Sylvain Guéna présente différents aspects de la pensée sociale et politique de Jacques Maritain, dans son temps et dans le nôtre.

Sylvain Guéna est, entre autres, spécialiste de l’œuvre de Jacques Maritain. Cependant il ne cherche pas à écrire une somme sur Maritain, ni une présentation exhaustive de sa philosophie politique. Dans Maritain ou la libération des vérités captives, il choisit « de mettre l’accent sur le caractère novateur, créateur, parfois radical de la philosophie politique et sociale de Maritain ».

Une citation de la Lettre sur l’indépendance sert de guide à cette étude : « Si l’on croit à la possibilité d’une politique authentiquement vitalement chrétienne, alors le devoir temporel le plus urgent est de travailler à l’instaurer. Et le plus grand mal serait de la laisser prescrire. » Autrement dit, c’est son rapport singulier avec le grand penseur catholique qui sert de matrice à son travail, qu’il lui arrive de décrire comme un « témoignage » de « [s]on Maritain », restitué dans contexte autobiographique.

En effet l’itinéraire spirituel et politique de Maritain est complexe, et la façon dont il a été perçu est loin d’être univoque. On distingue plusieurs Maritain dans la réflexion et les actions qui furent les siennes. Un premier Maritain, moins méconnu depuis les travaux de Lucien Mercier et Florian Michel, profondément hostile à la bourgeoisie dont il provient s’engage dans un socialisme proche de celui de Jaurès.

Un second Maritain se dresse en 1906, après son baptême conjoint à celui de Raïssa (son épouse) et Véra (sa belle-sœur), avec Léon Bloy comme parrain, animé d’une foi nouvelle et radicale. Il découvre Thomas d’Aquin et s’engage dans l’Action Française contre une IIIème République très anticléricale. Il publie alors des ouvrages dans lesquels il analyse ce qui serait à l’origine de l’athéisme des Temps modernes (par exemple dans Antimoderne ou Trois réformateurs). Cet engagement fait débat : s’agit-il d’une réelle communauté de vue avec Maurras, avec lequel il partage un antimodernisme antilibéral, ou d’une sorte de malentendu idéologique ?

Le troisième Maritain, de la maturité véritable, rompt avec l’Action Française après sa condamnation par le pape Pie XI en 1926 avec Primauté du spirituel qui s’oppose au « Politique d’abord » maurrassien, et construit sa pensée sociopolitique chrétienne comme un Humanisme intégral, une réponse aux totalitarismes, dont il a aperçu très tôt les dangers, qui ne s’accommode pas du capitalisme. La chrétienté qu’il souhaite voir apparaître, bien loin de se vouloir un retour au Moyen Âge chrétien, se construit comme une nouvelle réalisation temporelle, fondée non pas sur l’argent considéré comme fin en soi, comme dans le capitalisme, mais sur un humanisme de l’incarnation dont le type ne serait ni le héros, ni l’honnête homme, mais le saint. Le saint ici envisagé est essentiellement investi d’une mission temporelle : il n’est pas une figure du retrait du monde, mais agit dans le monde, avec les non chrétiens pour un monde idéal de justice.

L’ouvrage est constitué de quatre parties qui abordent successivement le rôle de la pauvreté évangélique dans la pensée de Maritain, les dialogues et convergence que S. Guéna repère entre son œuvre et celles d’autres penseurs (Péguy, Mounier, Orwell), la volonté maritanienne d’agir dans le monde temporel articulé à un engagement spirituel et à une lucidité sur la misère morale de l’homme et la Shoah.

Contre les bourgeois : Maritain et l’exigence chrétienne d’ « exister avec le peuple »

Dès son engagement socialiste initial, Maritain se place du côté des exploités. Converti au christianisme par Léon Bloy, il fait sienne sa critique d’une dénaturation du christianisme par les bourgeois qui en font une religion d’apparat. Comme l’écrit S. Gunéa : « Bloy leur [à jacques et Raïssa] montre le visage d’un christianisme authentiquement vécu, antibourgeois »   . Aussi Maritain sera-t-il toujours hostile à la bourgeoisie et à la façon bourgeoise de considérer le monde et le christianisme : « les chrétiens ont failli à leur devoir, leur mission de chrétien, en se solidarisant – par crainte de l’athéisme et de l’anticléricalisme – avec le monde « bourgeois ». Les partisans de la démocratie ont manqué de fidélité à l’esprit démocratique en séparant hermétiquement leur vie personnelle et leur vie sociale. La société capitaliste bourgeoise est une société d’athéisme pratique »   .

