si Musil semble voir un progrès dans la connaissance de l’individu, il est à noter qu’Ulrich, sur la question du progrès, défend une position intermédiaire entre celle du personnage d’Hans Sepp qui refuse toute idée de progrès et celle de Léon Fischel qui défend l’existence du progrès. Ulrich distingue le progrès de l’ensemble du progrès dans le détail, pour soutenir que si on observe bien des progrès dans de nombreux domaines de l’existence, personne n’a le sentiment du progrès en général. Aussi P. Fasula propose-t-il de lire le roman de Musil comme un « un inventaire des possibilités humaines », ce qui serait une façon d’envisager ces possibilités différentes de celles de l’histoire qui semble condamnée à voir nécessairement un progrès ou une régression dans les changements qui adviennent. Par ce geste d’inventorier, Musil participe de cette relativisation du mode historique de représentation, qu’on trouve aussi chez Wittgenstein   .

La mystique et l’amour comme solution au problème de la vie juste

L’auteur souligne deux faits importants dans la deuxième partie du roman : la mort du père et la rencontre avec sa sœur, Agathe. Agathe et Ulrich décident de vivre ensemble et se retrouvent dans cette renonciation au monde, contrariée un temps par leur père. Ce geste de se couper du monde apparaît à Ulrich comme le début d’une réponse à la question de la conduite de la vie. Dans le premier moment de leur cohabitation, le frère et la sœur se tournent vers une forme de voie mystique particulière puisque non religieuse. Puis, cette vie mystique se change en un amour qu’Agathe décrit ainsi :

« Elle parla de cet état particulier d’accroissement de la réceptivité et de la sensibilité qui produit, à la fois, une surabondance et un reflux des impressions, état d’où l’on retire le sentient d’être lié à toutes les choses comme dans le fluide miroir d’une étendue d’eau, celui aussi de donner et de recevoir sans que la volonté y soit pour rien ; ce sentiment merveilleux, commun à l’amour et à la mystique, que le dehors et le dedans, ayant perdu leurs limites, sont devenus illimités (…) « pour une fois dans notre vie, répondit Agathe avec une résolution exaltée, tout ce que l’on fait se produit pour un autre. C’est pour lui qu’on voit le soleil briller. Il est partout, on n’est nulle part. Il ne s’agit pas pour autant d’un égoïsme à deux, puisqu’il en va exactement de même pour l’autre. Finalement, les deux sont à peine l’un pour l’autre, il ne reste plus qu’un monde fait pour deux seuls êtres, un monde d’approbation, d’abandon, d’amitié et de désintéressement ».

Avec ces façons de vivre, il se produit à chaque fois une modification du rapport au monde, ainsi qu’une abolition des séparations, des limites. Pour eux, il ne s’agit pas de rompre avec les possibilités de vie les plus répandues en se détourant du monde et en adoptant une vie mystique, mais de la création d’une nouvelle vie, qui n’est pas une possibilité, mais quelque chose d’interdit.

En outre, Pierre Fasula montre qu’au début du roman Ulrich ne s’aime pas et qu’avec l’arrivée d’Agathe Ulrich retrouve son amour de soi. Et ce qui importe dans l’amour, ce ne sont ni les sensations qui vont avec ni le sentiment lui-même. L’important dans l’amour, c’est qu’il est le nom que nous donnons à ce qu’il y a de plus important. Ainsi, pour Ulrich, se rendre compte qu’il aime Agathe, c’est reconnaître quelque chose d’important dans sa vie. Or, c’est parce qu’il n’aimait rien en particulier qu’il pensait pouvoir mener tout aussi bien telle vie que telle autre. Mais maintenant qu’il aime, apparaît ce qui importe dans sa vie : Agathe. Peu importe le reste, ces multiples possibilités de vie qui l’attiraient mais qu’il n’arrivait pas à départager. « L’amour oriente l’existence de celui qui aime ». Et l’amour d’Ulrich pour sa sœur est tel qu’il éclipse les possibilités de vie qui pouvaient l’attirer mais sans réussir à en choisir une qui le satisfasse. Il fait disparaître le problème de la vie qui était le sien, cette pensée qu’il pouvait tout aussi bien mener telle vie que telle autre, comme s’il devenait aveugle au problème du principe de raison insuffisante. Ulrich et Agathe sont convaincus qu’ils doivent vivre comme ils vivent pour mener une vie juste, même si aux yeux des autres elle paraît ne pas l’être. Ulrich est si saisi par la présence de sa sœur, que la question des raisons ne se pose plus pour lui.

Ce bref ouvrage a ainsi le mérite de proposer une réflexion mêlant littérature et philosophie sur une question importante de la philosophie traditionnelle, tout en proposant une clé de lecture de ce riche mais complexe chef d’œuvre qu’est L’Homme sans qualité.