Cette façon de voir l’entraîne à l’exigence d’« exister avec le peuple », selon une formule centrale qu’il faut interroger. Que représente ce peuple ? S’il y a toujours un danger de voir poindre le populisme quand on invoque le peuple, tel n’est pas le cas de Maritain, pour qui le peuple n’est une instance de légitimation politique, ni une multitude, ni même le prolétariat des marxistes. Maritain appelle peuple « la communauté centrée sur le travail manuel – ce qu’on appelle parfois les « classes laborieuses » - entendons la communauté constituée par la masse du travail manuel, ouvrier et paysan, et par les divers éléments qui se trouvent, de fait, moralement et socialement solidaires de celle-ci ».  Ainsi le peuple apparaît chez Maritain, ainsi que le souligne S. Guéna, comme une communauté réunie par le travail, un type de travail équivalent – principalement manuel – mais aussi par d’autres caractéristiques :

« un certain patrimoine historique qui s’y trouve joint, de douleurs, d’efforts et d’espoir – la dimension du passé et de la mémoire intervient ici -, et par une certaine vocation et un certain comportement intérieur et moral – la dimension de la conscience intervient aussi -, par une certaine manière de comprendre et de vivre la souffrance, la pauvreté, la peine, et avant tout le travail lui-même, et comment un homme doit en aider un autre ou en corriger un autre, regarder la joie et la mort, être de la masse anonyme et y avoir son nom ; par une certaine manière d’être "toujours les mêmes qui se font tuer" ».

Ce peuple semble un résidu de la chrétienté qui a conscience de vivre en communauté avec d’autres avec lesquels il partage des habitudes et des valeurs, des façons de voir le monde et d’y travailler - et la conviction d’être utilisé par des individus ou des forces qui n’en font pas partie.

S. Guéna remarque également qu’ « exister avec est une catégorie éthique. Ce n’est pas vivre physiquement avec un être ou de la même façon que lui ; et ce n’est pas seulement aimer un être au sens de lui vouloir du bien ; c’est l’aimer au sens de faire un avec lui, de porter son fardeau, de vivre en connivence morale avec lui, de sentir avec lui et de souffrir avec lui ». Autrement dit, il ne s’agit pas simplement de glorifier, en romantique, l’âme populaire ou son héroïsme dans telle ou telle situation, mais de partager ce qu’il ressent son prétendre le savoir, de l’extérieur, se laisser toucher par lui, enseigner par lui, vouloir diminuer ou apaiser certains de ses maux. Il s’agit de ne pas décider pour et à la place du peuple ce qu’il devrait vouloir, de l’extérieur parce qu’on prétendrait savoir ce qui est bon pour lui, mais, à son contact, en l’observant et en discutant avec lui, d’écouter ce qu’il a à dire. On comprend dès lors la formidable actualité de cette pensée martanienne.

On comprend alors du même coup son rejet du capitalisme, que synthétise ainsi S. Guéna : « pour Maritain, ce n’est pas le caractère privé de la propriété des biens de production qui pose problème, ni le capital en lui-même ; mais le principe de la fécondité de l’argent. Chercher à faire des bénéfices est chose évidente et normale. Enrichir une entreprise, comme enrichir un État est une bonne chose. Le problème n’existe que dans l’usage affecté à ses capitaux. Si ces capitaux ne servent qu’à en créer d’autres, à l’infini, par des moyens toujours plus sophistiqués, le vice s’introduit alors dans la machine. » En digne filleul de Bloy, Maritain ne rejette pas l’argent en tant que tel, mais il refuse absolument qu’il soit une fin en soi alors qu’il doit se cantonner au rôle du moyen.

Inspirations et convergences

S. Guéna propose également de croiser les analyses de Maritain avec celles de penseurs dont il fut proche, comme avec celle d’auteurs qu’on tiendrait pourtant a priori plus éloignés de ses considérations sociopolitiques. L’auteur met en regard certaines convergences entre les pensées de Péguy et celles de Maritain : convergences d’autant plus intéressantes que Maritain s’est contredit au sujet de l’influence de Péguy – qu’il connut bien – sur lui : Maritain confesse l’influence de Péguy, même si le nom n’apparaît pas souvent sous sa plume, mais peut aussi soutenir qu’il n’a pas eu d’influence sur lui. Dans de minutieuses comparaisons, S. Guéna examine leur passion commune pour le peuple, même s’ils ne sont pas de la même origine sociale, leur lutte commune contre l’antisémitisme, leur importance spirituelle dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Quant à ce qui s’apparente à une « révolution spirituelle », qui passe par une opposition péguyste aux « curés » et par une réappropriation par Maritain de la distinction péguyste entre « mystique et politique », tous deux tombent, semble-t-il d’accord : le spirituel doit ensemencer dans le champ temporel.

Entre Maritain et Emmanuel Mounier, qui furent très proches au moment de la fondation de la revue Esprit et lors de la préparation de ses premiers numéros, l’élément commun le plus fondamental, aux yeux de S. Guéna qui a édité leur correspondance complète, est la primauté du spirituel. S’il y eut parfois des désaccord entre les deux hommes   , ils partageaient profondément un objectif commun : l’engagement chrétien dans la cité jusqu’à la rupture avec le système établi s’il le fallait. De la même façon, ils partageaient une lucidité politique et un constat commun : il est nécessaire d’engager une lutte intellectuelle et spirituelle contre le totalitarisme, tout en condamnant les ravages causés par le libéralisme capitaliste et en ressentant du dégoût face à une société fondée sur l’argent.

De façon plus originale, S. Gunéna esquisse des points de rapprochement entre Maritain et Orwell qui le connaissait mieux qu’on pourrait spontanément le croire : une commune lucidité à l’égard des totalitarismes, dont La Ferme des animaux et 1984 témoignent chacun à leur façon avec force, et une conception, chez Orwell, de la droiture morale de l’homme commun qui se révèle proche de l’« exister avec le peuple » de Maritain.

Les formes de la contestation

Maritain fut également très intéressé et interpelé par la non-violence prônée par Gandhi. Mais il en perçoit les limites. S’appuyant sur l’analyse de Thomas d’Aquin, pour lequel la force véritable se trouve non pas dans l’acte d’attaquer, mais dans celui de supporter, souffrir fermement, Maritain fait voir que si je veux lutter sans violence, je dois donc faire un travail sur moi-même qui prive l’opposant de toute raison d’attaquer, puisqu’il n’a face à lui aucune résistance physique, mais place le violent devant sa conscience. Tout se passe comme si ma violence signifiait à mon adversaire « je ne t’ai rien fait, et toi tu t’apprêtes à me faire mal, à faire le mal ». S. Guéna souligne qu’il s’agit d’être assez fort pour recevoir une souffrance qui n’est pas méritée plutôt que de l’infliger à autrui, ce qui est supposé avoir comme effet que la spirale du mal prenne fin dans ce sacrifice consenti.

Mais ce que remarque Maritain, attentif à la singularité des régimes totalitaires, c’est que la non-violence de Gandhi n’est pas toujours efficace : « en fait les succès de Gandhi ne furent possibles qu’étant donné l’arrière-plan de liberté relative accordée aux indigènes par l’administration britannique en vertu tout à la fois d’une vieille tradition libérale aristocratique et la croyance cynique erronée à une utilisation possible de Ghandi. » En effet, la démarche de Gandhi ne peut être efficace que dans un pays relativement démocratique, ça n’aurait sans doute pas fonctionner dans un pays totalitaire.

Aussi Maritain s’intéresse-t-il à d’autres formes de protestations politiques ou sociales et en particulier à celles que met en œuvre Saul Alinsky, qui consacra sa vie à la défense des opprimés, non à la manière traditionnelle en les prenant en charge, mais par la prise de conscience progressive et l’organisation : il utilise boycotts de magasins, grève contre les patrons et les propriétaires, sit in, organisations de piquets dénonçant les injustices. Il faut passer en revue les moyens disponibles et voir lequel marchera le mieux sans porter atteinte à la morale.

En effet, Maritain chercha à trouver des voies de contestation autres que la révolution telle que l’entendaient les marxistes – et le lot de violence et d’athéisme qu’elle charriait. Ce qui effraie Maritain, c’est l’idée d’un changement radical du monde et la confusion faite dans l’esprit des révolutionnaires entre des réalisations temporelles et la visée spirituelle et religieuse de l’être humain. Le messianisme révolutionnaire est l’âme de l’opposition de Maritain à ce concept politique et la révolution est dangereuse car elle met au service de sa cause des énergies d’un autre ordre. Maritain écrit ainsi :

« Qu’on nous permette d’attirer l’attention sur la différence qu’il y a entre user d’un mot comme nom commun (une révolution, des révolutions), ou comme nom propre ou personnel (La Révolution). Dans le second cas le mot révolution se trouve chargé d’un sens historique bien défini et il fait partie de l’héritage d’une certaine famille d’hommes, de ceux qui ont voulu le plus ardemment instaurer le règne de l’humanisme anthropocentrique, et dont les communistes sont actuellement les représentants les plus typiques ».

Certes, le monde moderne bourgeois est à changer ; et les désirs de changement radical sont bien légitimes, tant est détestable l’ordre établi. Comme le formule S. Guéna commente : « Le monde issu de la renaissance et de la Réforme, en faisant de l’homme un univers fermé sur lui-même, a accouché d’un système économique égoïste et inhumain : le capitalisme qui ne recherche que le profit pour les possédants et surtout ignore le bien commun ». Mais la violence de l’histoire, fut-elle portée par un projet révolutionnaire, fait de nombreuses victimes. Et on doit à l’analyse de S. Guéna de bien belles pages sur la distinction maritainienne entre les saints qui savent ce qu’est la justice de Dieu, « persécutés à cause de la justice » dont ils rendent témoignage, comme l’a annoncé Jésus prévoyant les persécutions de ceux qui le suivraient, et les autres.

Les premiers savent pour quoi ils meurent et trouvent dans cette cause une forme de consolation, qui fait qu’ils échappent à une agonie privée de tout sens. A l’inverse, les autres vivent une épreuve encore plus terrible puisqu’ils sont les victimes innocentes des crimes politiques. Rien ne les console ni ne leur permet de trouver un sens à ce qui leur arrive. Comme le note Maritain :

« Je ne parle pas de ceux qui, par toute l’Europe, ont agonisé dans les prisons et dans les camps, ont été fusillé comme otages, ont péri dans les tortures, parce qu’ils avaient résolu de tenir tête au vainqueur : ceux-là savaient pourquoi ils souffraient et pourquoi ils mourraient. Ils avaient voulu la lutte et la résistance, ils ont donné leur vie pour la liberté, pour la patrie, pour la dignité humaine. Je parle de tant de pauvres êtres qui n’avaient rien fait, que leur humble besogne ordinaire, et sur lesquels, en un instant, la mort s’est jetée comme une bête. Immolé par les caprices de la guerre et de la férocité, - persécutés non pour la justice, à laquelle ils ne songeaient même pas, mais pour l’acte innocent de leur simple existence en un point malchanceux de l’espace et du temps. »

Sylvain Guéna livre ainsi un ouvrage clair, qui, sans prétention à l’exhaustivité, fait saillir ce qui dans la pensée sociopolitique de Maritain, pourrait nourrir la réflexion actuelle, moins en ce qu’elle recèlerait un contenu caché intemporel et toujours juste qu’en ce qu’elle serait porteuse d’une exigence de ne jamais transiger avec ce avec quoi il ne faut pas transiger. Une pensée qui prend toujours conscience que les visions manichéennes sont rarement justes, et que l’effort qu’on prétend faire pour éviter ce qu’on considère comme le pire ne doit pas tendre à la complaisance envers ce à quoi on ne devrait que se résigner tout en en dénonçant les excès et les perversions.